Prendre soin, ou la santé en question

La santé elle-même est devenue une source d’angoisse et le « bien-être » une affaire pressante de responsabilité individuelle. Que l’environnement bâti puisse nous rendre malades est devenu une évidence, et il est donc tentant de croire que l’architecture ou l’urbanisme peuvent aussi nous guérir : en soignant ou apaisant notre corps, en contribuant à évacuer notre stress, ou en favorisant notre (re)mise en forme. Ce dossier explore les liens entre la santé et l’architecture, les types possibles d’intervention et les principes particuliers qui les sous-tendent. On y contemple également l’éventualité désagréable que nos meilleures intentions ne puissent en fait qu’engendrer de nouvelles complications.

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Corpus sanum in domo sano

Texte d’Annmarie Adams

Le précepte Corpus sanum in domo sano – « Un corps sain dans une maison saine » – est au coeur du mouvement en faveur de la salubrité domestique qui est apparu en Angleterre à la fin du XIXe siècle. Un simple survol des publications de l’époque – magazines, ouvrages pratiques destinés aux femmes, textes sur la médecine, manuels de plomberie, catalogues divers – révèle l’importance accordée par la classe moyenne à une architecture domestique saine entre 1870 et 1914.

Le mouvement en faveur de la salubrité domestique est un prolongement tardif du courant de réforme de la santé publique de l’époque victorienne1. Au milieu du XIXe siècle, les hygiénistes britanniques avaient concentré leurs efforts sur l’amélioration de la salubrité des logements ouvriers et des villes où des travaux à grande échelle avaient été entrepris2. Horrifiés par les quartiers surpeuplés, les égouts à ciel ouvert charriant des immondices, l’insuffisance de l’alimentation en eau dans un, grand nombre de villes industrielles, les réformateurs de la santé publique et les critiques de la société – dont Edwin Chadwick, Henry Mayhew et Friedrich Engels – avaient étudié les conditions d’hygiène régnant dans les quartiers ouvriers des centres urbains. Les résultats troublants qu’ils avaient obtenus et les deux épidémies de choléra que Londres avait connues, en 1832 et en 1848, avaient provoqué les travaux publics importants des années 1850 et 1860. L’ingénieux réseau d’égouts inventé par Joseph Bazalgette pour la ville de Londres, l’aménagement des berges de la Tamise et la suppression des taudis dans de nombreuses villes britanniques ont par la suite servi de modèle aux disciples de la réforme de la santé publique à travers le monde. Ainsi, au Canada et aux États-Unis, la réforme urbaine s’est faite à la manière britannique, en deux étapes : d’abord une étude de la ville, ensuite un changement financé par l’État3.

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  1. Nancy Tomes a constaté ce phénomène dans son analyse historico-médicale du mouvement américain en faveur de la salubrité domestique. Vair Nancy Tomes, « The Private Si de of Public Health: Sanitary Science, Domestic Hygiene, and the Germ Theory, 1870-1900 », Bulletin of the History of Medicine, vol. 64, no 4 (hiver 1990), p. 510. 

  2. La réforme de la salubrité des logements ouvriers en Angleterre au XIXe siècle a fait l’objet de nombreuses études. Voir Asa Briggs, Victorian Cities, Harmondsworth, Penguin Books, 1985; John Burnett, A Social History of Housing: 1815-1970, Newton Abbott, David and Charles, 1978; M.J. Daunton, House and Home in the Victorian City: Working Class Housing, 1850-1914, Londres, Edward Arnold, 1983; H.J. Dyas et Michael Wolff (dir.), The Victorian City: Images and Reatities, 2 vol., Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973; S. Martin Gaskell, Model Housing: From the Great Exhibition to the Festival of Britain, Londres, Mansell, 1987; Enid Gauldie, Cruel Habitations: A History of Working-Class Housing, 1780-1918, Londres, Allen and Unwin, 1974; Francis Sheppard, London 1808-1970: The Infernal Wen, Berkeley, University of California Press, 1971. Sur l’influence de la photographie sur la réforme urbaine, voir Eve Blau, « Traces du réel: la photographie et la transformation des premières villes industrielles », dans Eve Blou et Edward Kaufman (dir.), L’architecture et son image, Montréal, Centre Canadien d’Architecture, 1989, p. 36-57. 

  3. Au sujet de la réforme urbaine au Canada, voir Paul Rutherford, « Tomorrow’s Metropolis: The Urban Reform Movement in Canada: 1880-1920 », dans Gilbert A. Stelter et Alan F. J. Artibise (dir.), The Canadian City: Essays in Urban and Social History, Ottawa, Carleton University Press, 1984, p. 435-455. Sur la réforme de la santé publique aux ÉtatsUnis, voir John Duffy, The Sanitarians: A History of American Public Health, Urbana, University of Illinois Press, 1990 et Barbara G. Rosenkrantz, Public Health and the State: Changing Views in Massachusetts, 1842-1936, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1972. 

Vers 1870, les hygiénistes britanniques s’intéressent plutôt à la santé de la classe moyenne et modifient leur façon de présenter la réforme de la santé. Au lieu d’imposer des améliorations sous forme de règlements municipaux, ils tentent de convaincre les gens de la classe moyenne, généralement instruits, de veiller eux-mêmes à leur santé en appliquant à la maison des règles de propreté. C’est grâce à ce programme d’éducation personnelle que sont jetés les fondements d’une science nouvelle, l’« hygiène1 ».

Comme bon nombre d’historiens de la médecine et de la société l’ont constaté, ce changement d’attitude reflète une perception radicalement différente de la maladie. Avant la période victorienne, la maladie et la mort étaient généralement considérées comme les corollaires d’une conduite inconvenante ou inappropriée; les médecins de l’époque victorienne, quant à eux, attribuent la propagation des maladies à des causes environnementales plutôt que morales. L’historien James Walvin constate l’effet crucial de ces idées nouvelles et note: «  [ … ] croire que pauvreté et maladie dépendaient des faiblesses de l’individu équivalait à dire qu’il était presque impossible d’enrayer ces fléaux. En situer les causes (en grande partie, sinon en totalité) dans l’environnement signifiait au contraire que l’on pouvait améliorer l’état de santé en changeant l’environnement2.  »

Les pouvoirs publics s’efforcent de communiquer à la population les moyens d’assainir les maisons : des cours d’hygiène sont dispensés dans la plupart des écoles anglaises; dès 1870, l’hygiène fait l’objet de commissions royales d’enquête et des agences gouvernementales se penchent sur le sujet; enfin, les instituts sanitaires dans les villes anglaises sont chose courante. C’est à travers l’architecture de la maison – son inspection sanitaire, son réagencement et même sa redécoration – que les gens de la classe moyenne démontrent leur maîtrise des principes d’hygiène et, incidemment, se réapproprient leur corps.

La profession médicale définit dès le début les paramètres du mouvement. Edmund Alexander Parkes est souvent considéré comme le fondateur de la « science de l’hygiène moderne3 ». Le Parkes Museum of Hygiene de Londres, établi pour poursuivre son oeuvre de pionnier, est fondé en 1877 à sa mémoire. Un autre médecin influent, le Britannique Benjamin Ward Richardson, donne des conférences sur la salubrité domestique. Bien que des architectes, ingénieurs, plombiers, fanctionnaires municipaux, socialogues, écrivains et profanes aient contribué à l’essor du mouvement, les hygiénistes sont, dans les années 1870, un groupe uni et très en vue, dont les objectifs communs empruntent principalement au discours médical.

Les médecins orientent le mouvement hygiéniste, mais la pratique médicale subit elle aussi, dans son rapport avec le milieu urbain, l’influence de la réforme de la santé. Comme la nouvelle science de l’hygiène se fonde sur la notion de la santé comme sujet d’intérêt public, elle exige d’emblée que la définition de la maladie s’applique non seulement à l’individu, mais aussi à la collectivité. Les médecins hygiénistes ne se limitent plus à l’étude du corps humain comme siège des maladies mais cherchent à comprendre comment l’espace entre les corps permet la transmission de ces maladies4. Leur champ d’intérêt s’élargit du corps à la pièce, puis à la maison, à la rue, à la ville, à ces espaces visibles, observables, à partir desquels ils peuvent consigner des données et tenter d’enrayer la propagation sournoise des maladies dans l’air, l’eau, les murs, les rues, les corps et les objets.

Appliquant leur connaissance de la physiologie aux espaces urbains, les médecins introduisent un nouveau domaine d’expertise en architecture. Beaucoup d’entre eux, partisans du mouvement en faveur de la salubrité domestique, deviennent en un sens des « médecins-architectes » à qui l’on réclame un diagnostic afin de « traiter » et « soigner » un bâtiment, tout comme un médecin traite habituellement un patient. Ils sont nombreux à dessiner des plans de bâtiments. John Drysdale, par exemple, conçoit en 1861 les plans d’une maison en banlieue de Liverpool; en 1867, son collègue John Williams Hayward adapte son système de ventilation à un site urbain5. Benjamin Ward Richardson crée « Hygeia », une ville de la Santé, en 18766. Deux médecins, George Vivian Poore en Angleterre et « Dr Frank » aux États-Unis, agissent comme architectes-conseils et décident du choix des matériaux de construction et de l’orientation à donner aux futurs bâtiments. Leur prétendue expertise dans l’évaluation des rapports délicats entre le bien-être des occupants et l’environnement, se présentant comme une approche plus « scientifique » de l’architecture, est de nature à séduire une classe moyenne en quête de solutions à des problèmes de salubrité apparemment insolubles.


  1. Beaucoup d’historiens ont constaté que la recherche assidue du bien-être personnel a eu beaucoup d’impact sur la classe moyenne au XIXe siècle. Voir Asa Briggs, « Samuel Smiles and the Gospel of Work », dans Victorian People: A Reassessment of Persons and Themes 1851-67, Chicago, University of Chicago Press, 1972, p. 116-139 et Walter E. Houghton, The Victorian Frame of Mind 1830-1870, New Haven, Yale University Press, 1974, p. 237-239. Quant à l’accent mis sur les efforts personnels dans le contexte de la réforme de la santé publique, voir Regina Markell Morantz, « Nineteenth Century Health Reform and Women: A Program of Self-Help », dans Guenter B. Risse, Ronald L. Numbers et Judith Walzer Leavitt (dir.), Medicine Without Doctors: Home Health Care in American History, New York, Science History Publications, 1977, p. 73-93. 

  2. James Walvin, Victorian Values, Londres, Cardinal, 1987, p. 34. Notre traduction [dorénavant (Trad.)]. 

  3. Voir l’entrée « Parkes, Edmund Alexander », dans The Dictionary of National Biography, 1964. 

  4. La préoccupation environnementale de la médecine victorienne se manifeste par l’usage grandissant de cartes dans les rapports sur la santé publique. Voir James Elliot, « Medical and Social Mapping », dans The City in Maps: Urban Mapping to 1900, Londres, British Library, 1987, p. 78-81; S. Jarcho, « Yellow Fever, Cholera, and the Beginning of Medical Cartography », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, vol. 25, 1970, p. 131-142. 

  5. Les plans, coupes et descriptions de ces maisons ont été publiés dans J. Drysdale et J.W. Hayward, Health and Comfort in House Building, Londres, Spon, 1876. 

  6. Benjamin Ward Richardson, Hygeia, a City of Health, Londres, Macmillan, 1876. Voir James H. Cassedy, « Hygeia: A Mid-Victorian Dream of a City of Health », Journal of the History of Medicine and Allied Sciences, vol. 17, 1962, p.217-228. 

Thomas Pridgin Teale, un chirurgien de Leeds, est le type même du « médecin-architecte » en faveur d’une architecture domestique saine. Après avoir vérifié la salubrité de sa maison, il étend sa pratique à l’évaluation des maisons de ses patients. Dans son introduction à Dangers to Health de 1878, aujourd’hui un classique du genre, il écrit: « Beaucoup de médecins de cette ville ont récemment entrepris d’assainir leur propre maison [ … ] maintenant qu’ils connaissent mieux les causes potentielles des maladies de leurs patients1. » Teale croit que plus du tiers des maladies est attribuable à de mauvaises canalisations, ce qui le convainc de publier un livre « sur un sujet qui, de prime abord, semble s’écarter de ma pratique2 ». Comme les médecins en étendant leurs activités à l’architecture outrepassent les limites de champs de compétences depuis longtemps établis, ils influencent profondément la façon dont la population perçoit l’architecture.

Les médecins tentent de consolider leur autorité dans ce domaine en jetant le discrédit sur ceux qui sont traditionnellement chargés de construire : les architectes, les ingénieurs, les entrepreneurs et les plombiers. Ils estiment que, contrairement à la profession médicale, la pratique de l’architecture ne repose pas sur des principes « scientifiques ». Aussi s’efforcent-ils d’organiser la maison, tout comme la médecine moderne a organisé le corps humain3. Benjamin Ward Richardson affirme même qu’une approche « scientifique » de la maison est le but premier du mouvement hygiéniste4.

Dénoncer la mauvaise qualité du travail de certains architectes est la préoccupation majeure des médecins. « Une fois que nous avons découvert ce qui ne va pas, dit Teale, nous avons résolu plus de la moitié du problème5.  » Son livre, destiné au profane, renseigne le lecteur sur la façon de détecter le travail bâclé des professionnels de la construction. L’auteur estime que les canalisations sont à l’origine de la plupart des problèmes, mais il donne aussi des moyens de vérifier si la ventilation et l’éclairage sont adéquats. Teale insiste surtout sur la qualité de la construction: « II n’y a probablement pas, dans tout le royaume, de travail plus mal fait que celui qui touche les canalisations et les tuyaux de nos maisons, peut-être parce que ces composantes sont cachées. Ce que nous réussissons le mieux, dans tout le royaume, c’est sans doute la locomotive que nous fabriquons pour nos chemins de fer, ou la machinerie que nous exportons de par le monde. Pourquoi en est-il ainsi ? Nous devons fabriquer des machines de qualité mais, en ce qui concerne nos maisons, l’ignorance et l’indifférence font que le travail bâclé passe inaperçu6. »

Cette dénonciation par les hygiénistes de techniques de construction insalubres sème la crainte chez les propriétaires des classes moyennes. À quoi bon embaucher des entrepreneurs, des plombiers ou des architectes si leur prétendue expertise ne sert qu’à tromper des clients sans méfiance ? Si l’on peut résumer l’architecture à des principes fondamentaux exprimés en termes relativement simples, pourquoi alors ne pas construire soi-même sa maison ?

Les architectes défendent leur profession en affirmant que trop de connaissances « scientifiques » nuisent à la pratique de l’architecture. Un journaliste explique: « Si nous posons une question apparemment simple – qu’estce qu’une maison londonienne ? – il ya fort à parier que certains des éminents scientifiques qui aujourd’hui se consacrent avec tant de dévouement à son organisation atteindront sous peu un état d’esprit qui les obligera à renoncer à la protection de leur toit, de crainte d’être empoisonnés par ce qu’ils trouvent dessous7.  »

Les architectes ne tardent pas à souligner les limites des médecins en matière de construction: « En s’arrogeant le droit exclusif de remédier aux anomalies dans les maisons, les hygiénistes font preuve d’imprudence; de fait, l’opposition la plus véhémente pourrait venir de leurs propres collègues. Si un ingénieur se déclarait capable de soigner les malades, l’absurdité de la chose sauterait aux yeux, mais qu’un médecin hygiéniste soutienne qu’il peut résoudre des problèmes de construction et d’ingénierie, cela semble tout naturel8.  »

Le mouvement en faveur de la salubrité domestique a eu des répercussions désastreuses sur le prestige des architectes d’Angleterre. Ces derniers semblent avoir pris activement part à la réforme de la salubrité dans les maisons de la classe moyenne; toutefois, l’influence des médecins les a confinés au rôle de simples consultants, de « techniciens » de la construction réduits à appliquer les principes de leurs rivaux. « C’est uniquement le principe [de la maison qu’il a conçue] que je désire illustrer, dit le médecin George Vivian Poore, et un architecte habile et expérimenté saura certainement en améliorer la réalisation9. »

Les médecins cherchent à obtenir le monopole dons l’évaluation de la salubrité des moisons. Pour convaincre le public qu’ils sont les seuls capables de vérifier la salubrité des constructions, ils laissent entendre que poser un diagnostic ou sujet d’une maison équivaut à en poser un ou sujet d’un patient, travail pour lequel ils sont déjà reconnus. La maison, avancent-ils, est comme le corps humain10. Ils expliquent l’architecture domestique en usant de termes et de techniques de représentation empruntés à la physiologie. Dans la presse populaire de l’époque victorienne, la maison et le corps humain sont tous deux rendus par des images en coupe, afin de montrer l’interrelation de systèmes complexes. Ces dessins mettent l’accent sur la circulation de l’air, de l’eau, des rejets et outres substances dons ces deux structures, ainsi que sur l’interaction de ces éléments. Tout comme les fonctions physiologiques – respiration, circulation et digestion – sont inextricablement liées dons le corps humain, ainsi en est-il, suggèrent les médecins, de la ventilation, des canalisations et de l’alimentation en eau potable dons la maison. Ces schémas paraissent ou profane plus « scientifiques » que les dessins d’architecture; ils montrent des canalisations et des tuyaux qui, normalement cochés, comme le faisait remarquer Teale, ne laissent pas voir la maladie qui les envahit.


  1. T. Pridgin Teale, Dangers to Health: A Pictorial Guide to Domestic Sanitary Defects, Londres, Churchill, 1878, p. 6. (Trad.) 

  2. T.P. Teale, Dangers to Health… , p. 5. 

  3. L’historien Burton Bledstein définit l’apparition de principes distincts comme un aspect important du professionnalisme tel qu’on le conçoit pendant la période victorienne. Voir Burton J. Bledstein, The Culture of Professionalism: The Middle Class and the Development of Higher Education in America, New York, Norton, 1976, p. 88. 

  4. Benjamin Ward Richardson, « Our Homes, and How to Make Them Healthy », dans Shirley Forster Murphy (dir.), Our Homes, and How to Make Them Healthy, Londres, Cassell, 1883, p. 1. 

  5. T.P. Teale, Dangers to Health…, p. 8. 

  6. T.P. Teale, Dangers to Health…, p. 6-7. 

  7. « What is a London House?  », The Architect, 4 décembre 1880, p. 347. (Trad.) 

  8. « Medical Officers of Health v. Sanitary Engineers and Architects », The Sanitary Record, 16 juillet 1888, p. 11. (Trad .) 

  9. George Vivian Poore, The Dwelling House, Londres, Longmans, Green, and Co., 1898, p. 11. (Trad.) 

  10. Magali Sarlatti Larson présente la « négociation d’exclusivitécognitive » comme une caractéristique distinctive du professionnalisme au XIXe siècle. Voir Magali Sarfatti Larson, The Rise of Professionalism: A Sociological Analysis, Berkeley, University of California Press, 1977, p. 15-18, 30-31; pour une étude plus approfondie de la façon dont les architectes américains du XIXe siècle correspondaient au modèle du professionnel proposé par Larson, voir Dell Upton, « Pattern Books and Professionalism: Aspects of the Transformation of Domestic Architecture in America, 1800-1860 », Winterthur Portfolio, vol. 19, nos 2-3 (été-automne 1984), p. 112-114. 

Durham House Drainage Company, New York, fabricant et éditeur. Coupe d’une maison montrant un riseau de canalisation Durham, pages 16-17 dans The Durham Patent System of Screw-joint Iron House Drainage, 1889. ID:89-B6435

Vers les années 1870 et 1880, les distinctions entre la maison et le corps humain s’estompent encore plus; les médecins reprennent la métaphore mois comparent cette fois le corps humain à la maison. Dons un ouvrage de vulgarisation sur la physiologie, The Marvels of Our Bodily Dwelling écrit en 1899, le médecin Mary WoodAllen écrit : « II nous fout imaginer le corps humain comme une maison que nous habitons ou cours de notre passage sur Terre, une maison créée par un architecte divin, avec tout le confort voulu, et dont les différentes pièces, convenablement meublées, remplissent des fonctions précises. C’est une construction merveilleuse, dont le décor exquis surpasse toute architecture créée par l’homme1.  » Wood-Allen pousse la métaphore corpsmaison à l’extrême, affirmant que son idée, loin d’être originale, est « aussi vieille que la littérature » . Sa seule contribution, soutient-elle, est d’avoir « fait le rapport entre la métaphore et les faits scientifiques2 ». Cette analogie corps-maison établie par les médecins partisans de la salubrité domestique se fonde sur la certitude qu’ils ont de l’existence d’un lien tangible entre l’environnement et la santé. À cette époque, les modes de transmission de la maladie sont loin de faire consensus3. Les tenants de la théorie des miasmes croient que l’infection naît spontanément dans les égouts ou les saletés pour être ensuite transportée par l’air vicié; ils sont persuadés que les maisons absorbent les miasmes et les rejettent dans l’air, empoisonnant ainsi les occupants. Les « miasmatistes » s’inquiètent de la bonne aération des pièces, comme le prouvent des images de l’époque où on voit des malades, en particulier des tuberculeux, presque toujours installés à proximité d’une fenêtre ouverte. Les contagionnistes, par contre, soutiennent que la maladie est logée dans l’organisme et se transmet par contact direct. Il est donc naturel qu’ils s’efforcent de résoudre les problèmes liés au surpeuplement4. Les deux théories présentent l’amélioration de l’environnement domestique comme une forme de médecine préventive et engendrent une quasi-obsession au sujet des canalisations.

Ce sont les femmes de la classe moyenne qui héritent du « diagnostic » et du « contrôle » de la salubrité domestique5. Elles sont les alliées les plus sûres des hygiénistes à cause de leur connaissance présumée de la construction de leur maison. « Les hommes de la maison vont et viennent; ils sont peu au fait des taches ménagères, se fient à ce qu’on leur dit et ne sont pratiquement d’aucun secours », affirme Richardson. « Les femmes connaissent tous les recoins du logis, de la cave au grenier, et c’est dans leurs connaissances, leur sagesse et leur habileté que le médecin place ses espoirs6. » Mme Harriette Plunkett, l’une des rares femmes à écrire sur l’hygiène, affirme que si les femmes et les plombiers faisaient leur devoir, on n’aurait pas besoin des médecins. « Sa sphère de responsabilité, affirme-t-elle au sujet de la ménagère, commence là où le branchement d’eau et l’égout de la maison communiquent avec les conduites d’eau de la ville et, en ce qui concerne l’hygiène, s’arrête au sommet de la buse d’aération la plus élevée sur le toit7. » Mme Plunkett exhorte les femmes à s’éloigner des comportements traditionnels qui les empêchent de comprendre «les complexités de la plomberie ». Elle ajoute: « II n’y a rien en hygiène que la femme ne puisse comprendre8. »


  1. Mary Wood-Allen, The Marvels of Our Bodily Dwelling, Ann Arbor, Wood-Allen Publishing, 1899, p. 15. (Trad.) 

  2. M. Wood-Allen, The Marvels of Our Bodily Dwelling, p. 4. 

  3. Pour une étude des conceptions victoriennes de l’infection, voir Ervin Ackerknecht, « Contagionism and Anticontagionism between 1821 and 1867 », Bulletin of the History of Medicine, vol. 22 (sept.-oct. 1948), p. 562-593. Oswei Temkin rend compte de théories antérieures dans « An Historical Analysis of the Concept of Infection », dans The Double Face of Janus and Other Essays in the History of Medicine, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1977, p. 456-471. 

  4. L’historien de la médecine George Rosen signale une troisième théorie, selon laquelle les organismes ont besoin de conditions atmosphériques précises pour devenir infectieux. Cette théorie, dite de la « contagion limitée », est une combinaison des vues « contagionniste » et « non-contagionniste ». Voir George Rosen, « Disease, Debility, and Death », dans The Victorian City: Images and Realities, H.J. Dyos et Michael Wolff (dir.), Londres, Routledge & Kegan Paul, 1973, vol. Il, p. 635. 

  5. Pour une étude plus approfondie de ces distinctions selon les sexes, voir Annmarie Adams, « Architecture in the Family Way: Health Reform, Feminism, and the Middle-class House in England, 1870-1900 », thèse de doctorat, University of California, Berkeley, 1992. Au sujet des femmes et de la réforme de la salubrité, voir Suellen M. Hoy, « ”Municipal Housekeeping”: The Role of Women in Improving Urban Sonitation Proctices, 1880-1917 », dans Martin V. Melosi (dir.), Pollution and Reform in American Cities, 1870-1930, Austin, University of Texas Press, 1980, p. 173-198; Regina Markell Morantz, « Making Women Modern: Middle Class Women and Health Reform in 19th Century America », Journal of Social History, vol. 10, 1977, p. 490-507. 

  6. « Domestic Economy », Englishwoman’s Review, vol. 8 (15 août 1877) p. 350. 

  7. Harriette M. Plunkett, Women, Plumbers, and Doctors or, Household Sanitation, New York, Appleton, 1885, p. 94. 

  8. H.M. Plunkett, Women, Plumbers…, p. 10. 

Dans les années 1880 et 1890, les ouvrages expliquant aux femmes les règles de l’hygiène se multiplient en Angleterre et aux États-Unis1. En général, les hygiénistes recommandent d’effectuer de simples vérifications pour assurer la salubrité de la maison. On peut par exemple vérifier les canalisations en versant de l’essence de menthe dans le drain collecteur à l’extérieur de la maison. Si l’odeur de la menthe est détectée à l’intérieur, cela signifie que la maison est insalubre. Les femmes doivent aussi surveiller la ventilation, la température de l’air ambiant, le degré d’humidité et la pureté de l’eau2. Pour vérifier la qualité de l’air, on tient une bougie devant le trou de serrure d’une des portes à l’intérieur de la maison. Une flamme vacillante indique un air en provenance des canalisations, que certains médecins estiment être à l’origine de la diphtérie, de la typhoïde et de la mystérieuse « fièvre des égouts3 ».

L’intérêt pour la salubrité domestique culmine en 1884, année de l’Exposition internationale sur la santé tenue à Londres. Appelée The Healtheries, l’exposition doit, selon ses promoteurs, célébrer les progrès accomplis, à l’échelle mondiale, dans la recherche sur la science de l’hygiène. Provoquant une affluence inattendue de plus de quatre millions de personnes, l’exposition témoigne de la fascination du public pour l’hygiène, cette nouvelle branche du savoir, et rend compte de la confiance accordée, à l’époque victorienne, aux espaces et aux objets dans l’amélioration de la santé publique.

L’exposition, il va sans dire, réserve une place importante à l’architecture domestique: on y montre deux maquettes en coupe représentant un logement salubre et un logement insalubre. L’une reproduit une maison ordinaire et l’autre, une maison améliorée; suffisamment spacieuses pour qu’on puisse y pénétrer, elles sont conçues pour susciter l’inquiétude du visiteur, en raison de leur ressemblance avec son propre lieu d’habitation4. « Comment cela peut-il être nocif?, fait remarquer un visiteur, nous avons exactement le même type de choses chez nous et ce n’est pas malsain5 !» La présentation laisse même entendre que l’architecte ou le plombier peut avoir à dessein caché dans les murs des éléments nocifs pour empoisonner les occupants de la maison.


  1. Parmi les textes importants écrits expressément pour les femmes, signalons, de Mme Plunkett et Helen Dodd, The Healthful Farmhouse By a Farmer’s Wife, Boston, Whitcomb & Barrows, 1906. Un grand nombre de magazines féminins et d’ouvrages pratiques de décoration donnaient aussi des renseignements sur l’hygiène. 

  2. B. Ward Richardson dresse une liste des responsabilités qui, selon lui, incombent aux femmes dans la recherche d’une bonne hygiène domestique dans « Woman as a Sanitary Reformer », dans Report on the Fourth Congress of the Sanitary Institute of Great Britain, vol. 2, Londres, Office of the Institute, 1880, p. 196. En Angleterre, les femmes de la classe moyenne donnaient des conférences et des conseils sur l’hygiène et la salubrité aux femmes de la classe ouvrière par le biais de la Ladies’ Sanitary Association. Voir S.R.P., Remarks on Woman’s Work in Sanitary Reform, Londres, Jarrold, s.d.; B.R.P., « The Ladies’ Sanitary Association », The English Woman’s Journal, vol. 3, no 14 (avril 1859), p.73-85. 

  3. Sur les dangers attribués aux « émanations provenant des égouts », voir B.W. Richardson, « Our Homes, and How to Make Them Healthy », p. 9-10; « Sewer Gas: Controversies Concerning It and New Means of Disposing of It », The Sanitary Record, 2 juillet 1894, p. 761-762; « Sewer Air », The Sanitary Record, 22 décembre 1894, p. 1266. 

  4. Il n’est resté aucune image de ces maquettes; nous en trouvons toutefois des descriptions dans « Sanitary and Insanitary Dwellings », The Architect, 23 août 1884, p. 116-117; « The Sanitary and Insanitary Houses at the Health Exhibition  », The Builder, 16 août 1884, p. 221-222; The International Health Exhibition Official Guide, Londres, Clowes, 1884, p. 53. Pour une description détaillée, voir Guide to the Sanitary and Insanitary Houses, Londres, International Health Exhibition, 1884. Ce guide a disparu lors du bombardement de Londres durant la Deuxième Guerre mondiale, mais la British library en avait fait des microfiches. Voir 8l-MIC A 8036 (8); sur les autres bôtiments de l’exposition, voir « The International Health Exhibition », The Builder, 3 mai 1884, p. 601-602 et « The Health Exhibition », The Builder, 17 mai 1884, p. 687-688; voir aussi Douglas Galton, « The International Health Exhibition », The Art Journal, nouv. série 4, 1884, p. 153-156, 161-164, 293-296; Ernest Hart, « The International Health Exhibition: Its Influence and Possible Sequels », Journal of the Society of Arts, 28 novembre 1884, p. 35-58; George Augustus Sala, « The Health Exhibition: A Look Around », The IlIustrated London News, 2 août 1884, p. 90-95; The International Health Exhibition Official Guide. 

  5. « The Sanitary and Insanitary Houses at the Health Exhibition », The Builder, 16 août 1884, p. 222. (Trad.) 

Beaucoup de préoccupations actuelles concernant la santé font écho aux hypothèses des hygiénistes britanniques du XIXe siècle. Le débat sur le « syndrome des immeubles hermétiques » – un ensemble de maladies qui seraient engendrées par les tours de bureaux et autres bâtiments modernes - rappelle à bien des égards les forces destructrices attribuées, à l’époque victorienne, aux maisons et aux villes1. Même la symptomatologie associée à l’emploi de certains matériaux, comme le formaldéhyde, rappelle les problèmes de santé causés par l’utilisation de papier peint contenant de l’arsenic, les canalisations sanitaires sans siphon et la mauvaise ventilation des maisons construites au siècle dernier. La recherche de bâtiments salubres dans un esprit « environnemental  » à l’honneur aujourd’hui, loin d’être issue comme on l’a souvent pensé de la crise de l’énergie des années 1970, est en réalité antérieure de plusieurs décennies à l’architecture moderne.

Aujourd’hui, comme à l’époque victorienne, la perception du corps humain oriente notre compréhension de l’architecture. En effet, ce n’est qu’en reconstituant les limites mouvantes entre le corps, la pièce, la maison et la ville que nous réussirons à mieux comprendre les complexités de la vie urbaine.


  1. Pour un compte-rendu de ce débat, voir Madeline Drexler, « Sick-building Syndrome », Boston Globe Magazine, 4 décembre 1988, p. 78; Hal Levin et Kevin Teichman, « Technics Indoor Air Quality – For Architects »,Progressive Architecture, vol. 72, no 3 (mars 1991), p. 52-57. 

Ce texte a été publiée à l’origine dans un livre qui accompagnait notre exposition Corpus sanum in domo sano : l’architecture du mouvement en faveur de la salubrité domestique, 1870-1914, en 1991.

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