Trajets et transferts

Comment les idées et les choses matérielles liées à l’architecture sont-elles transformées durant leurs déplacements, et comment ces mutations affectent notre environnement? En observant le transfert de connaissances d’un lieu à un autre et la reconfiguration physique des communautés au cours du temps, il est possible de mettre au jour le processus de transposition des problématiques architecturales en cette époque d’échanges à l’échelle mondiale.

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« Found in Translation » : Palladio – Jefferson

Photographies de Filippo Romano. Texte de Guido Beltramini

Filippo Romano, photographe. Villa Barbaro, Maser, Italie, 2014. Andrea Palladio, architecte

Filippo Romano, photographe. Barboursville, Virginie, États-Unis, 2014. Thomas Jefferson, architecte

Filippo Romano, photographe. Poplar Forest, Lynchburg, Virginie, États-Unis, 2014. Thomas Jefferson, architecte

Filippo Romano, photographe. Villa Emo, Fanzolo di Vedelago, Italie, 2014. Andrea Palladio, architecte

Filippo Romano, photographe. Monticello, Charlottesville, Virginie, États-Unis, 2014. Thomas Jefferson, architecte

Filippo Romano, photographe. Villa Rotonda, Vicence, 2014. Andrea Palladio, architecte

Filippo Romano, photographe. Pavilion X, Academic Village, University of Virginia, Charlottesville, Virginie, États-Unis, 2014. Thomas Jefferson, architecte

Filippo Romano, photographe. Virginia State Capitol, Richmond, Virginie, États-Unis, 1788. Thomas Jefferson, architecte

Filippo Romano, photographe. Villa Badoer, Fratta Polesine, Italie, 2014. Andrea Palladio, architecte

Filippo Romano, photographe. Villa Foscari, « la Malcontenta », Mira, Italie, 2014. Andrea Palladio, architecte

Une traduction peut souvent révéler des éléments plus profonds d’une culture, de nouvelles significations produites au-delà de la transposition littérale d’un contexte linguistique à un autre. Qu’est-il resté dans l’architecture américaine de la tentative de Jefferson de faire de Palladio le modèle architectural pour la jeune nation? De même, qu’est-ce qui a survécu de l’architecture de Palladio dans sa traduction américaine, brouillée qu’elle fut par un vague classicisme, des éléments idiomatiques de l’architecture britannique ou des références à l’architecture française de l’époque, sans oublier la recherche de plus grande commodité? Les images ici présentées visent à mettre en exergue ce qui fut distinctement formé par ce dialogue architectural. Que peut-on déterminer sans conteste comme les éléments irréductibles du langage palladien qui en font un style reconnaissable malgré les changements de contexte et de climat, ou l’évolution des fonctions et des clients?

Palladio a rendu l’important héritage de l’architecture romaine antique accessible aux architectes de son temps et y parvint principalement grâce à son traité I Quattro Libri dell’Architettura (Les Quatre Livres de l’architecture). Dans le Livre un de l’ouvrage, Palladio présenta le langage des cinq ordres architecturaux. Dans le Livre trois et le Livre quatre, il publia des dessins très minutieux des principaux monuments de l’Antiquité. Bien entendu, à son époque, ces monuments étaient essentiellement des ruines, des fragments, mais les dessins que Palladio publia les décrivaient entièrement reconstruits et partiellement réinventés. On pourrait ici faire appel à la métaphore consistant à dire que les ruines représentaient le « latin architectural » comme une langue morte, alors que les illustrations des Quatre Livres suggéraient que ce « latin » était une langue bien vivante, une langue que l’on pouvait encore parler!

Mais Palladio fit plus que cela : il appliqua ce langage dans le bâtiments qu’il réalisa.

Il est souvent facile, quand on évalue l’héritage palladien dans l’architecture qui suivit la publication du traité, ce qu’on appelle le Palladianisme, de tomber dans les considérations d’ordre très général. Il y a un risque que le palladianisme devienne synonyme de toute architecture vaguement inspirée du classicisme antique. Je me souviens d’avoir eu une discussion animée il y a quelques années, avec un collègue américain, alors que nous travaillions ensemble sur une exposition sur Palladio aux États-Unis : mon collègue décrivait le Capitole de Washington comme étant de style palladien. J’ai tenté de lui montrer que le dôme du Capitole avait été plutôt inspiré de celui de la Basilique Saint-Pierre, conçue par Bramante, et qui fit l’objet d’une publication de Sebastiano Serlio en 1540. Mais rien n’y fit, je n’ai pas pu lui faire changer d’avis!

Je voudrais donc réfléchir ici avec vous sur certains éléments spécifiques du palladianisme au travers d’exemples qui ont véritablement capturé l’essence du mode de conception et de construction de Palladio.

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Un premier exemple est celui de la Villa Emo, paradigme des villas palladiennes et de la façon dont Palladio fusionna la maison de maître, les barchesse (barchessas, ou dépendances) et tous les types de bâtiments inhérents à la production agricole, comme les étables, les écuries, les bâtiments destinés à l’entreposage des réserves alimentaires et au remisage du matériel agricole, sans oublier ceux consacrés à l’élevage des vers à soie.

On doit garder à l’esprit que la villa palladienne ne constituait pas juste une résidence d’été. C’était d’abord un lieu de production agricole, organisé autour des nécessités des travaux des champs. Il va de soi que, même avant l’époque de Palladio, il existait des résidences agricoles, constituées d’une maison de maître, de barchesse, de pigeonniers et de la cour où l’on battait le grain; et tous ces éléments se retrouvent effectivement dans la Villa Emo. La nouveauté, cependant, est que dans la Villa Emo, Palladio donne une unité et une forme d’ensemble à ces différents bâtiments fonctionnels : il les aligne et invente ainsi un nouveau type de bâtiment rural, la villa.

Chose intéressante, cette création d’un nouveau type de bâtiment découle en fait d’une erreur de la part de Palladio : il observa et mesura les ruines du temple d’Hercule Vainqueur à Tivoli, pensant qu’il s’agissait des ruines d’une grande villa impériale. Il confondit la cella du Temple avec le quartier des maîtres et ses portiques avec les barchesse. En réalité, la villa romaine de l’Antiquité, formée d’un assemblage disparate de bâtiments disposés autour de cours intérieures, ne présentait aucune des particularités formelles de la villa palladienne. Il reste cependant que l’erreur inspirée de Palladio a transformé les modes d’habitation à la campagne.

C’est pourquoi, quand on soutient que le modèle de villa-manoir conçu par Jefferson à Monticello est « palladien », ce n’est pas en raison des formes dont est composée la résidence, mais de la relation qui existe entre le bâtiment principal et les bâtiments destinés au travail : ces derniers sont intégrés à la demeure d’habitation. De même, on peut constater dans le projet de l’Université de Virginie une relation de type palladien entre le vaste ensemble de la bibliothèque et les pavillons aménagés autour, qui accueillent les résidences du personnel de l’université, ainsi que les salles de cours. C’est en fait la fusion, l’intégration d’un bâtiment principal à deux ailes adjacentes abritant des bâtiments annexes qui attestent véritablement d’une organisation palladienne, et non une forme en rotonde, par exemple, qui est en fait inspirée d’un bâtiment de l’Antiquité, le Panthéon de Rome.

Quand on considère, entre autres, les plans des édifices soi-disant palladiens construits au XVIIIe siècle, nous observons qu’ils sont très différents des bâtiments originaux de Palladio. Les édifices de Palladio sont caractérisés par d’harmonieuses relations proportionnelles entre trois types de pièces, toutes de forme carrée ou rectangulaire, organisées en enfilade. Certes, la « suite de pièces » est bien une invention de Palladio, mais une caractéristique importante du plan est que pour entrer dans une pièce, il fallait d’abord traverser successivement toutes celles qui la précèdent dans la suite de pièces. Le concept de vie privée n’existait pas et il n’y avait pas de corridor d’accès, ce dernier ne devenant indispensable qu’au XVIIIe siècle. Cela reflète une grande différence dans les façons de vivre ces espaces intérieurs entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, une résidence palladienne, que ce soit une villa ou un hôtel particulier, ne comportait ni de chambre à coucher ni de salle à manger. Aucune pièce n’était consacrée à un seul usage. Les gens mangeaient, dormaient ou recevaient dans une même pièce. C’était une façon de vivre un peu nomade : on passait d’une pièce à l’autre selon la saison ou la température dans l’une ou l’autre pièce. Des lits à baldaquins protégés de rideaux permettaient d’obtenir un peu d’intimité et de protéger du froid. Mais tout cela changea au XVIIIe siècle. Le plan des maisons comprenait désormais des corridors desservant des antichambres et des pièces à usage spécifique, pour étudier et travailler, manger et recevoir. L’espace intérieur de la Villa Monticello de Jefferson illustre cela remarquablement bien, en plus des nombreuses « inventions » de son cru qui servaient à procurer plus de commodités. Par exemple, le lit fut disposé de manière à diviser l’espace en une chambre à coucher d’une part et un bureau d’autre part. Si on se levait d’un côté du lit, on se retrouvait dans la chambre à coucher et en se levant de l’autre côté, dans le bureau. Bref, il ne restait nulle trace de l’esprit palladien dans ce plan!

À part l’intégration du corps de bâtiment principal aux barchesse, une autre caractéristique, ou signe prévalent de l’architecture de Palladio est le fronton disposé au-dessus d’une colonnade en façade des villas. Il s’agit là d’un élément antique, dont on retrouve des exemples dans les villas de la Rome antique, sous la forme de frontons surmontant une loggia. L’idée de placer un fronton de temple dans une villa n’est cependant pas une invention de Palladio. En effet, ce concept fit son apparition pour la première fois dans la Villa de Poggio a Caiano, en Toscane, près de Florence, qui fut commandée par Laurent le Magnifique à l’architecte Giuliano da Sangallo au milieu du XVe siècle. Mais c’est Palladio qui en fit un signe distinctif de toutes ses villas, et cet élément architectural fut par la suite systématiquement adopté dans le palladianisme. Le fronton sur colonnes fut transposé du contexte sacré du temple à celui de la sphère domestique de la maison. Il caractérisa les modèles antiques du deuxième siècle après Jésus-Christ qui inspirèrent les villas, jusqu’aux spécimens du palladianisme inconscient qui se manifesta au XIXe siècle dans les maisons d’esclaves affranchis au Libéria. Les matériaux utilisés dans le palladianisme américain (le bois et la brique) présentent également un intérêt. Ils se rapprochent bien plus des exemples originaux du style palladien que l’on pourrait l’imaginer. Palladio recourut à un revêtement de briques et de stuc de poudre de marbre sur une structure en bois, qui remplaçaient la pierre, matériau plus coûteux. Il utilisa aussi le bois pour les linteaux, à la fois pour économiser, mais aussi pour obtenir un entrecolonnement plus large. Cependant, durant les restaurations du XIXe siècle, ce « Palladio économique » fit place à un « Palladio monumental », où les éléments de bois furent remplacés par de la pierre. Heureusement, plusieurs bâtiments de Palladio échappèrent aux restaurations du XIXe siècle, et on peut donc encore y admirer les matériaux d’origine.

Du point de vue social, on peut dire que les villas ont permis de créer de nouveaux types de résidences de campagne, transformant les fermes en « gentilhommières ». Les aspects sociaux associés à ce modèle de conception sont particuliers à la République vénitienne dans laquelle il n’y avait ni roi, ni cour, ni courtisans. Les nobles vénitiens passaient une partie de l’année à la campagne et géraient leurs propres activités agricoles, tout en consacrant leur temps à à l’étude de l’architecture et des ouvrages classiques, ainsi qu’à l’activité physique.

Lorsque les classes dirigeantes aux États-Unis commencèrent à forger une architecture qui leur est propre, elles se tournèrent vers Palladio. Il ne s’agissait pas seulement d’une question de goût. C‘est plutôt parce que l’architecture vénitienne était emblématique de son identité de république. Durant des siècles, la république de Venise fut assimilée à la République de Platon et possédait trois niveaux de gouvernement : une monarchie, avec la figure du doge (un monarque élu, sans dynastie); une oligarchie représentée par le Conseil des Dix; et une démocratie, sous la forme du Sénat. Ainsi, sous-jacent au thème de la villa, que celle-ci fut vénitienne ou américaine, est celui de la représentation du pouvoir en architecture. Dans le cas des États-Unis, la villa est aussi devenue le symbole d’un aspect plus sombre de l’histoire américaine, tel que le décrit Quentin Tarantino dans son film, Django Unchained : la libération s’accompagne de la destruction de Candyland, le manoir palladien du propriétaire d’esclaves.

Dans une citation célèbre, Thomas Jefferson aurait déclaré « Palladio, c’est la Bible! », mais il n’avait jamais visité la Vénétie et ne connaissait de Palladio que ses Quatre Livres, et encore, sous le prisme déformé de la traduction infidèle qui en fut commise par Giacomo Leoni, dans The Architecture of A. Palladio, in Four Books, que ce dernier publia initialement à Londres, entre 1715 et 1720, avec des illustrations dénaturées par le goût baroque. Convaincu qu’il travaillait à partir du texte original, Jefferson conçut, dans son projet de Résidence présidentielle inspiré de la Villa Rotonda, un dôme laissant filtrer la lumière à travers des verrières. Ce sont en fait les grandes ouvertures ovales du dôme de la Villa Rotonda, représentées dans la traduction en anglais des Quattro Libri qui, bien qu’entièrement inventées par Leoni, inspirèrent ces éléments. Ces verrières furent néanmoins agrandies et étirées en de longs segments n’étant pas sans rappeler celles du dôme de la Halle aux blés que Jefferson put admirer de ses propres yeux à Paris en 1786.

En conclusion, les concepts architecturaux qui découlèrent de ce projet sont typiques du palladianisme de Jefferson : un mélange d’enthousiasme et de malentendus, d’ingéniosité et de pragmatisme.

« Found in Translation » : Palladio – Jefferson est un projet réalisé par Guido Beltramini, Directeur du Centro Palladio, et le photographe Filippo Romano qui a produit une exposition que nous avons présentée en 2014 et 2015.

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