Trajets et transferts

Comment les idées et les choses matérielles liées à l’architecture sont-elles transformées durant leurs déplacements, et comment ces mutations affectent notre environnement? En observant le transfert de connaissances d’un lieu à un autre et la reconfiguration physique des communautés au cours du temps, il est possible de mettre au jour le processus de transposition des problématiques architecturales en cette époque d’échanges à l’échelle mondiale.

Article 11 de 16

Exploration du site pour la nouvelle capitale du Pendjab indien

Texte de Maristella Casciato

De 1950 à 1953, Pierre Jeanneret a pris à peu près 150 photographies du l’emplacement choisi pour la ville de Chandigarh.

Le Corbusier en route vers l’emplacement de la future ville de Chandigarh, vers 1951. CCA. ARCH264657

Village à proximité de l’emplacement choisi pour Chandigarh, 1951. CCA. ARCH264682

Emplacement de la future ville de Chandigarh, 1951. CCA. ARCH264635

Habitations rurales. On voit clairement le charpai traditionnel (lit léger), vers 1951. CCA. ARCH265254

Habitations rurales en adobe dans un village situé dans la plaine de la future ville de Chandigarh, 1951. CCA. ARCH264683

Village près de la future ville de Chandigarh, 1951. CCA. ARCH265227

La main de Le Corbusier tenant une figure du Modulor, tandis que l’architecte regarde la plaine de Chandigarh et la chaîne de montagnes du Siwalik, vers 1952. CCA. ARCH264675

Le 20 février 1951, Le Corbusier et Pierre Jeanneret embarquent sur le vol d’Air India, sur la ligne qui assure la liaison entre Genève et Bombay (connue aujourd’hui sous le nom de Mumbai). C’est pour leur premier voyage dans le sous-continent indien. Après une escale à New Delhi, ils se rendent à Simla, localité de montagne où siégeait le gouvernement pendant les mois d’été, sous le régime britannique. De là, ils se rendent en train jusqu’à Kalka et, après un court trajet en jeep, parviennent, le 23 février, au site retenu pour édifier la nouvelle capitale du Pendjab indien.

Dès leur première visite sur les lieux, les deux architectes sont touchés par la douceur de la campagne avec ses champs cultivés et la simplicité majestueuse du cadre naturel. Le Corbusier écrit d’ailleurs deux jours plus tard à son épouse Yvonne : « Nous sommes sur le terrain de notre ville, sous un ciel admirable au milieu d’une campagne de tous les temps1 […]. » Cette « campagne de tous les temps » est une plaine en pente douce que bordent au loin les monts Shiwalik, la partie la plus méridionale de la chaîne de l’Himalaya. À l’est et à l’ouest, deux fleuves délimitent la zone destinée à recevoir la ville nouvelle, tandis qu’un torrent saisonnier a creusé au centre de la plaine une vallée tortueuse que Le Corbusier qualifie de « vallée d’érosion2 ». La région est ponctuée de petits villages ruraux reliés entre eux par un entrelacs de sentiers qui passent à travers champs.

Sur les photos que prend Pierre Jeanneret de ce microcosme bucolique, on distingue les petites maisons de torchis et d’adobe avec leur décoration sans apprêt et leur mobilier rustique; les habitants industrieux engagés dans leurs travaux; les buffles à longues cornes; les chariots à roues de bois; les grands manguiers; et les fossés de drainage bordés d’arbres, qui acheminent l’eau à travers la campagne. Les deux architectes sont fascinés par la paix qui émane de cette campagne pourtant le théâtre d’une intense activité. Sur la première page d’un des carnets qu’il porte sur lui et qui sera connu plus tard sous le titre d’Album Punjab, Le Corbusier note : « aller jusqu’à détruire les villages? » et, tout de suite après, « rétablir les conditions de nature », « conserver les chemins des paysans3 [sic]. » Plus tard, le même jour, il exprime son désir de « maintenir les routes de campagne avec les arbres et sa largeur à travers la ville4 [sic]. »

Ces mots traduisent non seulement l’émotion d’un Européen qui découvre un monde archaïque et presque mythique, palpitant de vie, mais aussi la ferme volonté d’établir les éléments de conception architecturale de la nouvelle ville en se laissant guider par le site et le mode de vie proche de la nature de ses habitants. Aussi cette conviction se manifeste-t-elle par la décision d’intégrer le système de hameaux et de sentiers existants au plan de la ville moderne, plutôt que de les éliminer.

Les deux architectes ne sont pas moins captivés par les qualités scénographiques du site. Toujours le 23 février, Le Corbusier écrit, à côté d’un croquis qui représente le rapport d’orthogonalité entre la petite vallée d’érosion et les montagnes dans le lointain : « le paysage (les montagnes) est très beau5 [sic]. » Et le lendemain, d’ajouter : « la Côte Montaine doit être un élément essentiel dans la ville6 [sic] »; sous la proposition apparaissent les premières esquisses du futur Capitole, encadré dans le lointain par les monts Shiwalik.

Le Corbusier dégage de l’angle droit que forment le tracé de la vallée d’érosion qui traverse la plaine et la chaîne de montagnes, la matrice naturelle sur laquelle il fonde l’orientation générale de la future structure urbaine, ainsi que l’emplacement du Capitole.

D’autres propositions conceptuelles découleront d’une excursion faite le lendemain après-midi. Dans un autre carnet de Le Corbusier se trouve l’esquisse d’un des pavillons du jardin de style moghol que possède à Pinjore le maharadjah de Patiala7; et à la date du 26 février, apparaît dans les pages de l’Album Punjab un croquis du plan de masse du même jardin, avec l’inscription « jardin du maharadjah de Patiala ». Le Corbusier y décrit les principales caractéristiques du jardin – deux espaces rectangulaires divisés en quadrants, et tous deux traversés d’un axe central –, et note des éléments bien précis, comme la mesure du côté du carré le plus grand, soit 350 mètres8. L’organisation générale et un ordre de grandeur comparables se retrouvent le même jour dans la première ébauche du plan de masse du Capitole.

Le rythme lent et la douceur de la campagne, l’orientation naturelle du paysage déterminée par la vallée d’érosion et la chaîne de montagnes, le jardin de Pinjore : tels sont les éléments qui président à la conception de Chandigarh par les deux architectes, dès les premiers jours de leur voyage au Pendjab. Le Corbusier et Jeanneret ne feront que confirmer et affiner par la suite leurs intuitions initiales dans le projet de construction de la nouvelle ville, s’efforçant tout au long d’intégrer la ville moderne aux qualités intemporelles de ce paysage rural indien.



  1. Lettre de Le Corbusier à sa femme Yvonne Gallis, Chandigarh, le 25 février 1951, Fondation Le Corbusier, Paris, R1-12-96, cité dans C’était Le Corbusier de Nicholas Fox Weber, traduit de l’anglais par Odile Demange et Marie-France de Paloméra, Paris, Éditions Fayard, 2009, p. 623. 

  2. On trouve une esquisse de la vallée d’érosion telle qu’elle se présentait au début des travaux de transformation dans Œuvre complète, 1946-1952 paru sous la direction de Willy Boesiger, vol. 5, Zurich, Éditions Girsberger, 1953, p. 132. 

  3. Le Corbusier, Album Punjab, feuillet 1, 1951, Fondation Le Corbusier, W1-5-3-001. 

  4. Ibid., feuillet 7, W1-5-6-001. 

  5. Ibid., feuillet 17v, W1-5-15-001. 

  6. Ibid., feuillet 9, W1-5-16-001. 

  7. Carnet « E18 », feuillet 23, Le Corbusier, Le Corbusier Sketchbooks, vol. 2, 1950-1954, Cambridge, Massachusetts, The Architectural History Foundation/The MIT Press, 1981, no 331. 

  8. Idem, Album Punjab, 1951, Fondation Le Corbusier, W1-5-28-001. 

Des photographies choisies par Pierre Jeanneret ont fait partie de notre exposition Comment les architectes, les experts, les politiciens, les agences internationales et les citoyens négocient l’urbanisme moderne : Casablanca Chandigarh, présentée en 2013-2014 sous la co-direction de Maristella Casciato. Ce texte a été publié pour la première fois dans Casablanca Chandigarh : Bilans d’une modernisation, ouvrage produit au CCA en 2014.

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