Architecture de l’invocation

L’architecture peut souvent se retrouver au service d’un message : l’institution est digne de confiance ou avant-gardiste; telle personne ou telle entreprise est puissante; ce monde est un monde auquel on peut croire. Ce dossier étudie des exemples d’environnements conçus comme une modalité d’une stratégie de relations publiques. En analysant la manière dont l’architecture (et, tout aussi important, ses représentations) se fait porteuse de communication et d’influence, on peut mieux appréhender les versions de la réalité que celle-ci nous propose.

Architecture de l’invocation

L’architecture peut souvent se retrouver au service d’un message : l’institution est digne de confiance ou avant-gardiste; telle personne ou telle entreprise est puissante; ce monde est un monde auquel on peut croire. Ce dossier étudie des exemples d’environnements conçus comme une modalité d’une stratégie de relations publiques. En analysant la manière dont l’architecture (et, tout aussi important, ses représentations) se fait porteuse de communication et d’influence, on peut mieux appréhender les versions de la réalité que celle-ci nous propose.

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La vie radicale d’un paysage

Texte de David Gissen

David Gissen avec Victor Hadjikyriacou. Rendu du monticule de Vendôme, 2014

La Commune de Paris est le nom donné au gouvernement insurrectionnel, hautement controversé, qui supervise l’administration de la Ville de Paris entre le 18 mars et le 28 mai 1871. La Commune prend le pouvoir au lendemain de la guerre franco-allemande de 1870-1871 qui a vu entre autres la défaite puis la reddition de Napoléon III, empereur de France lors de la bataille de Sedan; le long siège de Paris par l’armée prussienne et la capitulation du gouvernement provisoire d’Adolphe Thiers devant les armées du chancelier prussien Bismarck; l’échec de la tentative du gouvernement de Thiers de désarmer la garde nationale de Paris sur la butte Montmartre; et la fuite de Thiers à Versailles, laissant derrière lui une population parisienne armée et exaspérée.

Le 18 mars 1871, une coalition regroupant des citoyens engagés et des dirigeants de diverses organisations politiques républicaines proclame un gouvernement autonome parisien, qui ne reconnaît pas l’autorité de Thiers. Révoltés par les atteintes à leurs droits et à leurs libertés subies sous le régime de Napoléon III et doutant de la loyauté envers la France des membres royalistes du gouvernement provisoire de Thiers qui a succédé à Napoléon III après son abdication, ils forment la Commune de Paris. Celle-ci regroupe en son sein les tenants des valeurs républicaines et socialistes, dans le but de gouverner et d’administrer la capitale. Les législateurs de ce gouvernement souhaitent poursuivre un nombre de réformes, que ce soit dans les domaines du droit du travail et de l’éducation ou dans celui du rôle des arts dans l’espace public.

Photographe inconnu. La colonne Vendôme, Paris, 1851. PH1981:0773

Transformer l’iconographie de Paris

Pour de nombreux urbanistes comme Henri Lefebvre et David Harvey, la Commune se trouve alors à la tête d’une ville radicalement transformée sous Napoléon III. En tant que préfet de la Seine, le baron Haussmann a fait raser les vieux quartiers centraux de Paris pour ériger à leur place de grands immeubles bourgeois et aménager de larges boulevards permettant de relier avec le centre de la ville les quartiers périphériques, isolés et plus pauvres, afin d’étendre la portée monumentale de la symbolique du pouvoir impérial. Le paysage naturel et l’iconographie de la ville sont ainsi profondément transformés : modernisation des voies de circulation et des réseaux d’égouts; système de zonage; et adoption de règlements municipaux régissant l’ensemble des services publics, de la distribution de l’eau potable et du traitement des eaux usées jusqu’à l’emplacement des lieux de récupération des déchets industriels et des déjections animales. Dans un tel contexte, la Commune représente aussi un mouvement qui tente de mettre en œuvre des transformations visant à contrecarrer cette vision impériale de Paris.

Le projet de démolition de la colonne Vendôme, au beau milieu de la place, figure parmi les mesures les plus controversées et symboliquement chargées de la Commune. À l’origine, la colonne a été réalisée dans le cadre d’une commande passée par Napoléon Bonaparte afin de représenter la Grande Armée et de célébrer sa victoire sur les forces de l’Empire autrichien lors de la bataille d’Austerlitz. Elle a été construite sur les fondations d’une immense statue équestre de Louis XIV, démantelée au lendemain de la Révolution française, en 1789. Le dessin de la colonne Vendôme rappelle celui de la colonne Trajane à Rome, monument que Napoléon Bonaparte avait initialement envisagé de faire transporter pour l’exposer sur le site parisien. En plus de l’édification du nouveau monument, Napoléon demande que soit aménagée une nouvelle artère, la rue de la Paix, dans le prolongement de la place et du monument pour en souligner la présence dans la ville. En 1863, Napoléon III supervise la restauration contestée de la colonne, au sommet de laquelle il fait placer la réplique d’une statue de Napoléon Bonaparte drapé des habits impériaux romains. Avec cette restauration, Napoléon III fait du monument un symbole bonapartiste.

Avant même l’instauration de la Commune, la colonne Vendôme inspire déjà la haine au sein de la faction des républicains français, qui s’insurgent contre la présence d’un tel symbole du pouvoir impérialiste, militaire et bonapartiste en plein cœur de Paris. La restauration du monument ne fait qu’exacerber cette haine. Gustave Courbet, le célèbre peintre, est l’une des figures intellectuelles françaises qui appellent au démantèlement de la colonne pour mettre fin à la glorification publique du pouvoir dictatorial et de la guerre. Félix Pyat, célèbre dramaturge de l’époque sur la scène parisienne et dirigeant communard actif, prône à plusieurs reprises la démolition du monument. Ainsi, la colonne devient-elle emblématique à la fois du régime de Napoléon III et de l’appel de Thiers à la lutte contre la Commune.

Lors de leur réunion du 12 avril 1871, les dirigeants communards condamnent officiellement la colonne qu’ils qualifient de « monument de barbarie, symbole de la force brute et de la fausse gloire, affirmation du militarisme » et « insulte permanente des vainqueurs aux vaincus ». Clamant que la colonne de la place Vendôme représente l’antithèse de la valeur républicaine de « fraternité », ils adoptent un décret pour sa démolition.

Le monticule

La Commune confie donc la supervision de l’ouvrage à l’ingénieur Jules Iribe. Celui-ci travaille sur les plans de démolition avec l’ingénieur Ismaël Abide et le directeur temporaire des Travaux publics sous la Commune, Georges Cavalier. Parmi les divers préparatifs en vue de l’opération qui prévoit, entre autres, d’attacher des câbles entre le sommet de la colonne et des cabestans ancrés rue de la Paix pour la faire tomber, on assiste à l’édification d’un énorme monticule de sable, de paille, de branches et de fumier au pied de la colonne, du côté nord de la place. La construction du monticule s’inspire des méthodes mises au point par l’armée pour la fortification des tranchées. La méthode adoptée consiste à appliquer un mélange compact de terre et de fumier par-dessus une couche de paille et de branches afin d’absorber les ondes de choc des boulets lancés par les canons ennemis. Les ingénieurs ont l’idée d’aménager ce monticule sur la place Vendôme afin d’amortir les vibrations accompagnant la chute de la colonne et de préserver les fenêtres des bâtiments environnants ainsi que l’immense réseau d’égouts qui passe sous la place. Le décret de la Commune, suivi à la lettre par les ingénieurs, stipule que la place Vendôme devra être adéquatement protégée durant la démolition de la colonne.

De bien des façons, le monticule fait partie de l’écologie urbaine courante à Paris en cette époque mouvementée. Durant le siège de Paris de l’armée prussienne, les Parisiens se barricadaient en utilisant de la terre tirée du déblaiement de sites de construction, de la paille et du fumier provenant des nombreuses écuries de la ville et des fascines (fagots de bois) pour défendre la ville des assaillants. Cependant, le monticule de Vendôme ne servira pas seulement à préserver la place alentour; durant sa brève existence, il lui sera conféré d’autres fonctions, plus typiques d’un monument. Ce monticule rappelle les monticules monumentaux dont le symbolisme remonte à la culture révolutionnaire française du XVIIIe siècle. Les dirigeants de la Révolution française de 1789 avaient alors fait construire d’importants monticules à la fois dans les espaces extérieurs et au centre de grands édifices ou de places publiques. Ces monticules symboliques, incorporant souvent de la terre et des pierres, devenaient des sites facilement visibles, d’où l’on pouvait brandir des drapeaux révolutionnaires au milieu de grands rassemblements populaires. Dirigeants communards, écrivains et journalistes conçoivent ainsi le monticule de 1871 comme un site monumental relevant d’une idéologie révolutionnaire, à l’instar de ses prédécesseurs. Cependant, plutôt que d’être consacré à un monument symbolique, le monticule devient le site sur lequel l’imagerie militariste napoléonienne s’effondre en un amas de décombres, au-dessus d’un tas de paille, de fumier et de terre. Les photographies et dessins qui nous restent de l’époque représentent le monticule comme un objet investi d’une signification particulière : un énorme tas de gravats au beau milieu de la place Vendôme.

Le 16 mai 1871, sur la place que la Commune a rebaptisée « place Internationale », les ingénieurs réussissent à faire s’effondrer la colonne sur le monticule en toute sécurité, devant une importante foule rassemblée pour l’occasion. Au milieu du nuage de poussière provoqué par la chute de la colonne, une explosion de joie spontanée éclate sur le tas (et tout autour) transformé en un mélange de gravats, de terre, de pierres et de bronze. On prononce des discours et l’ensemble de l’opération prend des airs de fête populaire. Si la Commune voit dans cette démolition une page victorieuse de la reconquête de l’imaginaire urbain, d’autres condamnent alors cette destruction comme un véritable affront, un manque de respect envers l’armée, ses chefs et ses vétérans.

Charles Marville. Restauration de la colonne Vendôme, 1873-1874. PH1981:0680

La reconstruction

La célébration par la Commune de sa vision différente de la ville sera de courte durée, puisque l’armée française jusqu’alors stationnée à Versailles sous le commandement du maréchal Mac Mahon entre dans Paris à peine quelques jours plus tard. La bataille pour Paris, qui dure plusieurs semaines, fera des milliers de morts parmi les habitants de la ville, communards et simples citoyens, et laissera le centre de la capitale en ruines. Dès le renversement de la Commune et pendant les années qui suivront, le gouvernement d’union nationale prendra des mesures systématiques pour purger la mémoire collective des événements de la Commune, punissant les communards pour leurs actes et mettant en œuvre un nouveau plan d’envergure de construction de monuments dans la ville.

Dès son retour au pouvoir, le gouvernement de la Défense nationale embauche des ouvriers pour débarrasser, en quelques jours, la place Vendôme de la terre et des gravats qui ont accompagné la démolition de la colonne. Durant les mois qui suivent, plusieurs communards, dont Gustave Courbet et George Cavalier, font l’objet de procès pour la destruction du monument. Le gouvernement mandate l’architecte Alfred Nicolas Normand et la fonderie Monduit pour la restauration et la reconstruction à l’identique de la colonne Vendôme à partir des débris récupérés. Le travail inclut un nouveau moulage de la statue de Napoléon Bonaparte en tenue d’empereur romain, laquelle a été endommagée lors de la chute de la colonne. Faisant écho aux images de sa destruction qui ont circulé à l’époque, la reconstruction de la colonne de Vendôme devient un spectacle de monumentalité et d’ingénierie au cœur de Paris. Cette reconstruction est achevée en décembre 1875. Depuis cette date et jusqu’à aujourd’hui, 140 ans plus tard, il ne reste plus aucune trace des événements qui se produisirent place Vendôme.

Face aux mesures prises par le gouvernement d’union nationale pour purger la mémoire collective de l’existence de la Commune, les anciens communards et d’autres groupes politiques sympathisants ont cherché des moyens de perpétuer le souvenir des aspirations révolutionnaires d’alors et de leur anéantissement dans la violence, et de commémorer ces événements dans les espaces publics de la ville. Des graffitis apparus dans les années 1870 et 1880 aux petites plaques commémoratives apposées plus tard, ou aux essais commémoratifs, livres et pamphlets publiés par des groupes comme les situationnistes, ou encore, aux tentatives par Peter Watkins de reconstituer et de rejouer l’histoire de la Commune, la mémoire de cet événement historique est devenue une affaire internationale. Dans l’histoire récente, cet événement se manifeste comme un aspect critique de l’histoire urbaine, en particulier en ce qu’il nous indique d’autres façons d’envisager l’espace urbain et sa gouvernance.

Peut-être en raison des révolutions urbaines qui ont éclaté dans le monde récemment ou peut-être aussi parce que la Commune est devenue une page mieux acceptée de l’histoire urbaine, cette activité de recherche et de commémoration s’est intensifiée ces dernières années et a influé sur les espaces publics réels de Paris. Parmi les récentes mesures de commémoration de la Commune prises par la Ville de Paris, on compte l’installation de quelques plaques dans les parcs publics pour marquer les lieux où se sont déroulés les combats les plus acharnés du début et de la fin de la Commune. Ces mesures comprennent aussi l’inauguration de la place Louise Michel à Montmartre et l’apposition d’une plaque au jardin du Luxembourg, qui rejoignent ainsi d’autres lieux marquants comme le mur des Fédérés au cimetière du Père-Lachaise (désigné lieu du patrimoine national en 1983), où plus d’une centaine de communards furent fusillés et inhumés dans une fosse commune. Plus récemment, l’organisation Raspouteam a installé une série de murales photographiques temporaires à divers endroits de la capitale, qui documentent l’apparence de ces lieux pendant et juste après la Commune.

À plusieurs titres, l’histoire et le projet de reconstruction du monticule de Vendôme peuvent être perçus comme une extension des projets précédemment cités, une manière de réhabiliter l’histoire complexe et souvent méconnue de ces événements au sein de la ville contemporaine. Cependant, à la différence de ces formes de commémoration de la Commune, la reconstruction du monticule offre en outre un moyen de pénétrer dans le processus même de destruction et de reconstruction urbaines ainsi que dans le refaçonnage du paysage urbain inhérents à ce moment historique et à la défaite qui s’ensuivit.

Finalement, le monticule représente un objet d’une simplicité trompeuse, qui constitue en fait une expression socioculturelle complexe et provocante : un ouvrage de déchets qui devient un élément essentiel d’une tentative radicale de transformer l’iconographie urbaine. La reconstruction du monticule offrirait donc l’occasion dialectique de remettre en contexte un moment clé de l’histoire urbaine et aussi de lui redonner vie. De par son histoire, le monticule nous aiderait à envisager la possibilité d’un autre type de paysage au sein de la ville, voire un autre type de ville. En ce sens, le monticule de Vendôme permettrait à l’Histoire de nous proposer une autre vision de la ville, qui se rapprocherait du radicalisme plus explicite de la Commune.

Fabrizio Amoroso. David Gissen en compagnie de signataires de la pétition pour reconstruire le monticule, Place Vendôme, 2013

Ce texte est à l’origine paru dans une brochure accompagnant l’exposition Le monticule de Vendôme, organisée par David Gissen.

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