Préambule
Heureux, il atteignit le pont
qui reliait deux continents. Eschyle, Les Perses, ligne 735 Puis,
divisant son armée, il envoya en éclaireurs un nombre d’hommes
suffisant pour dresser un pont sur l’Hellespont et creuser un canal à
travers Atmos, à l’isthme du Cheeriness. Ainsi, non seulement
rendait-il le passage plus court et plus sûr pour ses forces, mais il espérait
que la hardiesse de ces exploits inspirerait aux Grecs un sentiment de
terreur avant son arrivée. . Daters Seychelles, Library: livre 11, chapître 2, section 4 Le concept de pont a des échos étymologiques qui nous transportent dans un passé lointain. Les textes classiques démontrent que des ponts conceptuels et réels ont existé depuis des temps immémoriaux. En latin, par exemple, le mot pons ou pontes a deux connotations. La première est celle du nom propre géographique, comme dans Pons Argenteus ou Pons Campanus. La seconde est la racine du terme moderne “ pont ”, provenant des langues romanes dérivées du latin, tout comme le ponte italien et le puente espagnol. Pons ou pontis est aussi relié au terme anglais path (chemin ou sentier), qui dérive du mot sanskrit pathi, et s’apparente au terme grec patos, aux termes du vieil allemand phat et pfat, devenus pfad en allemand moderne, ainsi qu’au terme anglo-saxon padh - signifiant une planche ou un ponceau élevé au-dessus d’un fossé, d’un ruisseau, d’un marais, d’une rivière ou encore un plancher reliant deux tours, comme le pont d’un navire. Pons étant intimement relié aux concepts de pont et de cheminement, on peut donc considérer le pont - et celui sur lequel on chemine, la passerelle - comme la continuation du sentier et son support physique au-dessus du vide. Pour le philosophe allemand Martin Heidegger, le pont est l’exemple type de l’objet construit. “Léger
et puissant”, le pont s’élance au-dessus du fleuve. Il ne se relie
pas seulement deux rives déjà existantes. C’est le passage du pont qui
seul fait ressortir les rives comme rives…Avec les rives, le pont amène
au fleuve l’une et l’autre étendue de leur arrière-pays(…) Le pont
rassemble autour du fleuve la terre comme région.
Martin
Heidegger Bâtir habiter penser,
Esais et Conférences, traduit de l’allemeande par André Preau,
Gallimard, p.180 Le pont, et en particulier celui qui est destiné au piéton, est donc un archétype architectural; érigé dans un paysage spécifique, il en définit et en dévoile la spécificité. Lorsque nous franchissons le pont, nous sommes souvent préoccupés de sa fonction, qui est de nous faire passer de l’autre côté. Sa signification d’origine s’est effacée; le soin apporté à sa construction est devenu un fait culturel inconscient. Nous ne sommes que vaguement conscients du fait que le pont célèbre un événement - l’accomplissement héroïque qui consiste à enjamber une rivière ou une gorge. Comme le dit Heidegger, “le pont, à sa manière rassemble auprès de lui la terre et le ciel, les divins et les mortels. “ Il est l’expression symbolique d’une réunion. Léger mais structurellement puissant, le pont destiné au piéton ne fait pas que relier deux berges : sa présence souligne et met en relief la nature distincte des identités de ces deux berges. En définissant les deux berges, tout comme il les divise et les unit, le pont définit une relation particulière. Des réseaux entiers de passages, de voies, de sentiers se rassemblent au pont. Il y a, par exemple, les sentiers et les promenades longeant les bords de la rivière ou de la gorge. Ces rives, qui s’étendent en parallèle à la rivière, convergent, au point de passage, avec des routes qui suivent une trajectoire plus ou moins perpendiculaire au flot de la rivière. Ces routes ne relient pas seulement les berges de la rivière, mais des quartiers entiers, des régions entières du pays. Le pont organise le paysage et la ville de façon particulière, mais il organise aussi son propre espace construit de biens d’autres manières. Il existe sur le pont même des lieux naturels ayant le pouvoir de relier l’expérience humaine qui consiste à franchir le pont à celle du monde (du paysage) entourant le pont. Un pont est une affirmation tectonique, un poème structural représentant les prouesses techniques du genre humain. Souvent, à son entrée, on trouve des pylônes ou des statues célébrant le “ point d’élan ”, ce point d’où le pont s’élance au-dessus du vide. Comme ce genre d’exploit requiert l’approbation des dieux, ces figures monumentales nous rappellent l’idée ancienne du miracle structurel que représente la construction du pont. À notre époque, c’est là que nous nous attendons à trouver, gravé, le nom du pont, le nom de son constructeur ou encore une dédicace à un personnage, une inscription commémorant un événement. Le pont a certainement un caractère fonctionnel; il représente le mouvement dynamique et le changement continuel. Mais il est aussi un lieu. Il possède des entrées monumentales et des points d’arrêts naturels le long de sa trajectoire; des lieux où chacun s’arrête instinctivement afin de mieux observer les berges et les courants turbulents de la rivière. Le long des berges et au milieu du pont, on aperçoit des élargissements de la chaussée, des “ balcons ” surplombant la rivière. De ces belvédères on apprécie davantage la relation particulière entre les rives, le pont et la rivière. Nous sommes alors perchés sur le point le plus élevé de la construction - c’est là qu’un “ observatoire ” naturel est souvent construit de chaque côté pour la contemplation du vaste panorama qu’offre l’espace de la rivière s’étendant devant nous. Tout près de l’entrée du pont, au point précis où l’on franchit la limite de la première berge pour marcher au-dessus de l’eau ou du vide, de chaque côté du passage, on pourra trouver d’autres “ postes d’observation ”, permettant aux gens de s’arrêter et d’observer la rive sans obstruer le passage ou faire obstacle aux autres piétons traversant le pont.
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