Mondes matériels

Nous choisissons généralement les matériaux en fonction de propriétés – texture, intégrité, assemblage – qui, une fois classifiées et cataloguées, sont perçues comme immuables et fiables. Cependant, les attitudes, compréhensions et modes qui influencent la façon dont nous calculons la valeur d’un matériau sont versatiles; la manière dont nous évaluons et interagissons avec les matériaux est donc aussi une évaluation de nos propres valeurs culturelles fluctuantes. Les matériaux ne sont pas anonymes; ils ne sont pas (seulement) des abstractions et ils ne se définissent pas simplement par ce qu’on en construit. Les histoires rapportées ici sont celles des résultats imprévues, des optimismes malavisés, des hypocrisies ordinaires et des possibilités inexploitées. En creusant les conséquences immatérielles et indirectes de l’utilisation d’un matériau, nous mesurons sa capacité à calibrer nos rapports avec le monde, qu’ils soient distants ou intimes.

Mondes matériels

Nous choisissons généralement les matériaux en fonction de propriétés – texture, intégrité, assemblage – qui, une fois classifiées et cataloguées, sont perçues comme immuables et fiables. Cependant, les attitudes, compréhensions et modes qui influencent la façon dont nous calculons la valeur d’un matériau sont versatiles; la manière dont nous évaluons et interagissons avec les matériaux est donc aussi une évaluation de nos propres valeurs culturelles fluctuantes. Les matériaux ne sont pas anonymes; ils ne sont pas (seulement) des abstractions et ils ne se définissent pas simplement par ce qu’on en construit. Les histoires rapportées ici sont celles des résultats imprévues, des optimismes malavisés, des hypocrisies ordinaires et des possibilités inexploitées. En creusant les conséquences immatérielles et indirectes de l’utilisation d’un matériau, nous mesurons sa capacité à calibrer nos rapports avec le monde, qu’ils soient distants ou intimes.

Article 1 de 9

Terrain inépuisable

Texte par Jane Hutton

Quand on les approche depuis Pisco, sur le littoral péruvien, les Îles Chincha ressemblent à trois bernacles géantes posées sur l’horizon. Ces îles, larges d’environ un kilomètre et demi chacune, font partie d’un archipel recouvert de guano qui longe la côte du pays. Jhuneor Paitan Ñahui est un spécialiste du site national protégé des îles et péninsules riches en guano (Reserva Nacional Sistema de Islas Islotes y Punta Guaneras1) au SERNANP, l’agence péruvienne de protection de l’environnement. Il a consenti à m’emmener visiter les îles, et notre embarcation a donc mis cap à l’ouest, vers celles-ci. Avant mon voyage, j’avais été impressionnée par une lithographie de 1865 montrant un point de vue similaire, mais une scène bien différente : trois montagnes imposantes aux pentes marquées de cicatrices y étaient entourées de navires manœuvrant pour accéder aux quais.


  1. “Sistema de Islas, Islotes y Puntas Guaneras,” consulté le 20 juin 2015, http://www.sernanp.gob.pe/sistema-de-islas-islotes-y-puntas-guaneras

Paz Soldan. Plan et vue des îles Chincha, 1865

Entre le début des années 1840 et la fin des années 1870, l’apogée du négoce de guano, les trois îles péruviennes grouillaient de millions d’oiseaux de mer, de milliers d’esclaves chinois et de dizaines de navires affrétés depuis New York, Baltimore et autres ports américains ou européens. Ces « montagnes » étaient constituées d’excréments séchés d’oiseaux de mer, le guano, qui allait soutenir l’industrialisation de l’agriculture et transformer des paradigmes métaboliques sur toute la planète à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, une seule personne s’active sur chaque île. Jorge Tarazona Paredes vit sur la plus septentrionale, Chincha Norte, où il recense les populations aviaires, accueille les chercheurs, empêche le braconnage et la pêche illégale, et écoule les années qui préparent l’île à son prochain ramassage planifié du guano.

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Nous nous hissons sur le quai suspendu au-dessus d’une mer agitée, en utilisant une échelle de corde glissante de quatre mètres et demi de long, et des oiseaux passent en trombe au-dessus de nos têtes avant de se poser au loin, de-ci de-là. Trois espèces, le cormoran de Bougainville (Phalacrocorax bougainvillii), le fou varié (Sula variegata) et le pélican brun du Pérou (Pelecanus occidentalis thagus), produisent la majeure partie du guano, mais bien d’autres espèces pêchent, lissent leurs plumes et nichent sur ces îles. Les pentes tachetées de noir se révèlent blanches lorsque décollent les vols de cormorans. À cette vie terrestre cacophonique correspond une faune marine très riche et diversifiée. Le puissant courant de Humbolt, qui baigne l’Amérique du Sud de ses eaux froides, agite des tonnes de débris sous la surface des îles Chincha. Le phytoplancton et divers micro-organismes se développent dans cet environnement où ils deviennent le festin des petits poissons1. Les anchois du Pérou (Engraulis ringens), riches en nutriments, constituent l’aliment de base des oiseaux de mer qui produisent à leur tour un guano, à teneurs élevées en azote et en phosphore.


  1. J. Jahncke, D.M. Checkley Jr., G.L. Hunt Jr., « Trends in carbon flux to seabirds in the Peruvian upwelling system: effects of wind and fisheries on population regulation », Fisheries Oceanogrraphy, vol. 13, noo3, 2004, p. 208-223. 

L’île de Chincha Norte est un volume super-actif : un plateau de porphyre qui s’élève trente mètres au-dessus des flots en constitue l’assise stable, mais ce qui se trouve au-dessus de cette masse rocheuse est en constante évolution. Le guano s’y accumule tout simplement, aussi indépendant de son substrat qu’un glacier peut l’être de son lit rocheux. Les oiseaux et les lions de mer qui se prélassent sur les plages, nichent sur les falaises, s’abritent dans les grottes ou plongent depuis les rives deviennent littéralement l’île elle-même. Leur carcasse, leurs œufs, leurs os, les défenses des lions de mer, sont cimentés sur place par les couches successives de fientes où ces matériaux organiques, d’abord conglomérats de matériaux biotiques, deviendront eux-mêmes des sédiments homogènes. Le guano accumulé au fil du temps finit par se compacter sous son propre poids, jusqu’à former une masse dure que le vent érode en lui conférant un profil aérodynamique. Des pluies pourraient emporter ces dépôts, comme elles le font sur d’autres îles, mais les côtes centrales du Pérou ne reçoivent peu ou pas de précipitations. Biologie et climat s’associent donc pour permettre au guano de s’accumuler avec le temps, sans connaître de recul. L’écologiste G. Evelyn Hutchison a ainsi pu évaluer que le guano découvert au milieu du XIXe siècle résultait d’approximativement 1 500 ans d’accumulation1.

Dans ce paysage né de conditions uniques et d’un patient processus écologique, on a presque tout de suite vu une ressource exploitable, une marchandise rentable. Pendant des siècles, les fermiers autochtones du Pérou ont utilisé le guano pour fertiliser leurs champs, mais il faut attendre que l’avidité des Américains et des Européens soit éveillée par le potentiel unique de cet engrais pour que la « fièvre du guano » se répande de par le monde. Quelques dizaines d’années suffiront à épuiser les excréments amassés par des millénaires2 sur l’archipel de Chincha. Au cours des quatre décennies qui suivent 1840, dix millions de tonnes de guano, une valeur d’un demi-milliard de dollars, sont expédiées dans les ports d’Europe et d’Amérique3.

À travers le monde, l’exploitation vorace du guano des îles Chincha marque un tournant dans l’emploi de nutriments pour fertiliser les sols, phénomène qui s’imbrique avec celui de l’urbanisation. En périphérie des villes, la croissance urbaine tend à remplacer l’agriculture de subsistance par un modèle industriel. Bien que les agriculteurs aient jusque-là entretenu la fertilité de leurs terres agricoles avec le fumier produit sur des fermes locales, ils commencent dès lors à y substituer des fertilisants plus transformés, importés et issus d’exploitation minière. Le guano agit alors comme une drogue d’initiation pour les entreprises en transition vers l’agriculture industrielle. Il est facile à transporter, efficace et très riche en nutriments. Et, bien qu’il s’agisse d’un produit extrait du sol, le guano demeure techniquement du fumier4. La recirculation des nutriments avait été une activité locale; le commerce international du guano lui confère une envergure régionale et même planétaire.


  1. George Evelyn Hutchinson, « The biogeochemistry of vertebrate excretion », Bulletin of the American Museum of Natural History, noo96, 1950, p. 70.  

  2. _Ibid._ 

  3. Richard A. Wines, Fertilizer in America: From Waste Recycling to Resource Exploitation, Philadelphie, Temple University Press, 1985, p. 45. 

  4. Ibid., 37. 

Alexander Gardner, photographe. Vue du Great Heap (2 000 000 tonnes de guano) avec des cabanes au premier plan, îles Chincha, 1865

Des 300 000 tonnes de guano exportées par le Pérou dans les années 1860, 40 000 sont débarquées à New York afin d’être employées dans la région1. D’abord adopté par des fermiers britanniques, le guano trouve un débouché commercial dans la région new-yorkaise au cours des années 1840, mais son usage ne se répand vraiment que vingt ans plus tard, lorsque le fumier local ne suffit plus aux besoins d’une agriculture moderne. Au coeur de New York, au confluent de l’expansion urbaine et de l’agriculture industrielle, on bâtit Central Park pour donner un espace champêtre à des citadins privés de tout accès à la nature. Central Park n’imite pas seulement les formes du paysage pastoral, mais il illustre aussi, à travers les fertilisants qui y sont appliqués pour enrichir le sol et produire des prairies méticuleuses, la mouvance mondiale des flux métaboliques. Frederick Law Olmsted et Calvert Vaux misent sur l’effet bucolique de Central Park pour en assurer la réussite. Olmsted teste les fertilisants utilisés dans les fermes autour de la ville2 : le fumier de cheval récupéré lors du nettoyage des rues, les matières fécales des toilettes de Manhattan, d’autres engrais transformés et le guano des oiseaux de mer du Pérou et du Pacifique Sud. De tous les engrais qu’il essaie dans le sol du parc, le guano est à la fois le plus efficace, le plus exotique et le plus innovateur.

Même si la quantité employée n’augmente que très lentement, le guano demeure emblématique de l’intérêt d’Olmsted pour l’agriculture moderne, ainsi que des débats de l’époque sur l’avenir des circuits de fertilisation. Certains, comme l’ingénieur agronome du parc, George E. Waring, plaident pour le recyclage des excréments humains et des déchets produits localement, alors que pour d’autres, l’avenir réside dans les engrais manufacturés ou extraits. En choisissant le guano pour Central Park, Olmsted se fie à son expérience et à sa curiosité professionnelle, mais aussi à ses voyages d’études pendant lesquels il a été impressionné par l’utilisation répandue et fructueuse du guano. Olsmted s’enthousiasme devant la faculté avérée de l’engrais à augmenter le rendement agricole, mais il met en garde contre son utilisation abusive. Pour lui, le guano est un additif de premier ordre, mais la « richesse réelle » ne peut se construire qu’en considérant à long terme la santé des sols.


  1. “Interesting to Farmers: Guano Its History, Traffic, Uses, Abuses, and Frauds Price of Peruvian Guano,” New-York Daily Tribune, 29 septembre 1860, 8. 

  2. Bien que Central Park soit l’œuvre d’Olmsted et Vaux, les questions relatives à la croissance des plantes relevaient du premier. Pour en savoir plus au sujet de l’utilisation de guano à Central Park: Jane Hutton, “On Fertility: Night Soil, Street Sweepings, and Guano in Central Park,” Journal of Architectural Education, vol. 68, DESIGN+, 1 mars 2014. 

George Hayward. Illustration de la construction d’une prairie, Central Park, June 1858.

Alors même qu’il s’emploie à étudier l’amélioration des sols de Central Park, Olmsted publie Journey in the Seaboard Slave States: With Remarks on Their Economy1. L’agriculteur en herbe y porte un regard journalistique autant sur les techniques agricoles que sur les conditions de l’esclavage. Dans le sud des États-Unis, la culture du tabac et d’autres cultures commerciales, pratiquées sur des générations, ont épuisé les sols. Dans les années précédant la guerre de Sécession, la faiblesse des rendements menace même la capacité économique des États du Sud à se séparer de l’Union, et leur droit de recourir à l’esclavage. Or, dans une économie largement fondée sur l’exploitation violente de la main-d’œuvre, la perspective de l’abolitionnisme remet en cause l’avenir des exploitants. Le premier débarquement de guano dans le port de Baltimore, au cours des années 1830, coïncide donc avec le désespoir croissant des agriculteurs du Sud2.

Les exploitants du Sud font part à Olmsted de leur conviction qu’en plus de faire face à des sols épuisés, ils sont aux prises avec des esclaves léthargiques, dénués d’ardeur. Pour eux, ce manque de zèle délibéré aggrave l’épuisement des sols, leur faible rendement et l’instabilité économique générale3. En outre, l’« indolence » des esclaves ferait obstacle aux valeurs civilisatrices de l’agriculture. L’esclavage serait alors une juste coercition pour préserver le potentiel des sols. Une des sources d’Olmsted, l’honorable Willoughby Newton, croit que le pays serait rapidement déserté, sans l’apport du guano. Comme l’esclavage, le guano serait un vecteur de civilisation; sans lui, le pays retournerait à l’état sauvage.

Dans l’optique des propriétaires, guano et esclaves sont comparables et même, dans une certaine mesure, interchangeables. Tous deux ajoutent de la valeur aux champs, même si la « force » du guano est sans précédent et que les esclaves pourraient devenir sous peu « obsolètes ». Le rédacteur en chef du périodique Southern Cultivator écrit en 1853 : « Les fermiers devraient utiliser plus de guano […] au lieu d’investir leur argent pour avoir plus de nègres4 ». Après la guerre de Sécession, le coût de la main-d’œuvre amène les agriculteurs à utiliser le guano là où ils n’ont plus les moyens de recourir au travail humain.

Alors que la traite transatlantique des esclaves est progressivement abolie aux États-Unis, d’autres prennent sa place. Aux États-Unis, l’abolition de l’esclavage menace l’approvisionnement en coton bon marché en provenance du sud du pays, ce qui conduit les capitalistes à rechercher d’autres sites ailleurs sur terre, y compris au Brésil et au Pérou, où ils pourront installer leurs lucratives plantations, lesquelles auront souvent recours à une main-d’œuvre captive5. Les médias font même mention de cette nouvelle dynamique mondiale du travail quelques années avant l’abolition aux États-Unis. Le périodique abolitionniste Frederick Douglass’ Paper rapporte en 1855 qu’un « nouveau négoce des esclaves s’installe dans le monde6 ». « Affreuse révélation » pour l’auteur, qui détaille le sort cruel réservé aux travailleurs chinois dans les Ïles Chincha au Pérou, sous contrôles britannique et péruvien.

Sur les Ïles Chincha, la hausse des cours du guano fait diminuer les montagnes. Étant redevable à la Grande-Bretagne de son aide dans l’obtention de l’indépendance péruvienne, Lima concède à une société britannique le contrôle sur l’exportation du guano à partir des années 1840. Des membres choisis de l’aristocratie péruvienne y trouveront leur compte, mais la majeure partie des profits du guano péruvien sert alors à rembourser les Britanniques7. Sous sa forme solide, le guano est relativement inerte, mais le travail d’extraction le pulvérise et chaque coup de pelle libère un petit nuage caustique. Dans l’air ambiant, les fientes attaquent les poumons, les yeux, la bouche. Les travailleurs pellettent les excréments dans de grands sacs tissés ou dans des brouettes avant de pousser le tout sur les quais. Parfois, le chargement est acheminé directement dans la cale du navire au moyen de mangueras, des conduits faits en canne, depuis les rebords de la falaise, ou alors il est transporté dans des sacs jusqu’aux jetées. Quand de grandes quantités de guano glissent directement dans le ventre d’un navire, celui-ci est enveloppé d’un nuage8.


  1. [Voyage dans les États côtiers esclavagistes : enrichi d’observations sur leur économie] Frederick Law Olmsted, A Journey in the Seaboard Slave States: With Remarks on Their Economy, New York et Londres, Dix & Edwards, 1856. 

  2. Pete Lesher, « A Load of Guano: Baltimore and the Fertilizer Trade in the Nineteenth Century », Northern Mariner/Le Marin Du Nord, vol. 18, noo3/4, juillet 2008, p. 121. 

  3. Olmsted, p. 91. 

  4. Rosser H. Taylor, « Fertilizers and Farming in the Southeast, 1840-1950: Part I: 1840-1900 », The North Carolina Historical Review, vol. 30, noo3, 1 juillet 1953, p. 305–328, 310. 

  5. Gregory T. Cushman, Guano and the Opening of the Pacific World: A Global Ecological History, réimpression, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2014, p. 85. 

  6. « New Slave Trade Frightful Revelation », Frederick Douglass’ Paper, 14 décembre 1855, p. 3.  

  7. Brett Clark et John Bellamy Foster, « Ecological Imperialism and the Global Metabolic Rift: Unequal Exchange and the Guano/Nitrates Trade », International Journal of Comparative Sociology (Sage Publications, Ltd.), vol. 50, noo3/4, juin 2009, p. 319, 321. 

  8. George Washington Peck, Melbourne, and the Chincha Islands: With Sketches of Lima, and a Voyage Round the World, New York, Scribner, 1854, p. 209, 211. 

Alexander Gardner, photographe. Vue des travailleurs chinois exploitant le guano du Great Heap, îles Chincha, 1865

Pas évident de trouver des volontaires pour une telle tâche. Ayant aboli l’esclavage en 1854, le Pérou ne peut alors plus compter sur une main-d’œuvre captive pour ce travail exténuant. Les Britanniques, eux, avaient déjà renoncé aux esclaves en 1833, mais ils n’en tiennent pas moins à leur grande part des profits générés par la vente du guano. Pour remplacer leur main-d’œuvre récemment émancipée, le Pérou et la Grande-Bretagne se lancent dans une nouvelle forme de servitude en séquestrant des travailleurs chinois engagés sous de faux contrats comme « travailleurs libres ». Appelés péjorativement coolies, ceux-ci quittent Hong-Kong et Macao en tant que travailleurs libres (certains sont kidnappés) et arrivent esclaves à l’archipel. Du milieu des années 1840 aux années 1870, ils sont environ 100 000 à quitter les ports de Chine pour les plantations, les chantiers de chemin de fer et les îles à guano du Pérou, la dernière destination étant sans doute aussi la plus cruelle1. La trata amarilla ou « traite des jaunes » est la conséquence directe d’un marché des capitaux en expansion confronté aux défis posés par la fin de l’esclavage. Ce péonage (un assujettissement pour dettes) remplace l’esclavage dans l’exploitation des ressources à travers le monde, facilité par l’essor des transports, des technologies minières et de la demande générale en minéraux pour l’industrie et l’agriculture2. Trahis et relogés dans des endroits isolés comme les Îles Chincha, les ouvriers ne peuvent retourner en arrière, une fois connues les conditions de travail abjectes3. Les employeurs obtiennent ainsi un pouvoir qui, autrement, aurait été illégal après l’abolition de l’esclavage. Le transport des travailleurs est tout aussi brutal que celui des esclaves sur les négriers : ils sont enfermés sous le pont et traités cruellement. En cinq mois de voyage, un captif sur dix meurt4. Ceux qui survivent sont, à leur arrivée dans les cités portuaires d’Amérique du Sud, vendus sur des marchés aux esclaves à peu près inchangés depuis l’époque où la pratique était permise. Cette nouvelle forme d’« esclavage déguisé », ainsi que l’a qualifiée Karl Marx, fait partie intégrante de ce que Clark et Foster considèrent comme le « commerce triangulaire » de l’impérialisme écologique au milieu du XIXe siècle : la production capitaliste a spolié l’Amérique et la Grande-Bretagne de leurs sols, puis des quantités énormes de guano du Pérou ont été extraites pour les restaurer et, enfin, on a asservi les travailleurs de Chine pour garantir le ramassage5.

Pour les Îles Chincha, la croissance de villes aussi éloignées que New York et l’avènement de l’agriculture industrielle ont donc enclenché une demande généralisée en guano et lancé une industrie où l’exploitation ne connaissait pas de limites. Le guano fait alors figure de panacée pour une agriculture mondiale en expansion, qui doit dans un même temps remettre en état des sols épuisés et rechercher de meilleurs rendements. Les capitalistes, guidés par la logique de la « croissance », n’ont vu dans les îles qu’une ressource inexploitée, apte aussi bien à générer du capital qu’à stimuler la production agricole pour le bien commun. En extrayant le guano puis en le transportant vers des terres lointaines et appauvries, les capitalistes ont fait la promotion de nouveaux circuits des nutriments. Sur les Chinchina, la destruction des montagnes de guano, des populations aviaires et de la liberté de ceux qui y travaillent sont les conséquences invisibles de la modernisation de l’agriculture et des régions urbaines qu’elle a soutenues.


  1. Edward D. Melillo, « The First Green Revolution: Debt Peonage and the Making of the Nitrogen Fertilizer Trade, 1840–1930 », The American Historical Review, vol. 117, noo4, 1 octobre 2012, p. 1028–1060, 1029. 

  2. Ibid., p. 1030. 

  3. Ibid., p. 1031. 

  4. Ibid., p. 1039. 

  5. Clark et Foster, p. 330. 

Jane Hutton a présenté sa recherche sur le guano au CCA en juin 2016, lors du séminaire « Outils d’aujourd’hui : Mots-clés pour l’environnement », organisé dans le cadre du Programme du CCA pour les doctorants. Cet texte est tiré du livre à paraître Reciprocal Landscapes: Cases in Material Movements (Routledge, 2017), qui suit la trace de cinq matériaux utilisés dans les paysages emblématiques de New York au cours des 150 dernières années, et de la réciprocité entre leurs sites d’origine et de construction.

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