Une histoire de références

Notre propos est ici la manière dont l’œuvre de certains architectes, passés et actuels, révèle leur attitude envers l’histoire. On veut certes contempler le passé, mais pour mieux saisir comment la pratique architecturale l’utilise et l’a utilisé. On peut se servir de ce qui est venu avant nous comme référence, le citer, ou encore l’imiter, le plagier ou le rejeter. Il s’agit ici de savoir comment les architectes se positionnent par rapport au passé en vue de produire une œuvre pertinente pour leur temps.

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« On va en prendre un de chacun »

Amanda Reeser Lawrence sur James Stirling

Les architectes ont tendance à garder leurs références pour eux-mêmes. Même James Striling, enfant prodige du postmodernisme dont le penchant décomplexé pour l’historicisme atteint un sommet vers la fin des années 1970, est rarement entré dans les détails des précédents qu’il employait dans ses projets. C’est une chose pour un architecte averti de reconnaître dans la Staatsgalerie de Stirling, à Stuttgart, la façade manifestement copiée du projet Weissenhofsiedlung de Le Corbusier (l’« originale » se trouve, après tout, juste en haut de la colline). C’en est une autre, en revanche, pour Stirling d’admettre ou encore moins d’expliquer, comment il a cherché à émuler le maître. Le plagiaire doit demeurer futé et discret, évitant invariablement de se mouiller.

Il y a cependant quelques occasions durant la carrière de Stirling où celui-ci nous dévoile son jeu et laisse alors entrevoir le magicien à l’œuvre, l’espace d’un instant. C’est justement ce qu’il fait dans son « étude typologique » pour le Wissenschaftszentrum Berlin (WZB), un centre de recherche en sciences sociales. Sa construction s’achève en 1989, dix ans après que le cabinet James Stirling Michael Wilford and Associates eut remporté le concours de design organisé par le IBA1. Contrairement aux autres dessins d’étude du projet (montrant différents aménagements du site, détails axonométriques et dispositions spatiales), celui-là se démarque par le peu d’information qu’il présente sur les paramètres du site ou du projet : tout s’y résume à un ensemble de plans schématiques de divers édifices historiques et de divers types de bâtiment.


  1. Annegret Burg, Josef Paul Kleihues et Heinrich Klotz, International Building Exhibition Berlin 1987: Examples of a New Architecture, New York, Rizzoli, 1986. 

James Stirling, Michael Wilford, and Associates. Étude typologique, Wissenschaftszentrum, Berlin, Allemagne, entre 1979 et 1987. Fonds James Stirling/Michael Wilford, CCA. AP140.S2.SS1.D57.P6.15

La feuille non datée est divisée en deux par un trait vertical, tracé environ au trois quarts de la largeur de la page vers la droite. Dans la partie gauche s’alignent neuf plans schématiques à l’horizontale; la partie droite en montre sept autres à la verticale. Les dessins de gauche sont chacun accompagnés de deux termes : la description d’un type architectural (c.-à-d. « basilique », « théâtre », « temple ») et le nom d’une période architecturale (c.-à-d.« début de l’ère moderne », « époque romaine », « renaissance »). Légèrement plus grands, les plans schématiques de droite reprennent cinq de ces types historiques (basilique, donjon, phare, théâtre, palazzo) et deux édifices modernes de Frank Lloyd Wright et de Mies van der Rohe (respectivement, « Larkin » et « Crown Hall »).

Cinq de ces différents types de bâtiments (basilique, amphithéâtre, bar, phare et donjon) se trouvent dans la version définitive du WZB, disposés approximativement autour de la cour centrale. Faut-il voir dans ce dessin la pierre de Rosette qui expliquerait le choix des types de bâtiments? Que nous dit-il sur la manière dont Stirling envisageait l’histoire ou utilisait des références? Au premier abord, le dessin semble dénoter une utilisation presque cavalière de certaines formes historiques, cadrant bien avec le mythe de Striling tel un « Vitruvius ludens », un architecte au jeu1. Un employé de bureau à l’époque décrit la « méthodologie de travail » de ce projet : « Jim est arrivé au bureau, fraîchement rentré de ses vacances à Barfleur, en brandissant un petit livre sur les différents styles architecturaux et en lançant “On va en prendre un de chacun” »2. Le personnel n’a eu ensuite d’autre choix que de « jongler » avec ces différents types de bâtiment tout en devant tenir compte du bâtiment existant qui, lui, resterait en place.


  1. John Summerson, « Vitruvius Ludens », The Architectural Review 173, March 1983, 19–21. 

  2. Mark Girouard, Big Jim: The Life and Work of James Stirling, London, Chatto & Windus, 1998, 22. 

James Stirling, Michael Wilford, and Associates. Plan du site, Wissenschaftszentrum, Berlin, Allemagne, entre 1979 et 1987. Fonds James Stirling/Michael Wilford, CCA. AP140.S2.SS1.D57.P15.5

Cette lecture des choses élide cependant une dimension plus fondamentale mise en évidence dans le dessin, qui ne se limite pas à un banal aide-mémoire ni à un menu de choix architecturaux. Il s’agit plutôt du résultat d’un exercice d’identification d’une série de formes architecturales et de leur déclinaison condensée en des plans schématiques – autrement dit, de la création de types architecturaux. Le Larkin et Crown Hall disparaissent de la version finale parce que leur nature même est contraire à la dimension générique des types. Au lieu de faire référence à un précédent en particulier, les croquis de Stirling permettent plutôt une analyse comparative de plans à travers l’histoire architecturale pour découvrir les grands principes régissant les formes en question, à la manière d’une version moins contrainte des parallèles de Jean-Nicolas-Louis Durand dans son Recueil.

Bien que ce croquis puisse sembler pouvoir mettre en lumière le raisonnement de Stirling derrière le choix des types d’édifices dans le projet final, ce n’est pas le cas. Pas entièrement, du moins. Deux des neuf plans schématiques à gauche du dessin (« manoir » et « (donjon) château ») sont biffés, mais l’un d’entre eux (le donjon) se retrouve néanmoins dans le projet final. Dans la colonne de droite, qui nous rapproche de l’édifice dans sa version définitive, seulement trois des cinq types-formes sont représentées. Le dessin, soulignons-le, n’indique aucune progression linéaire vers sa version finale; il représente plutôt une réflexion bien mûrie sur l’histoire. Les différents types de plans sont identifiés et soupesés. Ils sont groupés, puis regroupés de différentes manières. Cette approche non linéaire et non progressive d’essais repris et répétés caractérise le travail de Stirling à l’époque1.

Pour le WZB, Stirling et Wilford adoptent, à certains égards, la technique de collage de Colin Rowe et de Fred Koetter pour « conscrire » certains éléments du passé et les agréger en une « collision » planimétrique formelle2. Rowe et Koetter se servaient de l’hétérogénéité des fragments historiques pour critiquer l’utopie et la solution « totale »3. Pour Stirling et Wilford, le collage sert d’outil architectural plutôt que politique. Selon Stirling, le « fouillis » dans le projet est à l’image du caractère éclectique du milieu urbain entourant le site. S’y côtoyaient, en effet, l’édifice Beaux-Arts datant du XIXe siècle, la Neue Nationalgalerie de Mies, ainsi que la bibliothèque d’État et le Théâtre philharmonique d’Hans Scharoun. Multiplier les formes architecturales dans le projet, c’était faire écho à la diversité de ses vocations. C’était aussi tenter d’éviter les « boîtes banales » issues de cette idée de « reproduire à la chaine » des locaux pour bureau, un fléau qui, pour Stirling, affligeait le développement urbain d’après-guerre4. Bien que les différents plans soient plus tard « collés ensemble » sur le site, le dessin fait ressortir la priorité accordée à leur sélection plutôt qu’à leur assemblage. Il montre également l’intérêt pour le type plutôt que pour le fragment. Dans le plan définitif, chaque type d’édifice reste entier et reconnaissable, presque intact sauf aux points de jonction entre les différents types. S’il est vrai qu’on a souvent décrit le travail de Stirling comme étant la compilation d’une batterie de pièces, ce dessin révèle qu’il vaut mieux l’appréhender comme une batterie de touts.

L’étude typologique de Stirling n’est pas la solution au casse-tête du WZB. Bien que le projet définitif s’inscrive dans le prolongement de ses découvertes, le choix des cinq types de bâtiment se révèle sans conséquence. Ils auraient pu correspondre aux types de bâtiment figurant sur le croquis, sans qu’on les « choisisse » plus tard; ils auraient également pu correspondre à n’importe quel type de bâtiment dans l’histoire de l’architecture. Une basilique ne se prête pas mieux à un pavillon de sciences sociales qu’un donjon médiéval ou qu’un palais. L’histoire dans son entièreté s’offre à l’architecte, mais cette histoire finit par être rendue anhistorique.


  1. Stirling a usé d’une stratégie similaire dans le projet Roma Interrotta. Voir mon essai « The Return of the Dead: Stirling’s Self-Revision at Roma Interrotta » Log 22, Spring/Summer 2011, 22–31. 

  2. Au moment de recevoir sa médaille d’or de la RIBA en 1980, juste après avoir remporté le concours du WZB, Stirling parle en termes clairs de sa dette envers Rowe, « mon bon ami aujourd’hui comme hier », et de son plus récent projet, « un collage d’anciens et de nouveaux éléments ». James Stirling, « Acceptance of the Royal Gold Medal in Architecture 1980 », Architectural Design 7/8, 1980, 6. Wilford a écrit au sujet du WZB : « Nous avons utilisé le collage et “collé ensemble” des bouts d’architecture pour en arriver à un plan… les éléments du projet sont agencés en des formes ou des fragments bien connus de bâtiment ». Michael Wilford, « Introduction », James Stirling, Michael Wilford and Associates, New York, Thames and Hudson, 1994, 4. 

  3. Colin Rowe et Fred Koetter, Collage City, Cambridge, Mass., MIT Press, 1978, 89. 

  4. « Science Centre for Social Studies, Berlin, West Germany , 1980/1984-88 », GA Document, 1990, 80–81. 

Amanda Reeser Lawrence est l’auteur de James Stirling: Revisionary Modernist (2012). Le CCA détient 617 dessins du projet Wissenschaftszentrum, faisant partie du Fonds James Stirling Michael Wilford.

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