Retour sur la province

Ce dossier traite des lieux au-delà de la métropole : les petites villes et celles de taille moyenne, les petites agglomérations, les villages éloignés. C’est ici, dans des lieux qui ne peuvent être réduits simplement au non-urbain, que nos crises – politiques, sociales, économiques, environnementales – s’amplifient. C’est là aussi où l’on peut, supposément, expérimenter plus librement. Nous y partons pour découvrir de nouvelles formes de communautés et d’architecture, ainsi qu’une vie meilleure (ou du moins son illusion).

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L’apprentissage en découle naturellement

Souvenirs d’étudiants de Rural Studio, Talca, Taliesin et Black Mountain

Une autre tradition d’éducation architecturale existe en dehors de la ville et des pédagogies circonscrites: des institutions peu orthodoxes qui sont elles-mêmes des expériences de construction communautaire. Nous sommes entrés en contact avec d’anciens élèves de quatre de ces écoles, pour essayer de découvrir ce qui rend ces lieux si différents. Voici ce qu’ils nous ont raconté.

Rural Studio

raconté par Jennifer Bonner

Construction du pavillon du parc Perry Lakes par des étudiants de Rural Studio, comté de Perry, Alabama, 2002. Photographie de Timothy Hursley

À mon époque, de 2001 à 2003, il y avait 7 membres du personnel et du corps enseignant, 12 étudiants de 2e année, 12 étudiants à la maitrise et environ 6 étudiants inscrits au programme de rayonnement venus des quatre coins du monde. Il y avait aussi des détenus qui aidaient les étudiants à faire leur projet. C’était un contexte de mixité sociale. Comme il n’y avait à peu près rien à faire (pas de bon café, pas de télé et une connexion Internet pourrie), on tuait le temps autour d’un feu de camp, en cuisinant ou en faisant un barbecue et en discutant tous les jours.

Pour faire sa maitrise comme étudiant au Rural Studio, il fallait à l’époque remplir une demande papier en répondant à des questions bizarres du genre « Êtes-vous républicain ou démocrate? » ou « Marteau ou perceuse, que préférez-vous? ». Avant de soumettre notre demande, mes camarades et moi avions contacté les étudiants des cohortes précédentes pour leur demander s’ils pouvaient nous mettre sur la piste de certains besoins, clients ou idées de projet. Certains d’entre eux nous ont suggéré de parler au juge successoral de Marion, dans le comté de Perry. Il avait en tête un projet pour l’ancien parc de la Works Progress Administration, un lieu fermé depuis près de dix ans. Il avait monté un comité où siégeaient le maire, un commissaire du comté, un professeur de biologie et certains employés de l’office des pêches de l’État. Rural Studio a accepté notre demande, et le comité est devenu notre client.

Nous avons amorcé nos réunions avec le comité en présentant aux membres notre proposition de concept, le budget et la façon de faire connaitre le projet au grand public. Les membres voulaient un pavillon, or, c’est connu, les pavillons sont des espèces d’objets préfabriqués vendus chez Home Depot. Donc, étudiants ambitieux que nous étions, on voyait bien plus grand. Nous nous sommes dit que nous allions construire une série de cinq structures : une toilette, un pont, un tour d’observation d’oiseaux, un pavillon et un quai de pêche. Mais on s’est rendu compte qu’il fallait d’abord choisir stratégiquement le type d’espace commun qu’il était nécessaire de rouvrir au public. Et nous l’avons senti : le pavillon était le bon espace. Il régnait un climat de tensions sociales et raciales autour du Rural Studio. Cela dit, pour notre projet, c’était plutôt l’inverse. Tout le monde travaillait ensemble pour le bien du projet. Au bout d’un moment dans un petit village, on finit par se mettre à chercher les gens les plus éclectiques et intéressants. Voilà comment nous avons rencontré Mary Ward Brown, une écrivaine qui faisait dans la fiction et qui a vécu toute sa vie dans le comté de Perry. Nous avons commencé à passer du temps avec elle, à en apprendre sur ses écrits et à lui parler de notre projet. Un jour, alors qu’on essayait de décider quels matériaux utiliser pour le pavillon, elle nous lance : « Ah mais, j’ai un bosquet de cèdres plus loin sur la route et je serais très heureuse de vous le donner. Il faudra tous les couper. » Et donc nous sommes partis avec nos tronçonneuses et nous avons coupé des dizaines d’arbres. Nous les avons ramenés à un type à Greensboro, en Alabama, qui avait une machine à bois pour qu’il coupe les buches en planches. Tout le plancher du pavillon, qui fait environ 110 m², est de ce cèdre qui provient du fourré de Mary Ward Brown, à littéralement un kilomètre et demi du site.

Après avoir terminé mon projet de maitrise, je suis restée l’année scolaire d’après comme enseignante. J’avais le titre de préposée aux travaux, c’est-à-dire que je faisais un peu de tout. Je donnais un cours, je révisais le travail des étudiants, j’allais chercher les détenus dans un camion Ford F-150. Je les amenais à notre campus pour qu’ils puissent travailler avec les étudiants, puis je les reconduisais après. Nous avions des conversations vraiment intéressantes, mais les villageois trouvaient le projet plutôt moche. Ils s’en sont d’ailleurs plaints en appelant au Rural Sutdio. Je faisais aussi visiter les lieux aux journalistes qui venaient de New York, ou j’ai même fait découvrir tous nos projets à quelqu’un de l’émission « Oprah Winfrey Show ». Vivre deux ans dans le sud rural m’a offert une vision très différente du monde, une vision émouvante, unique et bouleversante. Ça a changé ma vie, vraiment.

Talca

raconté par José Luis Uribe

Étudiants de Talca construisant une installation lors du « Atelier d’août » à Curtiduría, au Chili, en 2006. Photographie de Hector Labarca Rocco

Le milieu rural est un passage obligé dans toute formation à Talca, située dans une ville de taille moyenne entre deux capitales : Concepción, capitale régionale, et Santiago de Chile, capitale nationale. Avant 1999, il n’y avait aucune école d’architecture sur ce territoire, qu’on appelle la Vallée centrale. Au début, comme c’était une nouvelle faculté rattachée à une université publique, l’école n’avait aucun bâtiment bien à elle. Je me rappelle, certains cours avaient lieu dans un vieil atelier de menuiserie à la faculté de génie forestier. On avait du mal à entendre le professeur dans le bruit de fond des moteurs. C’est dans cette pièce qu’on a passé pour la première fois une nuit blanche à essayer de boucler un projet – en fait, on a passé la nuit à étudier pour en examen de math qu’on a tous coulé!

On a même assisté à des cours dans la forêt sur le campus de l’université. On apportait nos chaises dans la clairière et on suivait notre cours là. Juan Roman, le fondateur de l’école et son directeur à l’époque, arpentait la forêt et nous surveillait – c’était comme le loup et ses 90 petits chaperons rouges. Il nous demandait de lui dire quelles étaient la dimension spatiale et les limites de notre « classe » des bois. On a commencé très modestement et c’est aux énergies conjuguées des enseignants et des étudiants que l’école doit son essor.

L’école était un milieu toujours très dynamique, parce que tout le monde venait d’un endroit différent. Grosso modo, 80 % des étudiants venaient de la campagne et certains enseignants de différents endroits au Chili. Il y avait un va-et-vient constant à l’école, mais tous étaient affairés, sauf pendant l’« Atelier d’aout » où tout s’arrêtait. L’école devenait alors un atelier transversal. Durant ce mois, la vallée nous servait de salle de classe et on s’y déplaçait un peu partout pour y construire nos interventions. Les étudiants de chaque niveau, ensemble, concevaient, coordonnaient et construisaient des lieux publics en milieu rural.

Une année, cependant, ce que nous avons conçu n’était pas un bâtiment, mais une expérience. Avec vingt autres étudiants, nous avons parcouru la vallée, des montagnes des Andes à la côte pacifique, trois jours de pure réjouissance. Le plus important, c’était d’apprendre à connaitre le territoire et à nous connaitre comme groupe. C’est lors de ces conversations intimes, autour d’un verre de vin, que les intérêts et les idées se manifestaient. Ce que vous ne voyez pas sur les photos de la structure érigée, c’est justement ces flâneries et ces échanges avec les étudiants et les gens du coin.

Pour mon projet final, j’ai conçu un petit oratoire dans les Andes, un endroit où pouvaient se réunir des gens dans la prière. Le plus amusant là-dedans, c’est que je suis tombé sur le site de mon projet par hasard. Je marchais dans les montagnes en essayant de trouver un bâtiment conçu par Smiljan Radic et je n’arrivais pas à le trouver, mais j’ai fini par trouver un endroit parfait pour mon projet. Je pense que ce projet reflète et porte en lui mon expérience à l’école, la matérialité et la ruralité du paysage.

Taliesin

raconté par Roger D’Astous

Roger D’Astous. Portrait de Frank Lloyd à Taliesin West, Scottsdale, Arizona, 1953. Fonds Roger D’Astous, CCA. ARCH158160

À Taliesin, le lundi matin, les diverses taches à exécuter durant la semaine étaient affichées – construction des bâtiments et entretien, préparation des repas, jardinage ou travaux de ferme, extraction de la pierre dans la carrière, aussi bien que travaux de dessin sur les projets en cours. Mais pourquoi exiger de nous autant de travaux manuels que nous devions accomplir chacun à tour de rôle, sans exception? Quoique personne n’eût à rendre compte de ses activités, chacun savait fort bien que de faillir à sa tâche alourdissait celle des autres.

L’atelier d’architecture, que nous appelions « le sanctum », nous amenait à travailler sur les projets en cours de M. Wright. Sous la direction d’un sénior, nous participions à la préparation des plans d’exécution, détails, devis, etc., toujours directement sur la table à dessin, jamais dans une de ces classes avec tableau noir comme celles que j’avais déjà connues.

Le maitre faisait régulièrement la ronde des tables à dessin. Un jour, s’arrêtant à la mienne et examinant un détail d’ébénisterie en préparation, il me dit: « -Roger, cela ne fonctionnera pas. -Pourquoi? lui demandai-je. -Prends ce détail, me répondit-il, et fabrique-le à l’atelier de menuiserie… Tu verras…» C’est ainsi que j’appris comment détailler un tiroir à coulisseau qui fonctionne bien. (Il devait ensuite être exécuté pour le musée Guggenheim.)

L’atelier de dessin comprenait, en plus des différents ateliers de travail, une bibliothèque où tous les travaux de M. Wright étaient conservés, une source inouïe de références. À nous de les consulter. Et même si le réveille-matin sonnait à 6 h 30, combien de soirées et de nuits y avons-nous passées! Les secrets de construction en blocs textures de La Miniatura, les coupes intérieures de Robie House, les détails du siège social de la Johnson and Son s’y trouvaient; l’évolution du musée Guggenheim, les projets de Pittsburg, Fallingwater, tout y était. Une véritable mine d’or.

Autre phase de l’apprentissage: la construction des bâtiments que nous habitions. Je compris alors pourquoi un coffre à outils était tout aussi indispensable que crayons et compas. Le but de cette activité était de prendre contact avec les matériaux afin d’en comprendre la nature intrinsèque. Faire en sorte que la pierre soit autant à sa place dans un mur que dans la carrière dont elle provient, que le bois révèle sa fibre et son grain, que l’acier démontre sa qualité unique de tension (pan sur structure suspendue), que le verre accentue la continuité visuelle intérieure-extérieure ou dévoile même une pigmentation incorporée dans sa masse dans le cas d’une verrière.

Et que dire de cette autre grande règle du maitre : celle d’expérimenter physiquement et spirituellement les espaces intérieurs que son génie savait si bien créer et que nous avions la chance d’habiter. À Taliesin (au Wisconsin comme en Arizona), vivoirs, salles à manger, ateliers, ou autres pièces s’identifient de façon sublime. Ces intérieurs sont des sculptures spatiales; on y circule avec délectation, découvrant constamment des aspects nouveaux. Des « variations sur le même thème » ou le détail, la coloration, l’ameublement, la lumière révèlent une constance, une unité de principes en tout. Comme par osmose, ces intérieurs se manifestent à l’extérieur et deviennent l’architecture externe, la conséquence directe de ce qui fut d’abord découvert en plan durant la conception initiale. 

Black Mountain

raconté par Herbert B. Oppenheimer

Les élèves de Black Mountain Jane Robinson, Paul Wiggin et George Cadmus, avec une personne non identifiée, déplaçant les pianos du campus de Blue Ridge vers celui de Laske Eden, v. 1941

J’étais à Black Mountain de juillet 1942 à avril 1943 quand l’armée de l’air m’a réquisitionné. J’ai adoré mon année. La danse du samedi soir, le chant avec M. Jalowetz dans une chorale qui comptait autant d’enseignants que d’étudiants; les cours avec Albers et Bentley et, par-dessus tout, les gens extraordinaires, l’intensité de ce petit groupe brillant. Je parle constamment de ces beaux jours, remplis d’activités et de plaisirs. Je me rappelle avoir fabriqué des figurines déformées en glaise et Albers avait entendu parler de mon travail. Je les lui ai montrés et j’ai été ébloui par ses éloges. Je me suis alors rendu compte que je pouvais être sculpteur, et j’ai continué à en faire comme un passetemps rattaché à mon travail d’architecte. Je me rappelle un cours avec Albers dans le sous-sol du nouveau bâtiment d’études. (On était toujours en train de mettre de l’isolant dans l’espace sous la dalle du toit.) On devait être environ six à huit, un grand groupe, assis autour d’une grande table massive. Il a commencé à parler des faiblesses des arcs en ogive gothiques, des poussées latérales qu’il fallait contrer avec un arcboutant et le pinacle pour éviter que l’arc ne cède. Et il est monté tout d’un coup sur la table, ses mains poussant sur ses cuisses vers le bas pour écarter ses jambes – l’arcboutant, le pinacle et l’arc en ogive. Le danger d’un effondrement était effrayant.

Frances de Graaf et Eric Bentley étaient les professeurs qui s’intéressaient le plus aux tumultes du monde politique en dehors du campus, et on était plusieurs à se joindre à eux pour prendre un verre et échanger. Fran était une femme corpulente et gracieuse qui dansait sobrement, mais je me souviens d’une de nos soirées où elle a eu l’idée de placer une chaise à sa gauche et une autre à sa droite. Elle s’est accroupie, puis au son d’un air russe bien rythmé, elle a posé ses coudes sur chaque chaise puis s’est mise a exécuté une tsatska, en enchainant fiévreusement des coups de pied et en faisant des bonds. Depuis lors, quand une situation similaire s’y prête, moi aussi je fais pareil.

Il y avait si peu de jeunes hommes à l’école que, chaque fois que Bob Wunsch ou Fritz Cohen ou Eric Bentley organisaient une soirée, ils faisaient appel à moi. J’adorais ces spectacles le samedi soir : Sous la neige, La Mégère apprivoisée, et le chant.

Mes neuf mois à Black Mountain ont été, à coup sûr, les plus intenses de ma vie, et les plus heureux, mais je revois souvent l’ironie de mes plaisirs à une époque où le monde à l’agonie sombrait dans l’horreur, littéralement brisé dans la douleur. Je suis content d’avoir pu vivre ces neuf mois. Vivre dans un milieu isolé de taille et d’échelle restreintes est encore plus précieux aujourd’hui, dans un monde d’immensité où tout va toujours vite. Les relations interpersonnelles semblent maintenant plus limitées, plus fragiles. Mais, il faut dire qu’à Black Mountain, j’avais 18 ans. C’était une époque fantastique.

Jennifer Bonner et José Luis Uribe ont gracieusement raconté leurs études à David Huber et Federico Ortiz au printemps 2018. Le récit de Roger D’Astous, initialement publié dans ARQ 60 (avril 1991), a été découvert dans ses archive au CCA. Celles-ci qui couvrent toute sa carrière, en commençant par son temps à Taliesin entre 1951 et 1953. Le texte de Herbert B. Oppenheimer a été publié à l’origine sous le titre « Nine Months at BMC » dans Black Mountain College: Sprouted Seeds: An Anthology of Personal Accounts, édité par Mervin Lane et publié par The University of Tennessee Press (Copyright © 1990, reproduit avec permission).

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