Quand je pense au « chez moi »

Reanna Merasty, Johanna Minde et Robyn Adams évoquent leurs souvenirs d’enfance dans le Nord

Les textes présentés ci-dessous ont été écrits pour le livre Vers chez soi : Conceptions inuites & samies du lieu à paraître en avril 2024 et publié par le CCA, Valiz et Mondo Books. Les trois autrices ont participé à l’atelier Futurecasting conçu dans le cadre de l’exposition ᐊᖏᕐᕋᒧᑦ / Ruovttu Guvlui / Vers chez soi et qui a fait l’objet de cet autre article.

Reanna Merasty : Une enfance Nihithaw (Crie)

Enfance au Lac Reindeer

Dans le plus précieux souvenir que je garde de mon « chez moi », je suis debout sur un quai, sur l’île familiale coupée du monde, au milieu du lac Reindeer, dans le nord du Manitoba. Fait de bois, pierres et cordes issus de la région, le quai est une construction simple mais élégante, qui semble suspendue au-dessus de l’eau en attendant l’arrivée d’un bateau. En regardant par-dessus le bord, au-delà de mes pieds mouillés et couverts de sable, j’observe l’eau claire et les légères ondulations qui se déplacent à sa surface. La seule chose que j’entends, c’est le vent léger qui dialogue avec l’eau, les arbres qui s’agitent le long de la rive et, un peu plus loin, le faible bruit d’un moteur. Alors que le moteur vibre plus fort, j’entends le clappement du bateau qui se cogne aux vagues des eaux libres et agitées. Il franchit ensuite le seuil entre l’agitation et le calme, passe la ligne des arbres et commence à ralentir. À l’arrière du bateau il y a mon papa (grand-père), avec une casquette de camouflage verte, une longue barbe brune et une truite de lac fraîche à ses pieds. Au centre se tient ma kookum (grand-mère), protégée par une couche faite de couvertures ainsi que d’une bâche bleue et coiffée d’une toque qui dissimule imparfaitement ses cheveux gris coupés courts. Tous deux me font signe de la main en même temps et me sourient chaleureusement. Lorsqu’ils arrivent à quai, ils se détachent sur un fond nimbé de teintes roses et oranges alors que le soleil s’approche de la ligne où l’eau rencontre le ciel, prêts à accueillir l’atmosphère insondable et les esprits des aurores boréales.

Ces sensations et ces images ont particulièrement défini mon enfance et mon éducation en tant que nihithaw iskwew (femme crie de Woodlands). Elles sont des souvenirs récurrents qui influencent la façon dont j’interagis avec le monde et dont je représente mon chez moi.

Processus personnel de conception du projet de thèse « wahkohtowin: architecture for our kin », 2021. Dessin par Reanna Merasty

La maison, qui n’est pas simplement un bâtiment, est un environnement total. Englobant toutes les formes de vie, le chez soi est plus qu’une personne et comprend tout ce qui relève de la création. Il inclut les animaux qui vivent à nos côtés, le sol qui se trouve sous nos pieds et la vie végétale qui nous entoure. Le chez-soi est l’éventail d’expériences sensorielles liées à tous les êtres vivants d’un lieu comme à tous les êtres vivants qui nous soutiennent en pourvoyant abondamment à notre subsistance en tant qu’humains et qui sont tous des signes de l’amour que la terre nous offre.

Le lien affectueux et profondément enraciné que j’ai établi avec la terre pendant mon enfance est toujours présent en moi et a façonné mes valeurs. Celles-ci reposent sur le principe selon lequel nous devrions travailler ensemble, dans un esprit de réciprocité, pour la terre plutôt que contre elle – un principe expliqué de manière tellement éloquente par David Abram :1


  1. David Abram, The Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-Than-Human World, Pantheon Books, New York, 1996, p. 121. 

« En invoquant une dimension ou un temps où toutes les entités avaient une forme humaine, ou alors une époque où les humains avaient la forme d’autres animaux et plantes, ces histoires affirment la parenté humaine avec les multiples formes du territoire environnant. Ils indiquent ainsi les relations respectueuses et mutuelles qu’il faut maintenir avec les phénomènes naturels, la réciprocité qui doit guider le rapport de chacun avec les autres animaux, les plantes et la terre elle-même, afin d’assurer sa propre santé et de préserver le bien-être de la communauté humaine. »

Je travaille aujourd’hui dans le domaine de l’architecture, et bien que mon processus de réflexion ait été intrinsèque, mon expérience n’est pas similaire à celle de la plupart des gens de la profession. La majorité d’entre eux ont vécu sans avoir accès à la terre, et n’ont pas de relation approfondie avec elle. Selon moi, une fois que cette relation aura été établie et que les autres comprendront son importance pour la subsistance, ils seront en mesure de travailler à une architecture qui protège, honore et respecte la terre. Comme le constate Robin Wall Kimmerer, « savoir que l’on aime la terre nous change, nous incite à la défendre, à la protéger et à la célébrer. Mais lorsque nous sentons que la terre nous aime en retour, ce sentiment transforme la relation d’une voie à sens unique en un lien sacré. »1


  1. Robin Wall Kimmerer, Braiding Sweetgrass: Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge, and the Teachings of Plants, Milkweed Editions, Minneapolis, 2013, p. 124. 

Enfance au Lac Reindeer

Pour contribuer à cette transformation de la pensée chez les créateurs, j’ai élaboré sept principes directeurs de conception inspirés de mon éducation :

1) Honorer la terre, comprendre ce qu’elle contient et ce qu’elle a à offrir.
2) Faire preuve d’humilité, prendre conscience que la terre est plus grande que nous.
3) Effectuer un processus croisé avec le lieu, étudier les conditions locales, le climat et l’environnement.
4) Procéder avec précaution, avoir un impact positif et être sensible.
5) Chercher les énergies, se demander comment tous les êtres vivants d’un lieu sont interconnectés et comment mettre ces relations en valeur.
6) Encourager les actes réciproques, suivre la règle qui consiste à rendre dix fois plus que ce que l’on prend.
7) Prioriser le travail du cœur, travailler en y mettant tout son cœur, son âme, son corps et son esprit.

La création de ces principes vise à leur transformation en un processus qui nous permet de reconnaître notre humilité, d’inclure les autres êtres vivants sur cette terre dans nos processus de conception, et de travailler collectivement avec l’environnement qui nous entoure. Ces principes aideront les créateurs à prendre conscience des valeurs et des connaissances que nous, les peuples autochtones, avons affirmées, et des expériences acquises au contact de la terre que nous nous efforçons de protéger.

Allez vivre l’amour de toutes les formes de vie qui vous entourent,

Écoutez les mots que le vent prononce,

Sentez la Terre Mère respirer sous vos pieds,

Et toutes les énergies qu’elle crée,

Laissez les histoires de la terre vous influencer et vous guider,

Créez avec la gentillesse et la chaleur du cœur,

Transmettez à un·e autre personne.

Je crée pour les sensations et les images issues de mon éducation, afin que mes enfants, et les enfants de nombreuses générations à venir, puissent faire l’expérience de l’éloignement magnifique de leur territoire d’origine. Pour ma kookum et mon papa, dont les aïeuls ont marché le long de ces eaux et protégé ces terres.

Johanna Minde : Restituer à la nature

Depuis des centaines d’années le mica est utilisé dans plusieurs régions samies le long de la côte montagneuse de Norvège. À Stuornjárgga, où je me suis installée, les gens racontent souvent que cette pierre stratifiée est « l’argent du pauvre », faisant ainsi allusion à son usage traditionnel comme décoration pour les vêtements des familles samies de la côte. Comme j’ai pu le voir, sur certaines vieilles ceintures produites dans la région, le mica remplace les boutons en argent. Que cette histoire soit vraie ou non, l’utilisation du mica comme décoration manifeste un recours aux ressources naturelles qui se pratique de manière constructive, durable et culturellement pertinente.

Et c’est ce qu’on m’enseigne.

Marteau et maillet utilisés pour récolter le mica. Photographie de Johanna Minde

Mains tenant du mica, un matériau couramment utilisé dans l’artisanat sami. Photographie de Johanna Minde

Quand je pense au « chez moi », je pense à l’endroit où vit ma famille et aux personnes qui comptent dans ma vie. Mais pour moi, le « chez moi » constitue aussi un territoire rempli de ressources naturelles dont j’ai la possibilité de profiter et dont je peux recueillir les récoltes. C’est l’endroit où je puise mon inspiration et où je collecte des matériaux pour l’artisanat ainsi que les besoins quotidiens. Lorsque je pratique le duodji, l’artisanat traditionnel sami, l’utilisation d’une ressource naturelle telle que le mica, me permet de m’exprimer et de développer qui je suis.

Ce processus de collecte m’amène souvent à me demander quelles sont les interventions dont le paysage peut se remettre une fois que les besoins humains sont satisfaits. Lorsque je prélève des matériaux dans la nature, je veille à ne pas tout ramasser au même endroit; je veux qu’il y reste des ressources qui serviront la prochaine fois que quelqu’un, moi ou un autre, en aura besoin. La coutume samie qui consiste à laisser le moins de traces possible derrière soi et à ne puiser dans la nature que ce dont on a besoin pour la journée me parait belle et précieuse.

J’aime penser que l’on peut transposer cette compréhension de l’utilisation des ressources naturelles à une façon de penser l’architecture. Lorsque l’on construit sur le territoire Sápmi, il est essentiel de comprendre la fonction du bâtiment dans son contexte. Les constructions traditionnelles samies sont des ouvrages in-situ, caractérisés par leur capacité à s’adapter au paysage et au climat, et façonnés avec des matériaux locaux adaptés à leur environnement. Un bâtiment construit avec des matériaux naturels a un cycle de vie naturel; lorsqu’il est abandonné ou déplacé, il laisse très peu de traces derrière lui. La durée de vie de l’édifice est limitée, et il peut retourner à la nature. Dans l’usage des méthodes de construction modernes, la restauration et le recyclage peuvent venir en complément à ce processus de restitution à la nature. En utilisant des matériaux naturels et spécifiques au site, ainsi que des composants démontables et déplaçables, il devient possible de restaurer le paysage de manière durable, en le ramenant à un état proche de son origine. La restauration offre ainsi une flexibilité, où forme et fonction peuvent travailler main dans la main.

Restituer à la nature exige une réciprocité entre le matériau et le contexte qui existe à chaque niveau de la création samie. Selon l’usage traditionnel du mica par les Samis, ce minéral est divisé en petites lamelles et fixé entre deux morceaux de tissu ou de cuir qui sont ensuite cousus ensemble. La nature fragile et volatile du mica permet ainsi une nouvelle fonction, adaptée spécifiquement aux propriétés du minéral. Le mica devient ainsi un symbole du « chez moi » que je peux transporter et avoir sur moi. En portant une partie de mon « chez moi » dans mes vêtements ou mes affaires, il sera toujours à proximité, où que je sois.

Robyn Adams : Dans la forêt après que j’ai

Pour ma grand-mère Reynalde Adams (née Curé) 1942-2023

L’eau que je connais. Lac Winnipeg vu de Willow Island, Gimli, au Manitoba. Photographie de Robyn Adams

Tous les esprits de ma mère m’ont éveillée.
Mon souffle a changé –
il est devenu plus vaste, pesant, mais léger de l’intérieur.

Ils m’ont déballé leurs histoires tandis que le feu de cèdre crépitait comme le bredouillage de mon grand-père, et que le bienfait des remèdes brûlait avec éclat.
Nuée de fumée girant sur elle-même.
Je pouvais les voir et les sentir. J’ai demandé (en mon for intérieur) qu’ils me voient – pour voir s’ils pouvaient m’entendre.
Maintenant, mon corps est plus, mon corps est vôtre,
et, alors que mes pieds foulaient le sol de la forêt, j’ai perçu leurs souvenirs dans mes souvenirs.

Ma grand-mère s’assoit comme une enfant, je m’assois comme une enfant.

Elle ressent le territoire par ses mains. Elle glane des baies dans les buissons le long de la rivière Rat. Je butine des baies le long de la rivière Rouge. Elle passe les heures de la journée au soleil, la peau hâlée et embrassée. Ses sœurs et elle rient en remplissant des seaux poor maamaan.

Nous vivons ensemble dans une pièce enveloppée de bois recueilli par ni paapaa qui a grandi juste devant leur fenêtre. Les rondins enserrent notre maison telles d’épaisses mâchoires autour du chalef changeant, une maison en queue d’aronde avec des plaques de ciment entre chaque rondin.

Les doigts tirent sur les racines
et s’en emparent
comme pour couper le cordon ombilical.

Secouement de la terre, la poussière tombe
et se répand sur les autres plantes
telle de la farine tamisée.

Tu te souviens de ces sacs de farine partout.
Des empreintes sur les robes ternies par le charbon.
Tes mains cousent chaque fil le long des coutures,
comme le jardin que tu as planté –
reliées ensemble grâce à toi.

Les roues de leu shaaret
dessinent des cercles dans les chemins que tu as tracés encore et encore,
comme si tes pieds marquaient la terre,
telles des traces de souris dans la neige
telles des traînées blanches d’avions
telles des niskak dans la Voie lactée.

Mais les orteils et les roues collent au sol,
tassent le sol,
chamboulent le sol
et mettent plus de temps à s’effacer.
Le va-et-vient s’estompe.

La terre que tu cultives est jalonnée par l’activité, l’agitation de tes frères et sœurs, les chevaux de ton père, le blé palpé dans ta main.
Mais même ta façon de cultiver est différente.
Tu connais la terre à travers les animaux, les chevaux, la ligne de piégeage.
Par lii zannimoo faroosh.

Les arbres que je connais. Peupliers, chênes et frênes à Sandy Hook, au Manitoba. Photographie de Robyn Adams

Michif / Français

poor maamaan | pour maman
ni paapaa | notre père
chalef changeant | chalef argenté
niskak | oies
leu shaaret | la charrette de la rivière rouge
zannimoo faroosh | animaux sauvages

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