Ici, « agentivité » désigne la capacité à exercer sa volonté créative et morale pour faciliter l’amélioration sociale par des moyens politiques

L’exposition Quelle modernité : biographies de l’architecture en Chine 1949-1979 est présentée dans nos salles principales. Texte extrait de l’article publié la semaine dernière. Image : photogramme du film de Wang Tuo Intensity in Ten Cities. © Wang Tuo

Les choses à faire

Sony Devabhaktuni écrit à Merve Bedir

Photo prise par Noah Kennel. Banc provisoire fabriqué par Twyla Simpkins, organisatrice et bénévole du cimetière Green Lawn. Cimetière Green Lawn, canton de Chester, Pennsylvanie, États-Unis.

Merve, je t’écris à propos de la question de l’intention ou l’agenda politique de l’architecture. En a-t-elle un? Devrait-elle en avoir un? À mon sens, tenter de répondre à ces questions en se demandant à quoi « ressemble » ou pourrait être une architecture « politique » nous égare, car cela revient à attribuer à l’architecture une agentivité qui réduit sa dimension politique à la productivité de ses objets. Or, cette approche me paraît insatisfaisante : elle détourne notre attention de l’interrogation sur la pratique.

La question de la pratique politique de l’architecture demeure centrale pour moi depuis mon départ de Hong Kong pour la banlieue de Philadelphie. Dans ces deux lieux, comme dans tant d’autres aujourd’hui, les agonismes politiques se sont heurtés à des mesures autoritaires cherchant à étouffer ce qui est pourtant légitime et nécessaire dans toute contestation. Je rejoins ici la proposition de Chantal Mouffe selon laquelle le politique constitue une négativité latente que domestiquent les institutions et groupes d’intérêt de la politique1. Dès lors, la question devient celle du rôle de l’architecture dans un tel climat : comment faire de l’architecture politiquement?

Depuis mon arrivé, je me suis intéressé aux communautés du comté de Delaware où je vis, et plus particulièrement à la ville de Chester. Ici, depuis plus d’un demi-siècle, le jeu politique a étouffé tout conflit par des manœuvres et des tours de passe-passe rendus possibles par les inégalités de pouvoir, accélérant ainsi l’expropriation racialisée2. Ce n’est qu’au cours de la dernière décennie que des actions organisées et localisées ont recommencé à revendiquer et à défendre un chez-soi public. Avec mes élèves3, ce semestre, il nous a semblé essentiel de rencontrer les membres de la communauté pour comprendre ces efforts, tout en commençant à étudier les sites où la matérialité résonne avec les histoires partagées. Dans cette optique, j’aimerais aborder la question de la politique de l’architecture sous un autre angle : celui de l’« agenda », terme qui renvoie à la pratique4.

Le mot « agenda » partage avec « agency » [agentivité] et « action » la racine proto-indo-européenne « ag- », dont le sens est « conduire, tirer, pousser, déplacer »; en latin, l’apparition du terme agenda s’associe plus généralement au faire5. Avec agenda, nous déplaçons notre attention vers la nature même de ce faire : comment le faire a-t-il lieu en architecture? Comment a-t-il lieu politiquement?

En anglais, le premier usage du mot « agenda » désignait « les choses à faire, considérées collectivement; les affaires de pratique [matters of practice]6, par opposition aux croyances ou aux théories »7. Cette définition des XVIIe et XVIIIe siècles va de pair avec le terme aujourd’hui disparu de credenda, qui désigne les choses à croire. « Choses à faire » et « choses à croire » sont tous deux des termes liturgiques : des prérequis pour entrer au paradis. Dans cette acception désormais obsolète, les « affaires de pratique » [matters of practice] ne décrivent pas la croyance mise en action — la praxis contemporaine d’une rencontre politiquement orientée avec le monde — mais quelque chose de plus ordinaire. En tant qu’affaires [matters], ce qui se pratique, ce sont des relations. En tant que relations, ces affaires [matters] structurent le déroulement du quotidien : elles constituent des « choses à faire », nécessaires pour perdurer – pour tenir au quotidien –, mais aussi, dans un sens positif, des accomplissements qui débloqueront une possibilité : des choses à faire (pour entrer au paradis). Le fait que ces choses soient « considérées collectivement » laisse entendre qu’on ne peut déterminer individuellement, isolément, ce qui doit être fait.

D’une certaine manière, tout cela résonne avec mon expérience auprès de la population de Chester. Ce qui ressort des discussions, ce sont les lieux qui motivent leurs efforts : par exemple, un cimetière afro-américain abandonné datant de 1908, qui abrite les tombes de Buffalo Soldiers ayant combattu lors de la guerre de Sécession. Depuis la mort du gardien il y a une vingtaine d’années, le site s’est retrouvé envahi par les hautes herbes, les broussailles et un bosquet d’arbres; de nombreuses pierres tombales se sont renversées ou ont été englouties par les cycles de gel et de dégel. Ces dernières années, un petit groupe s’est formé pour organiser des chantiers bénévoles hebdomadaires qui ont permis de contenir la végétation sur environ un tiers du cimetière. Si des valeurs communes unissent sans doute les personnes participantes, il me semble que c’est avant tout une compréhension collective de ce qu’il y a à faire qui fonde leur pratique.

Ici, l’agenda désigne un faire relationnel, où les « choses à faire » expriment à la fois de manière pragmatique et positive de ce qui reste à accomplir. Certes, la distinction entre agenda et credenda se trouve peut-être enchevêtrée dans le fait que toute détermination de ce qu’il y a à faire est influencée, pour une part petite ou grande, par ce que l’on valorise. Mais l’essentiel est de déplacer l’attention des systèmes de croyances, dogmes ou principes vers le faire lui-même. De plus, ce déplacement suggère que le politique réside dans l’interrogation des relations qui interviennent dans l’accomplissement de ce qu’il y a à faire. Pour l’architecture, cela signifie que le politique ne peut être cantonné à la productivité de l’objet, mais qu’il est inhérent aux relations qui composent les affaires de pratique [matters of practice].

Quelles sont ces relations? Dans ses travaux sur la consommation énergétique, Elizabeth Shove considère les matters comme les « choses » qui rendent le quotidien possible. Elle en propose au moins trois types : les choses en arrière-plan, les choses en action et les choses qui s’épuisent : infrastructures, appareils et ressources8. Pour Shove, ces catégories sont mouvantes, gigognes et se chevauchent, mais témoignent néanmoins de la manière dont les pratiques interagissent avec le monde matériel : avec la matière [matter]. Ce sont nos relations avec ces matters qui situent les pratiques.

J’inclurais également ici les relations humaines et non-humaines : ces interactions qui, de manière subtile ou directe, constituent, elles aussi, des choses rendant les pratiques possibles. Elles forment à ce titre une « infrastructure » en arrière-plan, mais aussi ce que Lauren Berlant nomme un « monde-de-vie » [lifeworld] qui aide à tenir9. À Chester, ce monde-de-vie relationnel — avec son environnement bâti, ses partenaires communautaires et la vie non-humaine qui s’y manifeste comme nature urbaine — forme cette infrastructure. En tant que tel, il relie et fournit les moyens de s’en sortir dans une période de transformation sociale et structurelle; il permet de tenir bon.

À mon sens, les affaires de pratique [matters of practice] se distinguent des « faits disputés » [matters of concern] de Bruno Latour, formulées en réponse au monde post-factuel révélé par le 11 septembre et le déni climatique10. Latour cherchait à définir un rôle pour la critique qui puisse « rassembler » plutôt que réfuter : réunir les faits disputés [matters of concern] plutôt que déconstruire les faits indiscutables [matters of fact]. Aujourd’hui, plus de vingt ans plus tard, la position suspecte des faits ne repose plus sur leur déconstruction critique mais procède désormais comme une banalité à travers toutes les formes de médias.

Réfléchir en termes de faits disputés [matters of concern] permet d’articuler avec soin les discours, histoires, usurpations et occlusions qui structurent, situent et sont produits par et à travers les objets, phénomènes et idées qui nous entourent. Latour reconnaît que les « faits disputés » donnent un autre nom à des idées qui flottent dans l’air, dont l’une, la « tordeuse de la pratique » [mangle of practice], inclut la reconnaissance du rôle que jouent les pratiques dans l’articulation de la réalité, y compris des faits les plus indiscutables11.

Malgré ce recoupement, il me semble que les affaires de pratique [matters of practice] demeurent essentielles par la manière dont elles renvoient directement au faire et aux relations impliquées dans cet agenda. Pour l’architecture, cela signifie que la façon dont les relations sont reconnues, entretenues et soutenues devient déterminante si l’on veut situer sa nature politique. Ce qui implique également que l’expansion de la critique architecturale au cours des dernières décennies, qui a intégré des faits disputés [matters of concern] — tels que le travail, l’extraction, le non-humain, la décolonisation, la justice sociale, ou encore les questions de maintenance et de care —, doit continuer à nourrir les relations dans leur mise en œuvre en tant qu’affaires de pratique [matters of practice]. Si elles restent au contraire cantonnées au domaine des préoccupations, des faits disputés [concerns], elles se trouvent exclues de l’agenda politique de l’architecture.

Ce que je veux exprimer ici n’est peut-être pas très éloigné de la conception que propose Max Liboiron d’une science anticoloniale fondée sur de « bonnes relations » avec la Terre et qui rejette les technologies du colonialisme de peuplement12. Liboiron soutient que plutôt que de demeurer dans le domaine de l’histoire ou de l’idéologie externes, ce sont les méthodes scientifiques du quotidien qui doivent être interrogées quant à leur propre relation avec ces technologies. Une telle réorientation représente selon moi un déplacement des faits disputés [matters of concern] vers les affaires de pratique [matters of practice]. Elle renvoie à ce que signifierait faire de l’architecture politiquement.

Qu’est-ce donc qu’une architecture de « bonnes relations »? Avec la Terre, mais aussi avec d’autres matters (infrastructures, outils, ressources) et d’autres êtres, humains et non humains : relations de travail, d’extraction, de communauté, d’heures de travail, d’approvisionnement en matériaux, de protocoles d’engagement.

Selon Doreen Massey, être en relation commence par la reconnaissance de la différence et des dynamiques de pouvoir qui caractérisent ces différences13. En même temps, la relation implique aussi une transformation co-constitutive qui s’opère à travers tout échange. En gardant à l’esprit le pouvoir et le changement, les relations s’accompagnent de responsabilités et supposent des négociations qui se manifestent comme une attention continue. Ici, la pensée de Massey nous ramène également à la proposition de Mouffe selon laquelle le politique comprend nécessairement une contestation agonistique; elle situe toutefois ce conflit au sein même des relations, non pas comme un défi insurmontable, mais comme le quotidien d’une rencontre avec la différence. C’est donc dans les relations avec les matters que le politique se pratique et que nous pouvons commencer à identifier un agenda pour l’architecture.

À Chester, il est possible que le temps que nous y passons et le travail que nous y accomplissons ne laissent que peu de traces de notre passage : aucun plan, aucun projet, aucune intervention matérielle susceptible de témoigner de ce qui aura été appris et partagé. Peut-être en sera-t-il ainsi, comme c’est parfois le cas. Mais ce qui peut être politique dans ce travail, et ce qui demeure un agenda pour le faire architectural, c’est une attention portée aux relations qui constituent les affaires de pratique [matters of practice], de sorte que les préoccupations, faits disputés [concerns] qui élargissent la discipline vers l’extérieur soient intégrées au quotidien des choses à faire.

Merci, Merve, de m’avoir lu. Je suis certain que tes réflexions m’aideront à donner sens aux miennes.


  1. Chantal Mouffe, On the Political: Thinking in Action, Routledge, 2005. [Traduit en français par Pauline Colonna d’Istria sous le titre L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016]. 

  2. Pour un résumé concis de cette dynamique, voir : Christopher Mele, Race and the Politics of Deception: The Making of an American City (NYU Press, 2017).  

  3. Nico Chang, Noah Kennel, James Lewis, Li Xinyun, Theo McGreevy, Jetsuen Pema, Ada Reddington, Chanduli Rubasinghe, Justine Sullivan, Imanie Walters. Isabel Llosa, du Lang Center for Social Responsibility du Swarthmore College, a apporté son aide tout au long du semestre. 

  4. Partenaires pour les travaux sur le cimetière Green Lawn : Roscoe Green, Bertha Jackmon, Jim Mosley, Sam Shavers, Naomi Richardson et Twyla Simpkins; pour le quartier Overtown et l’Avenue of the States à Chester : Arkmallah Hilliard, John Linder, Roland Taylor, Devon Walls, L Ward; et pour le parc Deshong et la Memorial Art Gallery : Van Buren Payne, Mary Payne, Jim Turner, Roland Wallace, Liz Williams, Jill Borin et Kayla Van Osten des archives de l’université Widener. 

  5. Entrée pour : « Agenda », EtymOnline, https://www.etymonline.com/word/agenda. 

  6. Le mot anglais matters est un terme clé de ce texte et sa polysémie pose une difficulté de traduction. En anglais, matters désigne simultanément : les « affaires », « sujet » ou « questions », « problème » (comme dans family matters, affaires de famille), les « objets » (d’étude ou de préoccupation), la « matière » ou « substance » au sens physique et matériel, ainsi que « ce qui importe ». L’auteur articule son argumentation sur ce glissement sémantique, en jouant sur la dimension conceptuelle et matérielle. Pour préserver cette complexité, j’ai choisi de traduire matters différemment selon le contexte, tout en conservant systématiquement le terme original entre crochets pour permettre au lectorat de suivre les déplacements du terme.  

  7. Oxford English Dictionary, « agenda (n.) », mars 2025, https://doi.org/10.1093/OED/9768542685. 

  8. Elizabeth Shove, « Matters of Practice », dans The Nexus of Practices, Alison Hui, Theodore Schatzki & Elizabeth Shove (dirs.), Routledge, 2016. 

  9. Lauren Berlant, « The Commons: Infrastructures for Troubling Times », Environment and Planning D: Society and Space, 34, no. 3, 2016, 393-419. https://doi.org/10.1177/0263775816645989. 

  10. Bruno Latour, « Why Has Critique Run out of Steam? From Matters of Fact to Matters of Concern », Critical Inquiry 30, hiver 2004. [Traduit en français par Nicolas Guilhot sous le titre « Quatrième source d’incertitude&nbsp : Des faits indiscutables aux faits disputés », dans Bruno Latour, Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006]. 

  11. Latour, « Critique », 245; voir : Andrew Pickering, The Mangle of Practice: Time, Agency, and Science, Chicago, 1995. Traduction de l’expression trouvée dans le résumé du texte de Maeve Olohan, « Science, Translation and the Mangle: A Performative Conceptualization of Scientific Translation », Meta, volume 61, numéro hors-série, 2016, 5-21. 

  12. Max Liboiron, Pollution is Colonialism (Duke University Press, 2021). [Traduit par Valentine Leÿs sous le titre Polluer, c’est coloniser, Paris, Éditions Amsterdam, 2024.]  

  13. Doreen Massey, For Space (Sage Publications, 2005). 

Texte traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie

Articles publiés récemment

Inscrivez-vous pour recevoir de nos nouvelles

Retrouvez-nous sur Instagram, Facebook et YouTube

1
1

Inscrivez-vous pour recevoir de nos nouvelles

Courriel
Prénom
Nom
En vous abonnant, vous acceptez de recevoir notre infolettre et communications au sujet des activités du CCA. Vous pouvez vous désabonner en tout temps. Pour plus d’information, consultez notre politique de confidentialité ou contactez-nous.

Merci. Vous êtes maintenant abonné. Vous recevrez bientôt nos courriels.

Pour le moment, notre système n’est pas capable de mettre à jour vos préférences. Veuillez réessayer plus tard.

Vous êtes déjà inscrit avec cette adresse électronique. Si vous souhaitez vous inscrire avec une autre adresse, merci de réessayer.

Cete adresse courriel a été définitivement supprimée de notre base de données. Si vous souhaitez vous réabonner avec cette adresse courriel, veuillez contactez-nous

Veuillez, s'il vous plaît, remplir le formulaire ci-dessous pour acheter:
[Title of the book, authors]
ISBN: [ISBN of the book]
Prix [Price of book]

Prénom
Nom de famille
Adresse (ligne 1)
Adresse (ligne 2) (optionnel)
Code postal
Ville
Pays
Province / État
Courriel
Téléphone (jour) (optionnel)
Notes

Merci d'avoir passé une commande. Nous vous contacterons sous peu.

Nous ne sommes pas en mesure de traiter votre demande pour le moment. Veuillez réessayer plus tard.

Classeur ()

Votre classeur est vide.

Adresse électronique:
Sujet:
Notes:
Veuillez remplir ce formulaire pour faire une demande de consultation. Une copie de cette liste vous sera également transmise.

Vos informations
Prénom:
Nom de famille:
Adresse électronique:
Numéro de téléphone:
Notes (optionnel):
Nous vous contacterons pour convenir d’un rendez-vous. Veuillez noter que des délais pour les rendez-vous sont à prévoir selon le type de matériel que vous souhaitez consulter, soit :"
  • — au moins 2 semaines pour les sources primaires (dessins et estampes, photographies, documents d’archives, etc.)
  • — au moins 48 heures pour les sources secondaires (livres, périodiques, dossiers documentaires, etc.)
...