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PROBLÉMATIQUE
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Description

La nuit est un moment et un lieu pour « l’un et le multiple », l’autodétermination, la transgression et l’affranchissement des contraintes rationnelles, sociales et économiques. Elle a été définie de mille et une façons par les artistes, écrivains, réalisateurs, qui la considèrent comme un temps d’échanges sociaux, un univers de jeu, l’“heure qui n’appartient à personne”, propice à l’épanouissement personnel de chacun… Comparée au jour, la nuit ouvre une période où l’on peut tenter d’être quelqu’un que la journée peut ne pas vous autoriser à incarner1. Elle représente le danger, mais aussi la liberté. Les insomniaques déambulent : artistes, meurtriers, joueurs. Les tavernes, baraques à frites et cafés restent ouverts. Ceux qui vivent la nuit se saluent, apprennent à se connaître. Les gens cèdent à leurs vices. La lumière du jour accuse, la pénombre de la nuit absout. Alors sortent ceux et celles qui se transforment, les hommes habillés en femmes, parce que la nature les enjoint à le faire et que personne ne les harcèle. La nuit, personne ne demande d’explications. Alors sortent les estropiés, les aveugles, les boiteux, qui au grand jour sont rejetés. C’est une poche retournée à l’envers, la nuit dans la ville… La nuit, la ville est un espace civil2.

La plupart des expériences personnelles gravitent autour de cette atmosphère si romantique qui s’installe dans la ville après la tombée de la nuit, alors que, dans une économie mondialisée en perpétuelle évolution, la notion de séparation entre cycles diurnes et nocturnes s’est complexifiée et est de plus en plus façonnée par des dynamiques qui dépassent la pensée architecturale et urbaine.

Dans les dernières décennies, la nuit a pris une importance plus grande dans la vie quotidienne, et la transition entre jour et nuit s’est faite plus ambiguë et diverse. Selon des études sur l’utilisation du temps dans les grandes villes, nous avons tendance à moins dormir. Le quotidien est plus fragmenté et empiète sur les heures nocturnes, durant lesquelles de plus en plus d’activités s’invitent, comme les soins personnels, les loisirs, le travail rémunéré ou non et les tâches domestiques. Plusieurs rythmes sociaux sont bouleversés, alors que la frontière entre le jour et la nuit se fait plus poreuse et leur permet de se mélanger.

Le résultat est une ville qui, après la tombée de la nuit, est le théâtre d’un large éventail d’activités sociales et économiques qui se déploient entre 22 h et 6 h du matin. Vingt-sept pour cent de la population active des États-Unis, 19 % de celle du Royaume-Uni, 18 % de celle de la Chine et 12 % de celle du Canada travaille d’une façon ou d’une autre sur un quart de nuit, produisant le secteur émergent qu’est l’économie nocturne (ÉN), qui contribue de manière significative au PIB global de chacun de ces pays. À une époque où l’attrait que peut exercer une ville repose sur la complémentarité entre vie nocturne et vie diurne, l’expression ultime de ce désir de plaire réside dans l’aspiration à être une « ville de 24 heures », une réalité qui définit l’identité de cités comme Tokyo, Hong Kong ou encore Bangkok.

Parmi les déclinaisons récentes de l’ÉN, on trouve le « Manifeste de la nuit » proposé par un groupe d’artistes brésiliens avec différentes parties prenantes privées et publiques dans le Noite Paulista en 2014, l’apparition du champ multidisciplinaire des « études de la nuit » (Straw, 2016) ou la création de la Night Time Commission en 2017 par le maire de Londres pour faire la promotion de l’économie nocturne de la ville. On retrouve cette tendance inscrite dans des cartes et événements urbains qui promeuvent différentes pratiques comme les nuits blanches, les marchés de nuit, les courses nocturnes, l’observation des étoiles, les associations nocturnes, ainsi que dans des projets à dimension sociale. Par exemple, la route surélevée Minhocão à São Paulo, empruntée le jour par quelque 78 000 véhicules, est transformée en espace public la nuit, dans une partie de la ville qui en est par ailleurs pratiquement dépourvue. On voit également cette tendance au Japon, où les écoles secondaires du premier cycle « yakan chugaku », qui existent de longue date, sont ouvertes jusqu’à tard en soirée. Offrant initialement une éducation aux victimes de la misère d’après-guerre, elles sont aujourd’hui fréquentées par les étudiants étrangers souhaitant parfaire leur formation.

Il existe aussi un historique ancien d’explorations architecturales de la nature temporelle des usages urbains et de leur déclenchement la nuit venue. L’Instant City (ville instantanée) d’Archigram (1968) proposait un ballon dirigeable flottant au-dessus du Royaume-Uni. La structure se voulait une ville itinérante faite de projecteurs, d’écrans et d’événements médiatiques; autant de stimulations visuelles pour réactiver des municipalités endormies grâce à un apport de vitalité métropolitaine pendant un court laps de temps. Le schéma emblématique de la firme OMA pour le plan d’urbanisme de Yokohama en 1991 adoptait une approche spatiotemporelle de la ville et de ses visées de cité 24 heures. L’exploitation maximale des infrastructures existantes est atteinte par un pic de 24 h d’activités imbriquées avec une définition spatiale minimale.

Si la nuit occupe une plus grande importance dans notre vie quotidienne et qu’elle continue à nous fasciner, elle n’en est pas moins souvent absente des débats sur l’architecture, l’urbanisme ou l’aménagement, où elle est le plus fréquemment traitée à travers les seuls concepts de design fonctionnel ou esthétique de l’éclairage et de la surveillance, ou encore surtout prise en compte dans les projets d’activités récréatives. Le résultat est une ville où les aspirations à une activité s’étalant sur 24 heures participent d’un dynamisme économique réducteur; une refonte de notre domaine urbain par homogénéisation, standardisation et exclusion.

Dans une perspective sociale, il y a là de nombreux risques. En fait, bien que la nuit soit reconnue pour son acceptation de l’étranger et sa rupture avec la dictature de la raison et des contraintes sociales, elle crée aussi des mécanismes d’exclusion sociale et d’injustice spatiale, et peut aller jusqu’à exacerber la ségrégation et l’intolérance. Ces phénomènes sont vécus en tout premier lieu par la frange la plus fragile de la population : les travailleurs à statut précaire de l’ÉN et de l’économie des petits boulots, les sans-abri et les groupes minoritaires. Une recherche récente sur les travailleurs dans les villes américaines illustre des inégalités raciales encore plus flagrantes durant la nuit (étant donné que les minorités occupent plus des quarts de nuit). On peut aussi citer l’exemple de Melbourne, où on a relevé, durant le festival annuel de la « Nuit blanche », l’absence des personnes itinérantes des endroits qu’elles affectionnent habituellement.

À la lumière de ces situations, la Charrette de cette année repensera la nuit comme un espace de projets, avec son potentiel d’exploration urbaine et d’expérimentation sociale. En quoi de nouvelles approches conceptuelles de la nuit peuvent-elles entraîner des changements sociaux? Jusqu’à quel point pouvons-nous intervenir sur la trame urbaine existante à partir d’une stratégie temporelle?

Pour répondre à cette urgence, vous évoluerez entre liberté et contraintes.

La 25e Charrette interuniversitaire du CCA propose aux jeunes concepteurs de relever le défi suivant : vous commencerez par trouver un espace existant, à Montréal ou dans votre propre ville, qui est sous-utilisé la nuit et qui peut être dynamisé au bénéfice du plus grand nombre - chaque ville possède une abondance d’endroits qui vivent pour l’essentiel pendant la journée. Le choix du site sera le contexte et le scénario de votre projet.

Lors de la sélection, il sera important de prendre également en considération les deux critères suivants :

En prenant en considération la dimension diurne existante du site et de l’espace public à proximité, vous définirez un concept spatiotemporel (qui comprendra à la fois les espaces et le programme d’utilisation sur 24 heures qui y est lié) de nature à irriguer le tissu urbain conventionnel de nouvelles idées. Cette démarche nécessitera un réexamen en profondeur des besoins de la ville sous un angle programmatique et social.

Votre concept proposera une palette supplémentaire d’activités pour la période nocturne, permettant de maintenir une utilisation sur 24 heures. Il sera d’une égale importance de comprendre comment votre projet peut être installé et désinstallé avec flexibilité, pour que l’espace de départ puisse retrouver sa vocation habituelle pendant la journée.

Vous devrez creuser l’idée de la ville de 25 h comme espace de vie temporel et cyclique. La 25e heure représente d’un côté l’augmentation des possibilités lorsqu’on considère le jour et la nuit comme égaux plutôt qu’en opposition; de l’autre, un éventail supplémentaire d’activités et d’interventions conceptuelles en lien avec l’inclusion et l’acceptation sociales.

Vous vous concentrerez sur de nouvelles stratégies favorisant la coexistence et l’harmonie urbaines, sur de nouvelles façons de réévaluer des problèmes en apparence insolubles et sur le design dans l’espace et dans le temps favorisant la résilience et la tolérance sociales. Dans un monde où la tendance est à l’homogénéisation et à l’injustice, votre créativité a le potentiel de faire naître de nouvelles occasions de découverte.

Votre projet devra être présenté sous forme d’un unique document PDF (taille maximale de 10Mo) de deux planches numériques A2 horizontales :

Panneau 1 : Diagramme spatiotemporel illustrant votre projet sur 24h à l’aide d’images et/ou de texte.

Panneau 2 : Représentation nocturne du projet illustrant son déploiement sur le site choisi.

1Liempt IV, Aalst IV, Schwanen T. Introduction: Geographies of the urban night. Urban Studies. 2014;52(3):407–21.

2Luca ED, Moore M. The day before happiness: a novel. Other Press; 2011.



Suggestions de lecture

24 City reviewed by Kin Tsui

24 Hour cities: Where urban planners take the night-time economy seriously

2050+, Riders Not Heroes, 2020

American segregation, mapped at day and night

Archigram, The Walking City, Living Pod and the Instant City, about 1970

Borasi G and Zardini M (2008) Actions: comment s’approprier la ville. Centre Canadien d’Architecture, SUN.

Branzi A (2006) Weak and diffuse modernity: the world of projects at the beginning of the 21st century. Skira.

CoLaboratório, Manifesto da Noite / Night Manifesto, 2014

Crary J (2014) 24/7: late capitalism and the ends of sleep. Verso.

Fiori 24h

Hulme A (2017) Importing the night market: urban regeneration and the Asian food aesthetic in London. Food, Culture & Society 21(1): 42–54.

(In)visible city revisited

Japan's night schools offer hope of a second chance for many

'Night walks are a great tonic for urban stress': your stories of the nocturnal city

OMA, Yokohama Masterplan, 1991

Schlor J (2016) Nights in the Big City Paris, Berlin, London, 1840-1930. Reaktion Books.

Sukhumvit’s day/night transformations

Taming 'the worm': how the Minhocão is São Paulo's soul

Toyo Ito, Pao: Dwellings For the Tokyo Nomad Woman, 1985 and 1989

Yeo S-J and Heng CK (2013) An (Extra)ordinary Night Out: Urban Informality, Social Sustainability and the Night-time Economy. Urban Studies 51(4): 712–726.

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