Tripoli : Qui nous a pris notre terre ? (1e partie)

Public Works Studio présente un résumé de la gestion publique de la ville et ses répercussions d’un point de vue social et environnemental

Cet article s’appuie sur un projet de recherche lancé par Public Works Studio en juin 2022 en vue de discuter de différents enjeux urbains de Tripoli et de les considérer dans leur contexte historique et social. Le projet comprenait une série d’ateliers de recherche intitulée « Espace de recherche participative pour activer le droit à la ville et au logement à Tripoli »1 qui a eu lieu en octobre 2021 et à laquelle a participé un groupe sélectionné d’habitants de la ville. L’article aborde les problèmes les plus importants de la ville, à savoir : les outils de planification, tels que les projets de remembrement et de lotissement; la dégradation de l’environnement urbain dans les quartiers historiques suite à leur classement en tant que patrimoine; et la détérioration des projets de logements sociaux à Tripoli résultant de leur mauvaise gestion.


  1. Au cours des ateliers, le problème du logement a été principalement abordé dans quatre quartiers de la ville: Al-Tal/Zahriyeh, Al-Masaken Al-Shaabya, Al-Hara Al-Jadida (dont Hay Al-Tanak) et Hay Dahr Al-Moghr (dont le quartier Taht Al-Sibat), avec une importance accordée à la manière dont le contexte historique a façonné le rapport des habitants à leur quartier ainsi que leurs manières d’appréhender leur environnement urbain et les expulsions là où elles existent. Les personnes ayant participé aux ateliers ont analysé toutes les données et les histoires recueillies au cours de leur travail sur le terrain, et les ont finalement transformées en outils de plaidoyer et d’organisation autour d’un nombre de problèmes qui ont émergé dans la ville. 

Photographe inconnu, Tripoli, Liban – vue d’Al Mina et de la mer, 1946, Épreuve d’exposition, Liszt Collection, tous droits réservés

Tripoli « Al-Fayhaa » est la deuxième capitale du Liban, la capitale du Nord. Ces désignations nous feraient penser que Tripoli est un pôle économique et de développement pour tout le Nord, comme en témoignent la démarche de chacune des missions IRFED1 et le plan général d’aménagement du territoire libanais2. Cependant, nous nous heurtons aussitôt à une réalité différente. Tripoli est aujourd’hui la ville la plus pauvre de la côte méditerranéenne, et ses habitants souffrent de griefs, de négligence volontaire et de conditions de logement difficiles dans les quartiers marginalisés. Bien que Tripoli ait fait l’objet de nombreux plans et projets qui tentaient de créer une vision moderne de la ville, ces plans ont contribué aux problèmes auxquels est confrontée la ville aujourd’hui. Aucune des stratégies développées n’a établi une vision inclusive des quartiers résidentiels marginalisés, ni ne les a abordés comme une partie organique de la ville, mais plutôt comme une croissance indésirable.


  1. La mission IRFED (Institut international de recherche et de formation, éducation et développement) est une enquête approfondie sur les conditions économiques et sociales au Liban, qui a été menée dans les années 1960 suite à l’invitation du président Fouad Chéhab à l’économiste et développementaliste Père Louis Joseph Lebret, fondateur et président de l’IRFED. La mission a abouti à un programme de développement, le premier en son genre au Liban, mais qui n’a pas été mis en œuvre.  

  2. Le plan général d’aménagement du territoire libanais est un plan sectoriel qui a été approuvé en 2009. Ce plan constitue le pilier principal de la politique d’urbanisme et le référentiel géographique unifié d’occupation des sols au Liban. 

La population face aux projets de remembrement et de lotissement

« Le remembrement général » est un outil d’urbanisme et de conception utilisé par les autorités pour réaménager la forme de l’immobilier dans une zone spécifique – à travers un processus juridique et d’ingénierie – dans le but de le convertir en immobilier constructible1. Cet outil a été utilisé dans de nombreuses régions libanaises, et a souvent conduit à la destruction de composantes agricoles sans constituer une solution pour une expansion urbaine et résidentielle appropriée.

À Tripoli, les projets de remembrement s’inscrivaient dans une vision capitaliste de la ville, ancrée dans la nécessité de « nettoyer » la ville de ses pauvres et de mettre fin à son économie agricole, en vue d’ouvrir la voie à une nouvelle ville s’appuyant sur un front de mer touristique, des services, une exposition internationale2 et une économie basée sur la rente immobilière. Au début du XXe siècle, Tripoli regorgeait de citronniers; ils ne sont maintenant qu’un souvenir lointain.

Il apparaissait évident, depuis le premier projet de la ville élaboré en 19473, que la question de l’expansion urbaine tournerait autour du processus de développement immobilier. Dans les années 1950 et 1960, l’étalement urbain s’est développé au détriment des zones agricoles et la baisse progressive des investissements dans les activités agricoles et industrielles a entraîné le déplacement des activités économiques vers le secteur de la construction et de la promotion immobilière. Ainsi, et par une décision politique dirigée par selon les plans directeurs qui ont augmenté les facteurs d’investissement et les projets successifs de remembrement, le secteur de la construction a remplacé les secteurs productifs de base.


  1. Pour en savoir plus, veuillez consulter Public Works Magazine, « La population face aux projets de remembrement : par exemple le Hay Al-Tanak à Al-Mina », 11 février 2022, https://publicworksstudio.com/en/residents-facing-land-consolidation-and-parcellation-projects/.  

  2. Rashid Karami a demandé à la Direction Générale de l’Urbanisme d’élaborer un avant-projet pour le projet Al-Fayhaa. Le projet est confié aux architectes Henri Eddy (Echafaudage des ingénieurs et architectes de Beyrouth) et Georges Doumani (Echafaudage des ingénieurs et architectes de Tripoli). L’étude préliminaire a été achevée en 1964 et l’étude détaillée n’a pas été réalisée. 

  3. Plan directeur de l’architecte suisse Ernst Egli. 

Carte des projets de remembrement et de lotissement à Tripoli. En rose foncé, les projets de remembrement et de lotissement mis en œuvre par le décret 3151 / 1979; en rose clair, les projets de remembrement et de lotissement mis en œuvre par d’autres décrets; en bleu, les projets planifiés mais non mis en œuvre. © Public Works Studio

Parmi les projets de remembrement susmentionnés, il y a le décret 2151 de 1979, qui a affecté les Basateen de Tripoli et Basateen Al-Mina. Le projet a été étudié sans recherche préalable des besoins réels en matière de logement. Mais les retards administratifs, la guerre civile1 et les conflits autour des taux d’investissement l’ont considérablement retardé et il n’a été ratifié qu’en 2003.

Après 2004, l’activité de construction dans les domaines de Basateen a augmenté, à la suite de la décision du conseil municipal du port d’annuler le gel de la construction imposé à la zone. La nécessité de fournir de nouveaux logements n’a pas été la cause principale de cette décision, en réalité, cela a engendré une demande imaginaire de logements : plus de 55 % des logements de la zone de remembrement étaient encore inhabités en 2012. Cette opération s’est déroulée sans qu’on prenne en compte une partie de la communauté résidentielle près de la côte ouest de Basateen Al-Mina, caractérisée par des logements informels et connue sous les noms de « nouveau quartier » et de « Hay al-Tanak ».


  1. La guerre civile libanaise, aux multiples facettes, a duré de 1975 à 1990. 

Quartier informel de Hay Al-Tanak © Public Works Studio

Le nouveau quartier est le plus ancien quartier informel de Tripoli et d’Al-Mina, mais il n’apparaît pas du tout sur les cartes officielles. Depuis 1970, ce quartier est devenu une petite ville où se répandent diverses industries, comme une extension naturelle de l’industrie du port. Quant à Hay Al-Tanak, il fait partie du nouveau quartier et s’étend de cette zone vers la mer. Ce quartier est né avec le début de la guerre civile et s’est considérablement agrandi au milieu des années 1990. Ceux qui y logeaient, fuyant les combats ou incapables de payer les loyers dans d’autres quartiers de la ville, y construisaient des maisons avec des toits en tôle. Aujourd’hui, environ 1 300 familles habitent le quartier1.

Lors de l’élaboration de l’étude du projet de remembrement général, la Direction générale de l’urbanisme a ignoré la réalité du terrain et s’est contentée d’orienter l’aménagement du territoire et la redistribution en gribouillant sur des papiers dans les bureaux des consultants. Il a été prouvé qu’une grande partie de Hay Al-Tanak et du nouveau quartier existait sur la propriété de la municipalité affectée à la construction d’un parc public, ce qui a créé un conflit entre la municipalité et les habitants, et certains propriétaires qui ont obtenu leurs parcelles ont été surpris par la présence des résidents sur leurs propriétés. Le but de ce projet était « d’organiser la zone en vue de réduire son caractère aléatoire et éliminer le communautarisme et les violations », mais il n’a pas été mis en œuvre en raison de l’impossibilité d’évacuer les habitants.

En conclusion, l’État a imposé le remembrement général et a ignoré l’existence du nouveau quartier et de Hay Al-Tanak. Il a également dressé les propriétaires contre les habitants des deux quartiers abandonnés à leur sort, sans solutions alternatives pour leur logement. Plus encore, la municipalité prend prétexte de l’occupation des terres d’autrui pour faire fi de la fourniture des services et des infrastructures de base : les habitants sont contraints de vivre dans des conditions d’habitat et de santé dégradées sans pouvoir faire entrer les matériaux de construction nécessaires à la réhabilitation et l’entretien de leurs logements, sous prétexte du statut informel du quartier. L’État a également ouvert cette zone au marché de la spéculation immobilière au lieu de préserver sa valeur sociale. Alors que le pouvoir politique cherche sans cesse à oublier les quartiers informels et à les effacer ou les supprimer pour les remplacer par des logements « chics » qui génèreraient des revenus locatifs pour lui et ses alliés avides d’argent, il exploite ses habitants à travers des discours électoraux semés de promesses creuses garantissant un logement alternatif.


  1. Les habitants du quartier sont un mélange d’habitants d’Al-Mina, d’Akkar et d’Al-Danniyeh, en plus des Palestiniens qui y vivaient après les combats de Nahr Al-Bared en 2007 et des réfugiés syriens qui s’y sont installés en 2011 lorsque le déplacement de la population syrienne s’est accentué. 

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Références

• CHAHINE, Maryline (2021), « Comment une répartition inégale de l’aide crée des divisions à Hay Al-Tanak », Beirut Today, https://beirut-today.com/2021/05/03/how-uneven-aid-distribution-creates-divisions-in-hay-al-tanak/.
• DEWAILLY, Bruno (2015), Pouvoir et production urbaine à Tripoli Al-Fayha’a (Liban) : quand l’illusion de la rente foncière et immobilière se mue en imperium, Rabelais de Tours : ÉCOLE DOCTORALE « Sciences de l’Homme et de la Société » UMR 7324 CITERES – Équipe Monde Arabe et Méditerranée (EMAM), Université François, France.
• GINZARLY, Manal (2014), « An ecological approach to riverfronts revitalization: the case of Abu Ali river corridor in Tripoli », Université américaine de Beyrouth. https://scholarworks.aub.edu.lb/handle/10938/10087.
• Kabbara, Abdullah (1970), Al-Mina : la ville de la mer raconte son histoire, Tripoli.
• Kabbara, Nazih (2012), Tripoli au XXe siècle, Université Al-Manar de Tripoli, Liban.
• LAHOUD, Adrian, (2013), « Architecture, the city and its scale: Oscar Niemeyer in Tripoli, Lebanon », The Journal of Architecture, University College London. https://discovery.ucl.ac.uk/id/eprint/1388142/1/10.1080-13602365.2013.856931.pdf.
• Monjed, Talal (1988), « Mojtamaa al Nahr », Institut des sciences sociales – Branche 3 de l’Université libanaise, Tripoli.
• Public Works Studio (2021), série d’ateliers de recherche intitulée « Espace de recherche participative pour activer le droit à la ville et au logement à Tripoli ».
• Public Works Studio (2022), « La population face aux projets de remembrement : par exemple Hay Al-Tanak à Al-Mina . Public Works Magazine, https://publicworksstudio.com/en/residents-facing-land-consolidation-and-parcellation-projects/.
• Public Works Studio (2022), « Tripoli, une “ville archéologique” au détriment de ses habitants , Public Works Magazine, https://publicworksstudio.com/en/tripoli-a-heritage-city-at-the-expense-of-its-residents/.
• Public Works Studio (2022), « Tripoli : le désastre des projets de logements inachevés , Public Works Magazine, https://publicworksstudio.com/en/tripoli-the-nakba-of-unfinished-housing-projects/.
• RAJAB, Mosbah (2009), Les Grands Projets de Tripoli : Système de décision et besoins de réappropriation. Conquérir et Reconquérir la Ville (L’aménagement urbain comme positionnement des pouvoirs et contre-pouvoirs), ALBA, Liban.
• Samaha, Michel (2015), « Les autorités publiques et les défis des bidonvilles au Liban, Tripoli comme exemple », Assadissa, revue de l’Institut des finances Basil Fuleihan (en arabe). http://www.institutdesfinances.gov.lb/publication/الإدارة-المالية-مدخلاً-لتحسين-أداء-ال/السلطات-العامة-وتحديات-العشوائيات-ال/.

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