Le mythe de Davidia
Ben Weilun Zhang s’intéresse à E.H. Wilson et à la botanique d’ailleurs
Cet article fait partie de Zomia Garden, un projet organisé et rédigé par notre commissaire émergente 2023–2024 Yutong Lin. Dans cette série, Lin invite divers chercheurs et artistes à réfléchir à l’écologie, au paysage et à la culture de la région montagneuse de l’Himalaya et du Hengduan à travers l’analyse d’espèces botaniques spécifiques.
À l’été 2023, je visitais Yichang, dans le Hubei, ville natale de ma mère. Nichée sur les rives du fleuve Yangtsé, Yichang occupe depuis longtemps une position charnière entre le centre et l’ouest de la Chine, une porte d’entrée vers les reliefs abrupts des Trois Gorges, seuil menant aux montagnes du Sichuan et à la frontière plus vaste du Sud-Ouest. Je me promenais un après-midi dans le musée de Yichang, récemment reconstruit. Dans une salle d’archives paisible, je me suis retrouvé face à un mur de portraits d’hommes occidentaux – missionnaires, explorateurs, naturalistes – dont les travaux ont inscrit leur présence dans le paysage mythique.
En explorant les archives, j’ai été frappé par les photographies d’Ernest Henry Wilson: des images de ruines, d’églises et de pagodes dans la vallée fluviale. Quelques mois plus tard, à Minneapolis, alors que je parcourais des rapports d’expédition et des récits horticoles, son nom refit surface dans The Paper Road d’Erik Mueggler. Wilson y apparaît comme le prédécesseur et l’inspirateur des chasseurs de plantes George Forrest et Joseph Rock, qui, au début du XXe siècle, menèrent des expéditions botaniques dans les mondes alpins du sud-ouest de la Chine1.
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Erik Mueggler, The Paper Road: Archive and Experience in the Botanical Exploration of West China and Tibet, University of California Press, 2011, 20. ↩
Ben Weilun Zhang, Xilin Gorge of the Yangtze Gorges in Yichang [Gorge de Xilin des gorges du Yangtsé à Yichang], juillet 2023, image numérique éditée. © Ben Weilun Zhang
En 1908, Wilson et son équipe, composée de personnes locales embauchées pour la collecte de spécimens, la navigation et la logistique, partent du port de Kiating Fu (aujourd’hui Leshan), dans l’ouest du Sichuan. Wilson a donné à la péniche le surnom de « Harvard ».
Ernest Henry Wilson, La péniche d’Ernest Wilson, Chine, négatif sur verre, ca. 1908, 10 × 12 cm, 4076058, Arnold Arboretum Horticultural Library Archives, Harvard University. © 2005, President and Fellows of Harvard College. Arnold Arboretum Archives
Wilson avait longé ces mêmes rives un siècle plus tôt. Il avait traversé les terres que j’allais étudier plus tard, celles que ma famille habitait encore, à la recherche d’un arbre: le Davidia involucrata, l’arbre aux colombes [connu en français sous le nom d’« arbre aux mouchoirs »]. Ce végétal qu’il a découvert – ou plutôt qu’il a prétendu, plus tard, avoir découvert – est devenu la pierre angulaire d’un mythe persistant. Ce qui avait commencé, selon les mots de Wilson, comme une mission horticole à Ichang, Hupeh, s’est peu à peu transformé en autre chose: un récit de découverte, et la création de ce que j’ai fini par percevoir comme un « ailleurs botanique ».
Le Davidia involucrata jouissait déjà d’une certaine aura dans les cercles horticoles de la fin du XIXe siècle, bien avant l’arrivée de Wilson en Chine. C’est le missionnaire français Armand David qui le décrit pour la première fois en 1869, dans la province du Sichuan, dans le sud-ouest de la Chine. Deux décennies plus tard, le douanier britannique et botaniste amateur Augustine Henry aperçoit l’arbre en fleur alors qu’il collecte des spécimens à l’ouest de Yichang. Ses grandes bractées blanches, suspendues par paires, semblaient voltiger comme des colombes ou, comme l’écrira plus tard Wilson, comme des « flocons de neige au printemps ». Henry, émerveillé, déclare que l’espèce « vaut n’importe quelle somme ». Il fait sécher des spécimens, adresse des notes au Kew Garden, et incite les pépinières Veitch Nurseries de Londres à dépêcher une personne chargée de la collecte pour acquérir l’arbre1.
Ernest Henry Wilson entre dans ce paysage de désir. En 1899, la maison horticole James Veitch & Sons, l’engage, alors jeune botaniste formé à Kew, pour suivre les traces d’Augustine Henry et collecter des espèces à forte valeur commerciale, destinées au marché européen des plantes exotiques. Ce marché servait longtemps de plaque tournante de la circulation mondiale de la botanique à travers les réseaux commerciaux coloniaux . Wilson n’était jamais allé en Asie et ne parle pas chinois. Mais, en 1900, muni d’une carte jalonnée de coordonnées de seconde main, il se laisse guider par l’imaginaire quasi littéraire de la plante qu’il poursuit2.
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E. Charles Nelson, « Augustine Henry and the exploration of the Chinese flora », Arnoldia 43 (1983): 21-38, cité dans Tatiana M. Holway, « History or Romance? Ernest H. Wilson and Plant Collecting in China », Garden History 46, no. 1 (2018), 3-26. ↩
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Lucile H. Brockway, Science and Colonial Expansion: The Role of the British Royal Botanic Garden, Yale University Press, 2002. ↩
Une version manuscrite du mémorandum rédigée par Veitch & Sons pour la première expédition de Wilson en Chine en 1899. On peut y lire les attentes particulières et les paiements pour les voyages de Wilson.
James Veitch & Sons, Memorandum and agreement between James Veitch & Sons, Royal Exotic Nursery, Kings Road, Chelsea, and EHW, ca. 1899. Série: W.II: First Expedition to China for Messrs. Veitch, June 1899-April 1902; Memorandum and agreement between James Veitch & Sons, Royal Exotic Nursery, Kings Road, Chelsea, and EHW, 27 mars 1899. III EHW, boîte 4, cahier 1, Arnold Arboretum Library of Harvard University. © President and Fellows of Harvard College. Arnold Arboretum Archives
La véritable histoire de la quête de Wilson est bien plus complexe. S’il affirma plus tard, dans un récit datant de 1917, que son employeur lui avait demandé de collecter uniquement l’arbre aux colombes, cette déclaration relevait sans doute davantage d’une reconstruction fantaisiste que d’une véritable directive1. Les contrats originaux de Veitch, conservés dans le fonds Wilson de l’Arnold Arboretum à Harvard ne mentionnent nulle part le Davidia. Wilson n’avait pas été engagé pour chasser une seule espèce, mais pour rapporter le plus grand nombre possible de plantes rustiques et à potentiel commercial, en particulier celles documentées par Augustine Henry2. Il avait accès aux assistants chinois de ce dernier, qui connaissaient intimement la géographie et pouvaient le guider vers les endroits précis. Par ailleurs, des graines viables avaient déjà été collectées par le naturaliste français, le père Paul Guillaume Farges, et envoyées à Maurice de Vilmorin, à Paris, où le Davidia avait germé dès 1869. On savait donc que l’arbre aux colombes était recherché, mais il n’était pas perdu pour autant. La découverte de Wilson, comme tant d’autres dans les sciences impériales, était moins une affaire de chance que de coordination logistique et de moment opportun.
Pourtant, le mythe de sa mission prend forme dans le récit que Wilson formule, des années plus tard, à travers ses ouvrages, ses conférences et son essai largement diffusé intitulé « The Story of the Davidia ». Il y raconte son arrivée en Chine avec comme seul guide un « croquis d’une demi-page » indiquant l’emplacement approximatif de l’arbre, sa remontée d’une rivière instable, et les difficultés rencontrées en chemin. Lorsqu’il atteint l’endroit précis où Henry avait observé l’arbre, il découvre qu’il a été abattu : les populations locales l’ont coupé pour en faire des poutres destinées à une maison du voisinage. Wilson écrit qu’il a le cœur brisé, qu’il ne parvient plus à dormir. Il trouve une forme de délivrance en découvrant un bosquet de onze arbres en pleine floraison. Il récolte leurs graines et les expédie chez lui, où l’arbre pourra refleurir à nouveau dans les jardins anglais. « Je suis convaincu », affirma-t-il, « [que le Davidia] est le plus intéressant et le plus beau de tous les arbres qui poussent dans les régions tempérées du nord.4» Dans ses récits rétrospectifs, Wilson révise les chronologies, brouille les instructions reçues et omet des détails essentiels pour mieux présenter son histoire comme celle d’une quête unique . Bien que la région ait été correctement cartographiée et décrite, il continue, dans sa prose, de la dépeindre comme une frontière, perpétuant une imagerie familière: celle d’une Chine occidentale lointaine, non cartographiée, foisonnante d’une beauté silencieuse et paisible.
Le mythe de Wilson et de l’arbre aux colombes s’est révélé d’une remarquable résilience. Plus d’un siècle après son expédition, d’innombrables ouvrages et guides de jardins décrivent encore son voyage comme une quête et le Davidia comme son graal. L’écriture captivante de Wilson m’a également touché, en ravivant le souvenir de mon enfance dans un Yichang transformé, bouleversé par une urbanisation fulgurante et le plus grand barrage fluvial du monde. Il décrit ainsi la façon dont « les fleurs et les bractées qui les accompagnent, suspendues à de longues tiges […] agitées par la moindre brise, elles ressemblent […] à de petites colombes planant parmi les arbres », une image empreinte d’une aspiration esthétique5. Dans ces passages, Wilson ne se contente pas de rapporter. Il écrit sur un désir qui, certes, motivé par des intérêts commerciaux et institutionnels, mais qui entre, en résonance avec ma propre relation au paysage.
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Ernest H. Wilson, « The Story of the Davidia », dans Aristocrats of the Garden, dir. E. T. Cook, Doubleday, Page & Company, 1917, 275. Tatiana M. Holway considère ce récit comme la traduction confuse d’un amalgame d’évènements; voir, « History or Romance? » 10. ↩
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L’Arnold Arboretum de Harvard University offre des résumés détaillés de chaque expédition dans son guide d’archives II EHW. « Le contrat original indique ce qui suit: Wilson est chargé de collecter des graines, des bulbes, des racines et des spécimens séchés et de les envoyer en Angleterre aussi régulièrement que possible. Il devra s’arranger avec les responsables locaux pour s’assurer que les envois soient effectués rapidement et dûment documentés. Il ne devra pas s’engager dans des activités en dehors des intérêts de James Veitch & Sons Ltd. », dans Papers of Ernest Henry Wilson, 1896-1952; Series: W.II: First Expedition to China for Messrs. Veitch, juin 1899–avril 1902; Memorandum and agreement between James Veitch & Sons, Royal Exotic Nursery, Kings Road, Chelsea, and EHW, 27 mars 1899. III EHW, boite 4, cahier 1. Arnold Arboretum Library of Harvard University, Boston, MA. ↩
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Wilson, « The Story of the Davidia », 288-290. ↩
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Holway, « History or Romance? », 3-26. ↩
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Wilson, « The Story of the Davidia », 291. ↩
Une photographie de Davidia involucrata prise par Wilson à Changyang Hsien (aujourd’hui canton de Changyang, ville de Yichang) en janvier 1909. Au verso du montage de la photo, Wilson a décrit l’arbre, notamment sa hauteur, sa circonférence, son altitude et son emplacement approximatif.
Ernest Henry Wilson, Davidia involucrata var. vilmoriniana, ca. 1909, émulsion sur verre. 4077004, Arnold Arboretum Horticultural Library Archives, Harvard University. © 2006, President and Fellows of Harvard College. Arnold Arboretum Archives
Pourtant, prendre le récit de Wilson au pied de la lettre, c’est ne pas voir l’enchevêtrement plus profond de ses rôles de collecteur, d’écrivain et d’agent d’un empire en marche. L’arbre aux colombes avait une valeur botanique, mais il véhiculait aussi une attitude spécifique à cette époque vis-à-vis du paysage, dans laquelle la rencontre avec des flores et des faunes exotiques dessine les contours d’un récit d’aventure, d’une quête héroïque à travers le monde, d’une confrontation avec la géographie nourrie par la perte et l’émerveillement1. Le Davidia devient ainsi non seulement un spécimen scientifique, mais encore un symbole, un fantasme d’accès, d’intimité et de contrôle. Dans des récits semblables à celui de Wilson, un paysage est « découvert », « nommé », puis déplacé pour s’épanouir ailleurs. La fleur n’est pas simplement collectée: elle est extraite du sol du centre-ouest de la Chine et replantée dans l’imaginaire occidental. Ses bractées blanches évoquent alors une Chine abondante en beautés naturelles, mais toujours sur le point de disparaître, qui doit être sauvée.
Ce paysage construit, c’est ce que j’appelle un « ailleurs botanique », un espace façonné par l’échelle, la vision et le désir ; une géographie imaginative nourrie à la fois de science et de charme romanesque. Il ne se manifeste pas comme lieu d’histoires, de communautés et de politiques entremêlées, mais comme un vaste répertoire esthétique et biologique. Dans cet ailleurs, la nature devient un objet de collection, la terre un contrepoint exotique au jardin britannique domestiqué, qui incarne la promesse d’un salut botanique. Or, que masque cette perspective romantique? Elle occulte, entre autres, le travail des responsables chinois de la collecte, qui guidaient les chasseurs de plantes à travers les territoires marqués par la guerre2. Elle efface aussi les terminologies vernaculaires comme K’ung-tung, l’un des nombreux noms du Davidia, et la façon dont son effacement laisse entrevoir une mémoire ambivalente liée à la circulation des plantes en tant que marchandises et ornements au sein des réseaux impériaux victoriens, en particulier dans le contexte du sentiment anti-étranger qui a suivi le soulèvement anticolonial et anti-chrétien connu sous le nom de la Révolte des Boxers3.
Comment les plantes sont-elles mobilisées comme signes de valeur? Les écrits de Wilson révèlent que ces attitudes autant extractives que mythologisantes à l’égard du paysage ne sont pas nouvelles. À son époque, on traquait les rhododendrons, les arbres aux colombes ou les lys sauvages ; aujourd’hui, ce sont le café ou d’autres cultures rémunératrices. Au cours des dernières décennies, le café arabica de spécialité a transformé les hautes terres du Sud-Ouest, reliant petites exploitations agricoles et villes frontalières aux cafés de spécialité de Shanghai et aux chaînes mondiales de distribution. Ces mutations ne sont pas uniquement d’ordre économique: elles modifient l’apparence du territoire, transforment la façon dont on le raconte, le terrasse, le taxe, le visite et le goûte. En effet, la vision que Wilson portait sur le sud-ouest de la Chine: abondant, périphérique et mûr pour l’extraction, reste vivace. Suivre Wilson aujourd’hui ne signifie pas simplement le célébrer comme figure historique ni rejeter ses écrits. Y revenir, ne consiste pas à réhabiliter ce récit mythologique, mais plutôt se pencher sur les archives du désir qu’il a laissées derrière lui et se demander ce que sa quête du Davidia pourrait signifier aujourd’hui. « Faire pousser autre chose à sa place », ce serait imaginer d’autres récits de réflexion capables de mettre en perspective le mythe de Wilson.
Quel est l’attrait, et le risque, de raconter qu’un lieu est perdu pour mieux le retrouver? Quels types de savoirs ont été élagués au nom de la limpidité, de l’empire? L’ailleurs botanique n’est pas un lieu réel. C’est une géographie du désir, un imaginaire spatial où la flore devient le trésor des ambitions scientifiques. Dans l’histoire de Wilson, cet ailleurs a été façonné par le goût de la beauté, de la nouveauté et de l’auctorialité. Mais, cet ailleurs n’a jamais été vierge. Il était habité de personnes qui guidaient, travaillaient, informaient, et tenaient le rôle d’intermédiaires. Ses réalités étaient souvent éludées ou réencadrées par le regard du naturaliste et les systèmes de catégorisation qui l’accompagnaient. Cet ailleurs se dessinait à travers les routes et les rivières, les connaissances écologiques locales, les réseaux de commerce et d’extraction4. Il était inscrit dans les ambitions des Veitch Nurseries et de la nouvelle vision de la science institutionnelle portée par l’Arnold Arboretum. Ce n’était pas une nature sauvage pure, mais un paysage aux multiples strates, déjà établi, peuplé et co-constitué par d’autres modes de vie et de dénomination. Un espace flottant entre le connu et l’inconnu, entre le cartographié et l’imaginé. Démêler cet « ailleurs botanique », c’est tenter d’y retisser d’autres formes d’histoires, de peuples et d’espèces qui étayent ce que l’on nous a raconté du territoire de Zomia. C’est penser avec l’absent, le spectral, le partiellement remémoré. C’est déplacer les quêtes solitaires pour reconnaître les collaborations au cœur des histoires botaniques.
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Laura A. Ogden, Loss and Wonder at the World’s End, Duke University Press, 2021. ↩
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D’autres récits ont détaillé comment les naturalistes en voyage s’appuyaient sur des personnes qui collectaient et travaillaient localement, au-delà de la navigation. Le processus de travail sur le terrain était fondé sur la production collaborative de connaissances, dans laquelle le savoir chinois était à la fois indispensable et systématiquement marginalisé dans les travaux publiés. Voir Fa-ti Fan, British Naturalists in Qing China: Science, Empire, and Cultural Encounter, Harvard University Press, 2004, 151-159; et Denise M. Glover, « At Home in Two Worlds: Ernest Henry Wilson as Natural Historian », dans Explorers and Scientists in China’s Borderlands, 1880–1950, dirs. Denise M. Glover et al., University of Washington Press, 2011, 65-94. ↩
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La Révolte des Boxers (1899-1901) fut un soulèvement de courte durée mais néanmoins violent, qui aboutit à l’occupation de Beijing par une alliance de huit nations. Elle était en partie motivée par le ressentiment à l’égard des missionnaires et des entreprises commerçantes de l’Occident qui avaient investi la Chine à la suite d’une série de traités inéquitables. Voir Fa-ti Fan, British Naturalists in Qing China, 139-141. ↩
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Pour une histoire des extractions botaniques victoriennes, voir Jim Endersby, Imperial Nature: Joseph Hooker and the Practices of Victorian Science, Chicago, University of Chicago Press, 2008. ↩
Traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.