Palimpseste de l'histoire
Auden Young Tura à propos d’UN DICTIONNAIRE... de Melvin Charney
Melvin Charney était un fervent collectionneur de journaux. De l’âge de treize ans aux dernières années de sa vie, il témoigne par ses carnets de notes, remontant à l’école primaire, d’une passion ininterrompue pour la collecte et le catalogage des coupures de presse. Ses intérêts d’enfance pour les avancées géologiques et scientifiques vont, au gré de ses études en architecture et de son parcours professionnel, évoluer vers un attrait irrésistible pour les changements dans l’environnement bâti tels que représentés dans les grands médias. L’ampleur du matériel dans la collection de Charney – allant d’un article rapportant une manifestation étudiante contre l’augmentation des frais de scolarité à une affiche portant un slogan du parti Black Panther – indique qu’il était très investi dans la résistance aux pouvoirs hégémoniques. Cette démarche a été au centre de son projet UN DICTIONNAIRE… (1970–2001), mené sur quelque trente ans, et aujourd’hui dans le fonds qui lui est consacré au CCA.
UN DICTIONNAIRE…, que Charney décrivait comme « la source première de [son] œuvre », est un lexique de fragments textuels et photographiques glanés à même sa collection de journaux1. Le projet reconstitue le langage et le symbolisme de l’environnement construit à travers une étude des « bouleversements », qui va ultimement se traduire par une série de plus de quatre cents planches individuelles. Chacune d’entre elles présente une reproduction argentique à la gélatine d’une photographie transférée dans un article de presse, recadrée en format 28 x 35,5 cm et montée sur carton pour affiche. Finalement, chaque planche est enduite d’un lavis partiel de peinture grise, qui varie en opacité selon les cas, et classée dans une catégorie sur la base de similitudes visuelles ou conceptuelles. La catégorisation va de clairement définie, par exemple avec « Ruines » (série 7), « Portes » (série 41) ou « Fenêtres » (série 42), à plus conceptuelle, comme avec « L’Arche de Noé » (série 74) ou « Villes de l’espoir » (série 50).
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Tyler Goss et Melvin Charney, « Images of Disaster: An Interview with Melvin Charney », Log, vol. 3, no. 7 (2004), p. 122. ↩
Une fois installées, les planches d’UN DICTIONNAIRE… sont ventilées selon leur catégorie, laissant certains vides entre les images. Il y a également des catégories vides ou manquantes, ainsi que des « demi-catégories » qui auront pu être ajoutées après coup. Bien que le projet se soit officiellement conclu suite aux événements du 11 septembre 2001, Charney mentionne qu’il ne s’est jamais vraiment terminé, puis que son auteur a poursuivi sa collecte de journaux avec le même enthousiasme qu’au plus fort de son implication dans UN DICTIONNAIRE…1.Ces disparités dans l’organisation et la portée de l’entreprise confirment qu’UN DICTIONNAIRE… est par essence processuel.
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Goss et Charney, « Images of Disaster », p. 121. ↩
Si l’on se fie à la taille de sa collection, on peut présumer que ces lacunes sont intentionnelles – il est plus que probable qu’une image de sa collection aurait suffi à remplir un espace, ou qu’une autre catégorie aurait pu être créée à partir des coupures restantes. Les espaces vides d’UN DICTIONNAIRE… ont peut-être une raison d’être plus introspective, une admission que la perspective personnelle de Charney se cantonnait à son contexte local montréalais et aux quotidiens auxquels il pouvait avoir accès.
Collectionner les journaux est peut-être pour Charney un moyen de comprendre l’agitation politique qu’il observe à Montréal durant la Révolution tranquille des années 1960 et du début des années 1970, d’où va émerger une réforme de l’éducation et la création d’un système d’aide sociale au Québec et qui marque l’avènement du mouvement séparatiste, ainsi que les luttes et transformations sociales qui ont lieu ailleurs qu’au Canada à la même époque. En plus de sa considérable collection de quotidiens, Charney accumule également affiches et autres matériels textuels, dont beaucoup proviennent de contestations étudiantes au Québec et à l’étranger. Son poste de professeur d’architecture à l’Université de Montréal le place en proximité immédiate d’événements comme les manifestations estudiantines québécoises de 1996 et nourrit sa solidarité envers cette population.
UN DICTIONNAIRE… peut sous cet angle être perçu comme une forme de carte cognitive relative à ces événements, que Charney tente de composer à travers leur traitement dans les médias. Dans Le postmodernisme, Fredric Jameson décrit la cartographie cognitive comme « [visant] à doter le sujet individuel d’un sens nouveau et plus acéré de sa place dans le système mondial1». Il affirme que la solution à notre confusion « tant spatiale que sociale » est un art politique qui englobe l’irreprésentabilité paradoxale de « l’espace mondial du capital multinational », à laquelle il doit en même temps remédier2. Avec UN DICTIONNAIRE…, Charney semble accepter et même revendiquer cette irreprésentabilité en prélevant et collectionnant les éléments disparates, anachroniques et contradictoires qui composent l’ouvrage. En consultant ses archives de journaux inutilisés, il apparaît évident qu’en fin de compte, le collectionnement – ou la cartographie – est en soi le projet, et UN DICTIONNAIRE… est synecdochique du combat plus large mené par Charney pour s’attaquer à la « confusion tant spatiale que sociale ». Nombre des autres projets de Charney font semblablement appel au collectionnement comme moyen de maîtriser cette confusion, par exemple sa série Parable (1990) de photographies peintes, ou Une histoire (1975–1978), qui traite de l’intégration de l’industrialisation au paysage urbain du Québec.
Jameson évoque L’image de la Cité (1960; trad. 1969) de Kevin Lynch comme une allégorie de la cartographie cognitive – Lynch y observe que le sujet dans la ville postmoderne est sans attaches, incapable de se situer par des points de repère parmi la « totalité urbaine ». Dans UN DICTIONNAIRE…, Charney prend à bras-le-corps la notion de « totalité irreprésentable » en définissant ses propres repères, mettant en relief des sites qui stimulent la relation entre les gens et l’environnement bâti. Les éléments visuels communs – comme le cadrage, la composition ou le sujet – qui fédèrent les images dans leurs catégories respectives suggèrent des rapports qui transcendent la géographie, ou plutôt qui pourraient exister entre les représentations de certaines d’entre elles, mais pas nécessairement les sites eux-mêmes.
Dans un de ses carnets de planification pour UN DICTIONNAIRE…, Charney qualifie le projet de «palimpseste de l’histoire1». Au sens traditionnel du terme, un palimpseste ne signifie pas seulement une superposition de sens, mais aussi nécessairement l’effacement du manuscrit original. UN DICTIONNAIRE… est à la fois un palimpseste au sens littéral, Charney peignant par-dessus les coupures de journaux, et au sens métaphorique, par son accumulation de récits divers de bouleversements au sein et autour de l’environnement bâti. Au cours des trente années où UN DICTIONNAIRE… a joué un rôle actif dans la démarche de Charney, ce dernier est revenu en arrière et a apporté modifications et ajouts à la structure qu’il s’était donnée pour lui-même. À l’origine, l’œuvre ne faisait référence à aucun événement « flagrant » de la dernière partie du XXe siècle, « comme la tuerie de l’Université d’État de Kent ou le mur de Berlin », mais, après le 11 septembre, Charney a considéré que ces épisodes trouvaient naturellement leur place dans le processus2.
La catégorisation des planches, qui ventile les images en taxinomies, rappelle les systèmes de classification qui visent à renforcer la hiérarchie et la transparence. En même temps, le fait que Charney peigne par-dessus les images produit résolument une opacité, geste résolument anti-hiérarchique. Son brassage des taxinomies et son ajout de catégories interstitielles compliquent également la progression chronologique de l’œuvre, rendant son processus de triage – ou d’association – des images quelque peu abscons. Ainsi, le « [traçage] des contours des relations », voulu par Charney comme intention première du projet, s’avère une entreprise alambiquée et non linéaire.
Pour Édouard Glissant, la transparence est caractéristique du désir occidental et scientifique de faire entrer particularités et différences dans le champ du connaissable, réifiant de facto la distinction entre le soi et l’« autre1». L’opacité, au contraire, est ce qui brouille ces distinctions, le « [vrai] fondement de la relation »2. Par son mode d’organisation même, UN DICTIONNAIRE… semble être captif de la notion occidentale de compréhension par la délimitation. Parallèlement, pourtant, l’intérêt et l’engagement de Charney envers l’émancipation des groupes opprimés tendent à démontrer qu’il rejette ces modèles hiérarchiques de représentation et fait sien le potentiel génératif de la confusion sociale/spatiale.
Son application de peinture sur les planches d’UN DICTIONNAIRE… est aléatoire et gestuelle, distincte de l’essentiel de ses autres œuvres peintes, généralement figuratives et se développant à partir de formes existantes dans les images sous-jacentes. Dans cette optique, les ajouts picturaux faits par Charney dans cette création en particulier pourraient apparaître comme une dissimulation, ou une rétention, des sources originales, une intervention dans l’autorité détenue par les journaux et les images en matière de documentation de la relation. Dans Poétique de la relation, Glissant écrit : « Imaginer la transparence de la Relation, c’est fonder aussi bien l’opacité de ce qui l’anime3». UN DICTIONNAIRE… tente à la fois d’imaginer la relation comme transparente et quantifiable et, parallèlement, pourrait acquiescer à l’impossibilité de produire sa représentation en totalité en rendant les images – partiellement, du moins – opaques.