Un voisinage en altitude
Ella Eßlinger sur les résidences d'artistes au col de la Furka
L’infrastructure était très simple : une cuisine, des toilettes, l’électricité, une douche alimentée en eau chaude par un thermoplongeur. Une partie des lits, des couettes, des chaises, des tables, des assiettes et des couverts provenait de l’hôtel Furkablick, situé en face de l’IN:DEPENDANCE. En mettant en place, en (re)installant, en les aménageant une à une, douze chambres ont pu être accommodées. Le confort de la résidence variait selon l’heure de la journée et la météo : avec les rafales de vent fréquentes, il faisait souvent froid à l’intérieur. Des radiateurs sur roulettes, une pile de couvertures en feutre et des bouillottes étaient mises à disposition pour se réchauffer. Le soir, un sauna, isolé par des couvertures de l’armée suisse, était régulièrement chauffé. « Nous inventons le format de notre présence, le contenu suivra. Il nous faut le chercher ensemble, par notre présence, par nos actions »1. Telle était la prémisse – et la promesse –, formulée au moment où la structure lentement délabrée de la dépendance, bâtiment annexe de l’hôtel Furkablick surplombant le col de la Furka, a été louée par l’intermédiaire de l’Alfred Richterich Stiftung et réoccupée en 2022.
Au cours de trois étés (2022-24), l’ancienne dépendance a été transformée en programme de résidence sous le nom d’IN:DEPENDANCE, habitée par un nombre fluctuant de personnes invitées étudiantes, professeures, artistes, passantes. Dirigé par le share of architecture an(d) attitude du département d’architecture de l’ETH Zurich, l’initiative a été mise en œuvre par une petite équipe composée d’Alessia Bertini, David Moser et Jan De Vylder assurant une « présence permanente »2 tout au long de la saison d’ouverture du col de la Furka. De la mi-juin à la mi-septembre, à 2429 mètres d’altitude, une à vingt personnes y séjournaient en permanence. Ce mode de présence continue permettait d’observer, de questionner et de comprendre le lieu à plusieurs niveaux. IN:DEPENDANCE était une tentative d’introduire un autre type de rythme à l’altitude – un schéma de vie quotidienne qui suspendait la mobilité et la nature séquentielle des touristes et des adeptes du cyclisme, de la moto et de la randonnée en quête de vues panoramiques.
Ouvert seulement trois mois par an, le col de la Furka est un col de haute montagne des Alpes suisses, reliant le canton d’Uri à celui du Valais. Au XIXe siècle, une route moderne y fut construite, remplaçant l’ancienne, non pavée, datant de l’époque romaine. Ce développement marqua le début du tourisme alpin dans la région, entraînant la construction d’une série d’hôtels destinés à accueillir cette nouvelle clientèle. Cependant, en raison des conditions climatiques difficiles et du déclin de l’intérêt touristique au fil du temps, bon nombre de ces établissements ont dû fermer leurs portes, incapables de maintenir leur vocation initiale.
Avant de devenir IN:DEPENDANCE, la dépendance était restée inoccupée pendant de nombreuses années. Depuis les années 1990, elle ne servait plus que de camp de base pour les guides de montagne explorant les environs. Pourtant, de 1983 à 1999, une autre résidence d’artistes avait vu le jour à proximité, dans l’hôtel Furkablick, à l’initiative du galeriste suisse Marc Hostettler. Quand celui-ci a entrepris d’inviter des artistes des scènes locale et internationale à participer à la résidence Furkart et à créer des œuvres in situ, l’attention s’est logiquement recentrée sur le bâtiment principal, estompant peu à peu son lien avec son bâtiment jumeau. Depuis 2004, l’hôtel Furkablick (rebaptisé Furkablick Institute) et les œuvres produites dans le cadre du projet Furkart sont conservés par l’Alfred Richterich Stiftung. Sous la direction de Janis Osolin, la mémoire de ces résidences d’été perdure tandis que les quelques œuvres permanentes disséminées dans le paysage alpin sont soigneusement préservées. L’importance artistique du projet Furkart – conjuguée à son exclusivité saisonnière, qui attira progressivement un cercle croissant de personnes en visite – peut aujourd’hui se retracer à travers une série de cartes postales documentant les activités de l’époque.
En parcourant ces cartes postales – un format d’archive révélateur de la versatilité du lieu – on se prend à rêver d’y avoir été. Voir James Lee Byars répandant une « goutte de parfum noir » pour inaugurer « ce [lieu lointain], presque désert et abandonné »1 ou Dorothee von Windheim écraser une petite fleur bleue lors de sa performance Ich zertrete eine blaue Blume… (1991). Déverrouiller sa chambre avec une clé gravée des mots « Covered by Clouds » de Lawrence Weiner, puis « [passer] la nuit dans l’une de ces chambres au charme désuet, avec leurs hauts lits d’antan, qu’il fallait littéralement escalader, et leurs immenses édredons »2 ont contribué à laisser un souvenir impérissable au réveil, à cette altitude inhabituelle.
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Paulo Pires do Vale,« On the ephemeral – Notes on the value of what (apparently) has no value », dans Furkart Ephemera, Thomas Rodriguez (dir.), captures éditions, 2019, n.p. ↩
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Patricia Nussbaum, « The Great Furkart Adventure », dans Furkart Ephemera, Thomas Rodriguez (dir.), captures éditions, 2019, n.p. ↩
Alors que Furkart embrassait l’éphémère, IN:DEPENDANCE poursuivait une autre intention : celle de la continuité. Sa présence ininterrompue, contrairement aux visites sporadiques ou des résidences d’artistes de courte durée de Furkart, a ainsi permis de se délester des hiérarchies. Spécialistes et dilettantes y vivaient et travaillaient côte à côte, au sein d’un collectif éphémère dont la mission première était d’être présent sur le site et d’enregistrer, à travers des prismes variés, l’expérience d’habiter le lieu. Durant la résidence, des fragments de souvenirs et de réflexions se sont accumulés, transmis aux personnes suivantes. Certaines interventions ont marqué le bâtiment lui-même : un rectangle peint en noir, reprenant les dimensions de la fenêtre de la cuisine nouvellement installée à côté ; des volets rayés en référence à l’œuvre de Daniel Buren visible sur le bâtiment d’en face. D’autres gestes ont été plus fugaces : barbecue alimenté à l’énergie solaire, méditation, sculpture sur neige, cerf-volant, enregistrement du paysage sonore environnant. C’est ici qu’a vu le jour la station de radio Furkaradio qui émet aujourd’hui depuis le centre de Zurich. Des personnes étudiantes ont gravi à vélo le col de la Furka, toiles sur le dos, pour peindre au sommet. Un atelier de confection de courtepointes animé par des artistes est venu ajouter une nouvelle strate à ce lieu en constante transformation.1 Il faut aussi saluer les efforts considérables déployés par Inge Vinck, son équipe et les élèves de la Baukunstklasse de la Kunstakademie Düsseldorf, qui ont organisé plusieurs événements d’une durée d’une semaine. En ouvrant IN:DEPENDANCE à des écoles et partenaires extérieures, le format a pu évoluer de manière autonome, au-delà de ses attaches initiales avec l’ETH. Cette brève énumération ne peut rendre compte du réseau complexe de care, d’observation et d’expérimentation qui s’est tissé autour de la revitalisation de cette infrastructure existante. Mais, elle laisse, peut-être, entrevoir combien il y avait, naturellement, une certaine intensité à l’expérience d’y être.
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Au cours des trois dernières années, plus de 300 résidents ont séjourné à IN:DEPENDANCE. Voici les auteurs des projets brièvement mentionnés dans le texte : Philippe Vander Maren, Martina Barcelloni Corte (rectangle peint); Lewis Horkulak, Ansgar Stadler, Nicolas König (barbecue solaire); Lya Mahée Steiger, Bodo Brägger (œuvre sur neige); CickinDunt (autre œuvre sur neige); Julia Liedl (reine des neiges); Jim König, Vittoria Guglielmi (cerf-volant); Michel Kessler, David Oesch (court métrage : Under the Ice); Annexe (enregistrements sonores); Carolina Catarino Gomes, Lea Graziani (Furkaradio); Jan Przedpelski (vélo avec toile); Brigham Baker, Karolin Braegger (Quiltscapes, atelier de quilt, participants : Brigham Baker, Karolin Braegger, Clementine Barnes, Axelle Stiefel Martian M. Mächler, Martina Buzzi, Miruh Frutiger, Raffaela Boss, Domi Wyss, Alena Spörri Chiara, Lya Mahée Steiger, Bodo Braegger, Kathrin Füglister, Moritz Lehner, Anna Mineeva, Vitaly Cherepanov, Jakob Walter, Juliette Uzor, Sven Gex, Grace Prince), ainsi que d’autres résidents qui se sont spontanément joints au programme : Jaime Irving, Joana de la Fontaine, Marta Cassany, Maša Mori. ↩
Ces dernières années, Janis Osolin, l’artiste Liliana Sánchez et l’équipe du restaurant Furkablick ont habité l’ancien hôtel Furkablick, tandis que nombre de personnes participant au programme de résidence investissaient l’IN:DEPENDANCE. Grâce aux efforts collectifs de leurs hôtes respectifs, les deux bâtiments ont trouvé des usages distincts, tout en se rejoignant par l’esprit. Furkart, Furkablick Institute qui en est son prolongement, et IN:DEPENDANCE ont chacun contribué à insuffler et maintenir une énergie singulière en altitude. Depuis l’été dernier, les deux bâtiments ont été mis en vente. Un grand panneau À Vendre de Guillaume Bijl signale désormais le site, un clin d’œil à l’œuvre Zu vermieten [À louer] réalisée par l’artiste en 1986 sur un autre bâtiment du col1. Une fête d’adieu à IN:DEPENDANCE a eu lieu en septembre 2024. La présence continue de ces communautés en résidence aura prolongé la vie de ces lieux et inventé une manière d’habiter et de travailler ensemble qu’il sera difficile de recréer.
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« Historic home of Furk’Art goes up for sale », Artforum, 30 juillet 2024, https://www.artforum.com/news/historic-home-furkart-goes-up-for-sale-557112/. ↩
Texte traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.