Des décombres à la terre
Montserrat Bonvehí Rosich écrit à Elise Misao Hunchuck
À côté de l’aéroport principal de Mexico, un curieux triangle abandonné, converti en parc, abrite un paysage invisible. Sous les arbres, les étangs et les herbes de l’Alameda de Oriente reposent les décombres d’un des plus grands désastres de l’histoire de la ville : le séisme de 1985.
Tout processus de construction produit des déchets, mais lorsqu’il s’agit de déconstruction ou de démolition, leur volume est démultiplié. Inévitablement, ces rebuts finissent dans nos sols. Notre culture actuelle de la « durabilité » en architecture se concentre souvent sur de nouvelles façons de recycler et de réutiliser efficacement. Mais, si nous allions plus loin? Si nous réfléchissions à des systèmes de construction qui améliorent activement la qualité des sols? Et si nous concevions nos déchets pour nourrir leur fertilité?
Le matin du 19 septembre 1985, un séisme d’une magnitude de 8,2 sur l’échelle de Richter secoue violemment tous les recoins du District fédéral. Les rues deviennent de véritables couloirs encombrés de chaux et de gravats. Environ 300 bâtiments s’effondrent, hôtels, écoles, et d’innombrables autres structures sont endommagées, redessinant radicalement la physionomie de Mexico.
Sur l’ancien site de la Laguna de Xochiaca (aujourd’hui le parc Alameda de Oriente), prolongement de l’une des plus vastes décharges de Mexico connue sous le nom de Bordo de Poniente, les transformations du paysage ont peu affecté la silhouette urbaine de la ville – demeurant largement invisibles pour la plupart de sa population. L’impact du séisme s’est révélé déterminant surtout pour quelques milliers de pepenadores1 qui ont entamé leur nouvelle vie sur les 1,6 million de mètres cubes de gravats et de débris déposés au cours des deux années suivantes.
Composés essentiellement de béton, de briques rouges et d’asphalte, les décombres sont compactés à l’aide de machines lourdes pour atteindre une épaisseur de 2,5 à 3 mètres. Très vite après le début du déversement de l’amoncellement colossal, le projet de parc est lancé. À la fin de l’année 1988, la construction commence : d’abord le déplacement forcé des pepenadores, puis le recouvrement de l’ensemble du site par une couche d’environ vingt centimètres de tepetate, matériau argileux local très érodé issu de dépôts de lahar, employé notamment dans la fabrication d’adobe. En qualité de sol agricole, il est extrêmement pauvre, mais il est facilement disponible à proximité ou peut être extrait des principaux chantiers de la ville : tunnels de métro, excavations profondes de drainage, fondations d’immeubles. Enfin, une fine couche de terre végétale est ajoutée. Depuis l’ouverture de la plus grande usine de compostage de la ville en 2004, certaines zones du parc reçoivent régulièrement des apports de compost d’environ trente centimètres.
Un moment de révélation survient en septembre 2015. À l’occasion de la conférence SUITMA 8 (Soils of Urban, Industrial, Traffic, and Mining Areas) à Mexico, l’Universidad Nacional Autónoma de México invite un grand nombre de spécialistes des sols urbains à observer le résultat de cette expérience. Sur l’île centrale de l’étang principal d’Alameda, est creusé un trou de deux mètres sur un. À la surprise générale, le tas de gravats et de débris de construction enfoui trente ans plus tôt révèle le début de la formation d’un « technosol » : un sol constitué d’un mélange de fragments d’artefacts d’origine humaine2.
En tant qu’architectes paysagistes, nous avons tendance à croire que la conception de nos paysages requiert des conditions idéales. Mais, en réalité, les sites qui subsistent (et qui deviendront disponibles) dans nos villes ne seront jamais vierges ni dotés d’un sol parfaitement fertile. Il est plus important de savoir réanimer, transformer et redonner vie à tous ces espaces négligés, souvent relégués aux marges de la ville. Les matérialités urbaines du passé peuvent être broyées, empilées, nourries, jusqu’à devenir de nouveaux paysages propices à la vie.
Un amas de débris issus d’un séisme et de divers chantiers, recouvert d’une fine couche d’argile et d’un mélange de terre arable et de compost brut, peut constituer un sol fertile en moins de trente ans. Nous pouvons placer notre espoir dans ces processus de formation des sols qui, bien que lents, sont capables de transformer silencieusement les paysages. Il pourrait même s’agir d’une voie régénératrice pour réinventer nos zones urbanisées. Même si ces lieux ne deviendront jamais des paysages vierges de toute matière, ils portent en eux une promesse : celle de repenser nos villes et leur transformation perpétuelle.
Pourrait-on imaginer que nos villes abritent, sous nos pieds, leurs vies passées? Comment les bâtir si nous les envisagions comme les futures strates d’un sol plus fertile? Ces questions me taraudent, et je suis curieuse de lire ce que tu en penses, Elise.
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Depuis les années 1940, les pepenadores, ces personnes bien connues au Mexique qui trient et recyclent les déchets à la main, ont façonné de nouveaux territoires à Mexico en transformant les ordures. Les pepenadores gagnent leur vie grâce au tri et à la vente de leurs trouvailles : verre, tissus, étain, carton, bois, boîtes en plastique, os d’animaux, et tout ce qui peut être recyclé ou vendu. ↩
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L’usine de compostage de Bordo Poniente, située à seulement une dizaine de kilomètres plus loin, est un projet ambitieux visant à changer la gestion des déchets de la ville. Aujourd’hui, elle traite 900 tonnes de matières organiques et 300 tonnes de déchets de taille. ↩