Liens ininterrompus
Amanda Lickers présente Everlasting (Sans trêve)
En observant la ville, un territoire morcelé entre réserves et terres privées, constellé de forteresses corporatives, de monuments et de toponymes célébrant les conquêtes coloniales, je me tourne vers la Everlasting Tree Belt [Ceinture de l’Arbre éternel]. Cette ceinture wampum, fondamentale pour les Haudenosaunee, symbolise l’enterrement de la hache de guerre sous le grand pin blanc, l’Arbre de la paix, lors de la création de la Confédération, qui unit cinq nations autochtones : Mohawk, Oneida, Onondaga, Cayuga et Sénéca, auxquelles s’est jointe la nation Tuscarora au début des années 1720 pour former les Six Nations. La ceinture incarne un engagement à partager les valeurs de paix et d’unité à travers le Kaianere kó:wa (la Grande Loi de la Paix), qui constitue le premier cadre légal de ce territoire. Les systèmes politiques et juridiques de la diplomatie wampum ont posé les fondements de la démocratie et de l’autodétermination ici, sur l’île de la Tortue.
Pendant la réalisation du film Everlasting (Sans trêve), la dichotomie entre la ville et la brousse m’a profondément inspirée. Je voulais amplifier cette tension pour montrer que nos pratiques sont présentes partout où nous sommes. En tant que membre de Buckskin Babes, un collectif de tannage de peau d’orignal en milieu urbain, notre objectif est d’amener la brousse en ville. Sur notre territoire, il n’est pas simple d’allumer un feu ou de chasser. Toute une série d’infrastructures, non seulement matérielles, mais aussi juridiques et sociales, sont nécessaires pour que cela devienne possible. Selon moi, le concept de « placekeeping » [préservation relationnelle du lieu] développé par Wanda de la Costa, remet en question la notion de « placemaking » [conception, création d’un lieu] en architecture et en urbanisme. Alors que placemaking suppose que nous devons développer et créer un espace, le placekeeping souligne l’interconnectivité et rappelle que le territoire est déjà un lieu et que les systèmes écologiques et socioculturels liés à la terre doivent être pris en compte dans tout processus de conception. Nos pratiques, telles que le tannage des peaux, nourrissent déjà une relation symbiotique avec ce territoire. Le placekeeping valorise les épistémologies autochtones de l’interconnexion, l’interdépendance et la continuité de la présence par la transmission culturelle. Si nous voulons réellement disposer d’une infrastructure durable, il nous faut la souveraineté autochtone.
Everlasting (Sans trêve) suit le pouvoir de préservation relationnelle des liens ininterrompus avec le territoire, à travers des initiatives locales de conservation des semences et de tannage des peaux. Ces modes d’être et d’agir résistent aux partitions coloniales entre terre et ville, et contestent les géographies coloniales de la terra nullius. Je suis curieuse de voir quelles conversations pourront naître et comment nous pourrons continuer à développer, à travers ce film et cette exposition, l’engagement continu envers nos pratiques culturelles.
La narration visuelle du film occupait une place essentielle. Je tenais particulièrement à juxtaposer et combiner certaines photographies d’archives (issues des collections du CCA, le Musée McCord Stewart et Bibliothèque et Archives nationales du Québec) avec des images contemporaines : par exemple, superposer des enregistrements actuels de nettoyage des pattes de cerf à des images historiques du commerce des fourrures, elles-mêmes placées sur les drapeaux coloniaux au niveau municipal, provincial et fédéral. Cette narration a plusieurs facettes, puisque historiquement, il nous était interdit, en tant que Premières Nations, de pratiquer notre culture où que ce soit, et en particulier dans le périmètre des villes. Il m’a semblé important de montrer les différentes couches que je traverse en tant que femme autochtone dans un milieu urbain et de confronter ces images pour raconter des histoires plus nuancées et situer dans un contexte les récits contemporains que Marnie Jacobs, Brooke Rice et Autumn Godwin partagent à l’écran.
Le tournage a été ponctué de quelques moments inattendus. Un jour, nous filmions à Droulers-Tsiionhiakwatha, site archéologique et centre d’interprétation situé à Saint-Anicet, près de Québec. Il s’agit essentiellement d’un village haudenosaunee, avec des répliques de maisons longues. Ce jour-là, il pleuvait à verse, mais nous avons tout de même réussi à capter de très belles images. Nous avons eu la chance de voir des éclairs, c’était incroyable. La pluie ne cessait de tomber, et comme notre équipe n’était pas vraiment équipée pour ces conditions, nous avons dû remballer plus tôt que prévu, tandis que le site commençait à s’inonder, et a finalement dû fermer.
Un autre jour, alors que nous filmions le nettoyage du cerf, j’ai trouvé un os en forme d’aiguille. Plus tard, en faisant des recherches pour le tournage sur le site de Droulers, je suis tombée sur des documents archéologiques mentionnant ces marques d’usage/d’usure sur un os de cerf retrouvé près du village Haudenosaunee d’origine, qui indiquaient qu’il avait servi d’outil de tatouage1. C’était très inspirant d’apprendre que cet objet, qui avait contribué à la transmission culturelle et avait survécu tout ce temps, pouvait faire du site de Droulers un espace préservé.
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Christian Gates St-Pierre, « Needles and bodies: A microwear analysis of experimental bone tattooing instruments », Journal of Archaeological Science: Reports, Numéro 20 (2017), pages 881-887, https://doi.org/10.1016/j.jasrep.2017.10.027. ↩
Tout au long du film apparaissent des images de plantes en gros plan, un choix qui revêt de multiples intentions. D’une part, montrer ces plantes peut servir de référence à d’autres autochtones qui les reconnaîtront et en connaissent les usages. D’autre part, la « doctrine de la découverte » et la terra nullius, ont relégué les peuples autochtones au rang de « sous-humains », assimilés à la « flore et la faune ». Cette classification a servi de justification politique et juridique à l’expansion coloniale : il est bien plus facile de pratiquer l’esclavage et de perpétrer des génocides si l’on considère des peuples comme non-humains. Un mode de pensée typiquement occidental conçoit le monde naturel comme une entité séparée, où la terre est un objet, mort, quelque chose qui peut être transformé en ressource marchande. Alors qu’à l’intérieur … nous pensons la terre comme une parente vivante, nous lui empruntons quelque chose pour nos générations futures. Cette interconnectivité, cette attention aux rythmes migratoires, aux cycles saisonniers, à la biodiversité, nourrissent notre capacité de survie pour l’avenir. Nous constatons aujourd’hui, en très peu de temps, combien le capitalisme colonial s’est avéré néfaste pour la planète. Mais, nous observons aussi que les savoirs, les sciences et les technologies autochtones sont de plus en plus reconnues comme des ressources face à la catastrophe climatique. Comme Brooke Rice dit dans le film, nos pratiques ont un impact écologique que nous ignorons encore.
À la toute fin du film apparaît une image du chef Onondaga Isaac Hill, photographié à Kanehsatà:ke en 1870, tenant une ceinture wampum. En documentant nos pratiques liées à la terre, nous avons choisi de mettre l’accent sur les mains, afin de souligner l’importance de la pratique. Il m’a semblé particulièrement intéressant de superposer cette image à une séquence contemporaine montrant Brooke Rice tenant des semences, pour révéler le lien entre le wampum et la semence mais aussi entre la gouvernance et la subsistance, tout en utilisant la culture visuelle pour mettre en évidence la continuité de nos pratiques et notre présence constante. Comme Autumn Godwin l’affirme si éloquemment dans le film, la « restitution des terres » n’est pas seulement matérielle, mais elle est ontologique et multiforme à travers le langage, la culture et les modes de vie. Entrelaçant le passé, le présent et le futur, cette image et le projet lui-même, affirment la continuité du lien des peuples autochtones à la terre, au-delà du passé, un lien éternel.
Everlasting (Sans trêve) est présenté dans la Maison Shaughnessy du CCA jusqu’en août 2026.