Ô bungalow! Du Bengale aux colonies, de l’Angleterre à la Californie, que de formes ton nom n’a-t-il décrit!

Texte de David Howes

Bord de mer, Angleterre, 20 juillet 1969

Encore une journée de grisaille. Mais peut-on s’attendre à mieux quand on séjourne au mois de juillet dans une station balnéaire anglaise? Personne n’a envie de sortir de toute façon. Tous les clients de l’hôtel sont réunis au salon, les yeux rivés sur le téléviseur, attendant que les Américains alunissent. Je préfère rester dans ma chambre, à contempler la mer et la danse incessante des vagues.

Je discutais hier avec Mme Rawlins dans le salon et elle me confia qu’elle aimait bien le nom de l’établissement : Bungalow Hotel. « Ça évoque le confort, me dit-elle. J’ai l’impression d’être chez moi, tout en étant en vacances. » Pour ma part, j’aurais peut-être eu le sentiment d’être à la maison si l’hôtel avait un tant soit peu ressemblé aux bungalows de l’Inde, où j’ai grandi.

Cet endroit n’est qu’un simple bâtiment de trois étages, aux murs tapissés de papier peint William Morris et meublé dans le style des années 1930. Le bungalow dans lequel j’ai grandi à Lahore était une grande maison au toit plat, entourée d’une profonde véranda et construite à l’intérieur d’une enceinte de pierre garnie d’une multitude de plantes tropicales. Ça, c’était un véritable bungalow!

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Bien sûr, je suppose que les premiers bungalows avaient initialement été construits par les Indiens pour répondre à leurs propres besoins, avant l’arrivée des Anglais. C’étaient des huttes de chaume, avec un toit en surplomb. Ce type d’habitation s’appelait un bangala, un mot signifiant que le style venait du Bengale. L’architecture du type de bungalow dans lequel ma famille avait vécu était certes d’inspiration indigène, mais c’était tout aussi clairement une création coloniale : une habitation indienne adaptée au goût des Anglais.

Notre bungalow n’était pas une hutte, même s’il était tout de même assez simple : un seul niveau, avec des pièces pour recevoir les visiteurs et d’autres pour se reposer. L’espace enclos tout autour permettait d’aménager un jardin et accueillait les quartiers des domestiques, mais surtout, il assurait une bonne ventilation de la maison. Avec un climat aussi chaud, nous étions reconnaissants envers la moindre brise qui pénétrait jusqu’à l’intérieur. Pour cette même raison, la maison n’avait pas de corridor, ce qui favorisait la circulation de l’air d’une pièce à l’autre. Les jours où il faisait particulièrement chaud, les domestiques pouvaient passer la journée à arroser les moustiquaires des portes et des fenêtres pour refroidir l’air qui entrait dans la maison. Le cadre des moustiquaires était fait de bambou, ce qui parfumait l’air qui les traversait. Quand je pense à notre bungalow, cette odeur me revient immanquablement à la mémoire.

Enfant, je passais beaucoup de temps à jouer sur la véranda, sous le regard attentif de mon aya (c’était ainsi qu’on appelait les nounous en Inde). Je me souviens qu’un serpent avait élu domicile sous la véranda et qu’il allongeait parfois son long cou terminé par une tête lustrée, juste pour me regarder. Il me fixait alors, immobile. Mon aya craignait que le serpent ne me morde, mais je savais qu’il n’y avait pas de danger, puisque le reptile et moi avions établi une relation de cohabitation pacifique. L’ombre de la véranda aidait à rafraîchir l’air à proximité de la maison et à rendre la chaleur plus tolérable à l’intérieur, mais je préférais quand même rester dehors.

Dans la maison, nous avions un piano que ma mère avait rapporté d’Angleterre et dont elle voulait que je joue une demi-heure par jour. À mon avis, ma mère voyait le piano comme un moyen de m’empêcher de devenir trop « indigène ». Au quotidien, nous étions toujours entourés de domestiques indiens : pour nettoyer la maison, faire la cuisine, jardiner, aller chercher ce dont nous avions besoin et transporter des objets… Moi, ce n’était pas ma principale préoccupation, mais je pense que c’était important pour mes parents. Le nombre de domestiques présents associé à la conception ouverte sur l’extérieur du bungalow ne laissaient guère de place à l’intimité. Heureusement, la chaleur extrême semblait nous rapprocher, sans doute parce que nous baignions tous dans le même air chaud et humide. Quand ils étaient avec leurs amis, mes parents discutaient toujours des révoltes et des soulèvements des indigènes. Ils avaient l’impression que ce qui survenait parfois dans la ville risquait de se reproduire dans leur bungalow. Chaque bungalow était vu comme un empire miniature, grouillant de domestiques certes utiles, mais potentiellement rebelles. Par conséquent, chaque bungalow devait être dirigé avec fermeté par le maître anglais qui l’habitait. Et mon père prenait cette mission très au sérieux!

Mis à part le piano, les autres meubles que nous possédions étaient des répliques indiennes de répliques d’originaux européens. Ma mère les considérait avec dédain en raison de la « piètre qualité de leur finition », mais moi, j’aimais bien leurs lignes légèrement de guingois et leur fini non poli. Tous les meubles qui se trouvaient dans la maison de ma grand-mère en Angleterre me semblaient, par contraste, trop lisses, trop luisants et glissants. Ils n’offraient aucune prise. Comme signe caractéristique de notre statut social élevé, nous avions dans notre bungalow une baignoire de porcelaine importée d’Angleterre, que mon père avait offerte en cadeau à ma mère. Bien entendu, pour la remplir, les domestiques devaient transporter l’eau chaude dans de vieux bidons de kérosène, depuis la cuisine. Celle-ci se trouvait à l’extérieur, dans un bâtiment séparé de la maison. Elle était située près des quartiers des domestiques, de telle sorte que la chaleur et les odeurs dégagées lors de la cuisson des aliments n’incommodaient pas les occupants du bungalow.

Ma chambre se trouvait à l’arrière de la maison. Ses murs étaient minces. Le soir, dans mon lit, je sentais la brise à travers la moustiquaire et j’entendais mes parents parler. Ma mère venait me souhaiter bonne nuit, vêtue d’une robe de dentelle vaporeuse, avant de sortir pour se rendre à quelque soirée mondaine. Je m’endormais en écoutant les chacals qui jappaient quelque part dans la campagne environnante.

J’avais l’impression que notre bungalow nous appartenait, mais en réalité, nous n’en étions que locataires. C’était le cas de presque tous les Anglais qui vivaient là-bas, puisqu’ils n’avaient prévu y rester que quelques années. Notre bungalow était en fait la propriété d’un homme d’affaires indien bien nanti. Comme tous les autres bungalows de la ville, il avait été bâti par des ouvriers indiens du voisinage. Ils étaient tous faits des mêmes matériaux (brique, bois, tuiles de terre cuite et enduit à la chaux) et selon les mêmes plans. Les occupants ne restaient jamais assez longtemps pour qu’il vaille la peine de personnaliser les habitations.

Je ne vous cacherai pas qu’il y avait différentes classes de bungalows. Le nôtre était de bonne taille, car mon père occupait un poste dans la haute administration. Les bungalows des fonctionnaires subalternes n’étaient bien souvent que de petites résidences de quatre pièces, garnies de meubles dépareillés et aux murs blanchis à la chaux plutôt que peints. Ces différences revêtaient une certaine importance en Inde, mais pas autant qu’elles en auraient eu en Angleterre. Par exemple, lors d’une réception, si vous aviez besoin de quelques couverts de plus, il n’était pas rare qu’un de vos invités propose d’envoyer un domestique en chercher à la maison. Personne ne semblait s’attarder à ce genre de détails. Je pense que les Anglais sentaient qu’ils devaient se serrer les coudes dans cette contrée éloignée où ils devaient survivre ensemble.

Quand j’ai quitté l’Inde pour aller étudier en Angleterre, je pensais bien ne plus jamais revoir de bungalows de toute ma vie. Je savais qu’on en construisait alors pour les Européens en Afrique. « Le bungalow indien est une maison parfaitement adaptée aux climats tropicaux », affirmait un soi disant expert. Des bungalows furent donc construits sur la Côte-de-l’Or (ancien nom du Ghana), au Nigeria et au Kenya. Mon frère Tom, qui était commissaire de district au Kenya, avait un superbe bungalow là-bas, si je me fie aux photos qu’il nous en avait fait parvenir. Il était juché sur des pilotis à plus de deux mètres et demi du sol, ce qui le protégeait des « exhalaisons de la terre » qui, à ce qu’on croyait, pouvaient donner la malaria. Comme il était situé dans l’enclave européenne sur une colline à l’écart du village, ses habitants jouissaient d’une vue superbe. Cependant, Tom affirmait qu’il avait choisi cet emplacement pour des raisons « d’hygiène » — plus précisément pour réduire le risque de contracter des maladies contagieuses auprès des villageois africains. Il qualifiait son bungalow de « maison détachée ».

Des bungalows en Afrique, je peux comprendre, mais je ne pouvais m’expliquer pourquoi les gens s’intéressaient à ce type d’habitations en Angleterre — l’un des pays qui possède le climat le moins tropical au monde. Pour moi, une maison anglaise typique devait ressembler à la villa victorienne de ma grand-mère : très haute, se dressant sur trois étages en plus du grenier, avec des plafonds de trois mètres, deux escaliers (dont un pour les domestiques) et de multiples divisions : vestibule, parloir, étude, sous-sol, corridors à l’étage, chambre principale, chambre des filles, chambre des garçons et chambre d’enfants. Comme chaque pièce possédait son propre foyer, de nombreuses cheminées dépassaient du toit de la maison. Et puis, il y avait cette magnifique dentelle de bois qui ornait la façade extérieure. Travaillée avec une extrême minutie, elle lui conférait un cachet unique.

Après la Grande Guerre toutefois, les bungalows, ou ceux qu’on appelait ainsi, ont commencé à pousser comme des champignons partout en Angleterre. Ceux-là n’avaient rien à voir avec les habitations conçues pour braver le climat tropical. Ils étaient plutôt considérés comme des habitations modernes et économiques. Le terme « bungalow » était en fait employé pour désigner une petite maison carrée de plain-pied, qui ressemblait à un bloc de construction pour enfant. Nul besoin de domestiques quand on habite une telle maison. D’ailleurs, si mes souvenirs sont bons, il était déjà difficile de trouver des domestiques avant la guerre, et ils devinrent une rareté après. Je suppose que pour bien des gens, comme Mme Rawlins, qui ont grandi dans une de ces constructions de l’aprèsguerre, un tel bungalow est effectivement synonyme de chez-soi; un chez-soi anglais, de surcroît, bien que modeste. En Inde, un bungalow était une résidence de prestige, et, d’après ce que j’en sais, c’est encore le cas aujourd’hui. Mais ici, un bungalow n’est rien d’autre qu’une maison bon marché.

Maintenant que j’y pense, il y a une autre raison qui explique la popularité des bungalows en Europe : ces maisons étaient perçues comme plus simples, plus fonctionnelles et plus ouvertes sur la vie extérieure que les villas et maisons de ville anglaises traditionnelles — de la même façon que la vie en Inde pouvait paraître plus simple et moins guindée que la vie en Angleterre, les gens voulaient sans doute rapporter un peu de cette liberté chez eux. C’est pourquoi les bungalows sont devenus des formes de résidences secondaires si répandues. Ils représentaient une vie simple et libre. Mais quand les bungalows du bord de mer sont devenus des bungalows de banlieue, pressés les uns contre les autres dans d’innombrables rues, tous identiques, avec un espace ridicule entre chacun, la sensation de liberté s’est rapidement transformée en un sentiment d’emprisonnement.

Aujourd’hui, c’est aux États-Unis que les bungalows sont particulièrement recherchés. Je ne sais par quel phénomène ils sont devenus le symbole de tout ce que les gens recherchent : liberté, efficacité, modernité et, bien sûr, abordabilité. Ma fille Nora m’a dit qu’il existait même une ville en Californie surnommée Bungalow Heaven, le « paradis du bungalow ».

Nora est bien placée pour le savoir, puisque son second mari construit des bungalows (des communautés entières de bungalows!) en Californie. En fait, c’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Bill (je me plais à l’appeler « Bungalow Bill », comme dans la chanson des Beatles qui passe à la radio) a bâti une maison pour Nora, son premier mari, Ted, et leurs deux filles alors adolescentes. Quand Ted a quitté Nora pour suivre la trace des Beatles et aller vivre en Inde auprès du Maharishi et pratiquer la méditation transcendantale, Nora s’est retrouvée seule avec les filles, le bungalow, et son entrepreneur de construction. J’ai assisté à leur mariage l’an dernier, et j’ai ainsi séjourné dans leur nouvelle maison. Elle est construite sur un niveau et demi, compte un avant-toit en surplomb, et est bordée d’arbustes sur le devant. Au lieu de quartiers pour les domestiques, leur maison possède un grand garage pour leur voiture. Les plafonds sont plus bas que ce à quoi je suis habitué et l’aménagement intérieur quant à lui n’a rien de particulièrement remarquable, à part la cuisine qui comporte d’innombrables armoires et appareils électroménagers — dont un pour laver la vaisselle! Les membres de la famille prennent leurs repas directement dans cette pièce et passent le reste du temps dans ce qu’ils appellent le « salon », à regarder la télévision.

Pendant mon séjour chez Nora et sa famille, j’eus plusieurs conversations avec Bill au sujet de ses bungalows — conversations auxquelles les filles participèrent également, en particulier l’aînée, Melanie, qui étudie la sociologie à Berkeley et a des opinions bien arrêtées sur la façon dont les gens devraient vivre.

Bill croit savoir ce qu’est un vrai bungalow : « C’est une maison typiquement américaine, qui a vu le jour en Californie », a-t-il un jour déclaré. Quand j’ai répliqué qu’en fait, les bungalows étaient d’origine indienne, il ne s’est pas laissé démonter et m’a répondu que c’était peut être le cas, mais qu’ils avaient été « perfectionnés » en Californie, et que le modèle actuel s’était répandu d’ouest en est à travers les États Unis, pour être ensuite adopté au Canada, en Australie, en Nouvelle Zélande et même au Royaume-Uni, dans les années 1920. « Le bungalow incarnait alors le rêve californien. C’est le summum de la commodité et de l’efficacité. »

Ce « rêve californien », m’expliqua-t-il, représentait en quelque sorte le désir de mener une vie active et simple, en plein air autant que possible. Les premiers « bungalows californiens » étaient des résidences d’été situées dans des régions isolées. Leur silhouette basse contrastait avec la hauteur des villas victoriennes. À l’intérieur, les divisions que l’on retrouvait dans ces villas avaient disparu en même temps que les lourdes conventions sociales, ce qui favorisait une vie familiale plus « chaleureuse ». En tout cas, c’était l’opinion de Bill : « Regardez le profil ramassé d’un bungalow, voyez le sentiment de confort qui s’en dégage. Pensez comme il se fond dans la nature au lieu de chercher à la dominer comme le ferait un château au sommet d’une colline. »

Je me suis hérissé en entendant cette dernière pointe lancée en direction d’un Anglais imaginaire (dont le proverbe dit que « sa maison est son château »), mais je dus pardonner à Bill ses remarques désobligeantes à l’endroit des Britanniques, car je sentis qu’il s’insurgeait en fait contre son propre héritage puritain. Une visite dans l’effervescente ville de Londres suffirait à lui ôter l’idée que l’Angleterre était restée coincée à l’époque victorienne.

C’est à ce moment que Melanie choisit de se mêler à la conversation. Elle maintint que les nombreuses rangées de bungalows qui composent les banlieues autour de Los Angeles sont bien loin d’être en harmonie avec la nature et qu’au contraire, elles l’ont anéantie; que la prolifération des banlieues s’est traduite par un accroissement du nombre d’heures passées par les banlieusards sur les autoroutes, ce qui est tout sauf pratique, sans compter que c’est une habitude polluante; que les gens ont peut-être été attirés par la Californie en raison de son climat chaud et de la possibilité de s’adonner à des activités de plein air, mais qu’ils passent désormais le plus clair de leur temps devant leur téléviseur dans leur salon climatisé, complètement coupés de la nature. « Les climatiseurs ne sont pas cool », affirma-t-elle sur un ton qui suggérait qu’elle aurait préféré que sa famille n’en ait pas. Pour ma part, je ne pense pas que nous les aurions boudés à l’époque où je vivais en Inde.

« De plus, continua Melanie, au fait d’être coupé de la nature vient s’ajouter l’isolement de la famille nucléaire qui se terre dans l’“intimité” de sa maison. » Contrairement à ce qu’en disent les magazines féminins, la vie de femme au foyer est loin d’être “agréable, simple et fonctionnelle”. Selon Melanie, ce serait plutôt un savant mélange de routine, d’ennui et de désespoir; des journées sans fin où s’enchaînent les corvées de préparation des repas, de changement de couches et de soins donnés aux « petits », tout cela en parallèle aux efforts déployés pour faire plaisir à son mari. Le ton de voix de Melanie indiquait clairement qu’elle rejetait ce mode de vie, qui est somme toute, pensais-je, la conséquence directe de la disparition des domestiques. Ma mère n’aurait effectivement jamais daigné exécuter de telles tâches.

Toutefois, selon Melanie, le pire est le conformisme : le fait que tous aspirent à acquérir les mêmes biens que les autres, les mêmes « signes extérieurs de richesse » associés à la classe moyenne. Les Américains ont accepté de se laisser « diriger par les autres » sans imposer leurs limites, nous annonça-t-elle, citant un de ses professeurs, si bien que l’uniformité est devenue abrutissante. La chanson « Little Boxes » popularisée par Pete Seeger en 1962, dont voici un extrait, dépeint à merveille cette réalité :

Little boxes on the hillside Little boxes made of ticky tacky Little boxes on the hillside Little boxes all the same

(Toutes petites boîtes sur la colline Toutes petites boîtes faites de pacotille Toutes petites boîtes sur la colline Toutes petites boîtes toutes pareilles)

« Mais elles ne sont pas toutes pareilles! explosa Bill, d’un air offensé. Je prends le temps de rencontrer chacun de mes clients, comme je l’ai fait avec ta mère. » Melanie leva les yeux au ciel. Bill poursuivit :

« Nous passons en revue les plans, en particulier ceux de la cuisine, et nous faisons des ajustements, dans les limites du raisonnable, bien entendu. Chaque bungalow que je construis est unique, d’une certaine façon, même si les murs et la charpente sont préfabriqués et que les appareils électromenagers sont produits en série. Mais c’est ce qu’on appelle le progrès! C’est un avantage en soi : le bungalow se construit pratiquement tout seul et peut être assemblé très rapidement — quelques semaines suffisent. Avec tous les appareils qui existent maintenant pour simplifier les tâches ménagères, qu’est-ce qu’une maîtresse de maison pourrait bien demander de plus? »

Bill m’avait presque convaincu avec son argument sur l’efficacité technologique des cuisines modernes lorsque Melanie fit son commentaire suivant : « Et pourquoi ne pas répartir les tâches autrement? Les femmes ne peuvent-elles pas avoir une vie, elles aussi? » Ce que Melanie avait en tête, c’était un monde où les pères mettraient la main à la pâte à la maison et où les mères pourraient occuper un emploi à l’extérieur. Elle était d’avis que les appareils automatiques n’étaient d’aucune utilité s’ils ne permettaient pas aux femmes de sortir de chez elles.

Bafouillant, Bill tenta de se défendre en suggérant que les bungalows favorisaient l’individualité en raison de leur style facilement personnalisable, et qu’ils étaient construits selon des principes démocratiques puisque tous leurs habitants résidaient au même niveau. Cette fois, l’argument provoqua une réaction chez Cathy, la plus jeune des filles de Nora, qui voulut ajouter son grain de sel d’adolescente à la conversation. Sa chambre, exposa-telle, est juste assez grande pour y dormir et y étudier. Il n’y a aucun endroit dans la maison où elle peut recevoir ses amis (sous-entendu, « à l’abri de toute surveillance parentale »). Même à l’extérieur, il n’existe, dans les interminables et sinueuses rues de Downsview (nom de leur quartier), aucun endroit où les jeunes peuvent se rassembler. « Pourquoi n’allez-vous pas dans les parcs? » s’enquit alors son beau-père. Ce fut au tour de Cathy de lever les yeux au ciel (cette moue semble être une seconde nature dans cette famille). Il paraît évident que Downsview a été conçu pour répondre aux besoins des familles ayant de très jeunes enfants; par conséquent, la plupart des adolescents s’y sentent exclus.

« Visiblement, le bungalow est un mode d’habitation totalement dysfonctionnel, comme l’ensemble de Downsview de toute façon », opina Melanie. Bill en eut le souffle coupé. Peut-être ignorait-il ce que signifie le mot « dysfonctionnel ». Je n’étais pas sûr de le savoir moi même. Chose certaine, ça ne laissait présager rien de bon.

« Mais il y a une solution, claironna Melanie.

— Nous sommes en Amérique et nous devrions suivre l’exemple de nos compatriotes américains — latino-américains, pour être exacte. Avez-vous déjà remarqué que là-bas, tous les villages, du Mexique jusqu’à l’extrême sud de l’Argentine, sont construits autour d’une place publique? Tout le monde fréquente la plaza, même les adolescents. Les maisons sont conçues de la même façon : ce sont des maisons à patio. Habituellement, elles sont de plain-pied, comme les bungalows, mais au contraire de ceux-ci, elles ont un patio en leur centre, qui permet de faire communiquer l’extérieur avec l’intérieur. Les pièces sont réparties autour du mur extérieur et donnent toutes sur le patio, ce qui ajoute au confort de la maison. Sans oublier que, le patio, avec son jardin, permet de conserver la fraîcheur dans la maison et assure une luminosité optimale dans chaque pièce, puisqu’il n’est pas recouvert d’un toit. En plus, comme ces maisons furent à l’origine conçues comme de petites communautés, elles permettent la cohabitation avec la famille élargie, et la famille nucléaire n’a plus besoin d’être isolée. »

Je compris ce que Melanie voulait dire, mais je ne pus m’empêcher de penser que, sans la disparition de la véranda, le bungalow serait demeuré un bâtiment très « fonctionnel » (pour employer le même terme qu’elle).

Plus tard, j’ai abordé la question avec Bill. Je lui ai dit qu’à mon avis, ses constructions ne pouvaient être désignées comme des bungalows, car même si c’étaient des maisons unifamiliales de plain-pied, dotées d’un grand avant-toit, il leur manquait une véranda. Pour toute réponse, il me lut un passage de son guide du constructeur : « Même si le bungalow possède un ensemble de caractéristiques distinctives, aucune n’est absolument indispensable. » La véranda ne fait pas exception à cette règle, poursuivit-il, ou plutôt, aux États-Unis, on l’avait remplacée par le porche. J’appris alors qu’avant la Seconde Guerre mondiale, toutes les maisons possédaient un porche et une large pelouse sur ledevant. Le porche était le lieu de réunion par excellence, où l’on pouvait discuter avec les voisins sortis faire leur promenade par les beaux soirs d’été. Après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des gens ont préféré remplacer le porche par une galerie à l’arrière surplombant un jardin privé. La partie avant était désormais réservée au garage pour y loger l’indispensable voiture. La densification de la circulation automobile et la baisse de popularité de la promenade de fin de soirée ont également contribué à la disparition graduelle des vérandas et des porches. Par contre, une bonne partie des clients de Bill demandaient l’adjonction d’une fenêtre en saillie de façon à pouvoir observer ses voisins sans avoir à les entendre ni à sentir leurs odeurs de cuisine.

Quoi qu’il en soit, Bill m’expliqua qu’il y avait actuellement parmi les entrepreneurs de construction un engouement marqué pour ce qu’on appelle les maisons « rustiques ». Elles sont essentiellement identiques aux bungalows, mais les gens les perçoivent comme plus authentiques du fait de leur nom. Bill leur construit donc des bungalows, en leur assurant qu’il s’agit bien de maisons de style rustique.

Un jour, alors que Bill (en homme d’affaires redoutable qu’il est) m’expliquait que les bungalows étaient « idéals comme première maison » pour les nouveaux mariés qui désiraient troquer leur appartement en ville contre une maison (bon marché) en banlieue, où ils pourraient élever leurs futurs enfants dans un environnement « plus sain », je lui fis remarquer qu’ils feraient aussi d’excellentes « dernières maisons ». En effet, les personnes âgées apprécieraient l’absence d’escaliers à grimper et le fait de tout avoir à portée de la main. Pour la première fois, mon opinion laissa Bill sans voix. « Pourquoi n’y ai-je jamais pensé? » s’écria-t-il après quelques secondes de réflexion. Il se mit alors à imaginer un nouveau secteur qui pourrait s’appeler Pleasant View et serait en fait une agglomération de bungalows spécialement conçus pour les personnes âgées. Il semblait convaincu de la nécessité de créer un nouveau quartier pour éviter de faire cohabiter les personnes âgées avec de jeunes familles, et semblait croire qu’un État comme la Floride conviendrait davantage pour ce genre de projet (puisque la Californie avait la réputation d’être un état de « jeunes »). Hormis ces détails, il était enchanté par l’idée! Personnellement, je trouvais que le nom évoquait celui d’un cimetière et comme je crois à l’intégration des générations plutôt qu’à leur séparation, je n’étais pas très impressionné.

Assis dans ma chambre au Bungalow Hotel, je ne peux m’empêcher de me demander si la conception du bungalow n’est pas intrinsèquement erronée, comme Melanie semble le croire. Cette question en entraîne une autre : qu’est-ce qu’un bungalow exactement? Est-ce une résidence coloniale ou une maison unifamiliale? Une résidence secondaire ou une maison de banlieue? Une première ou une dernière maison? S’il est tout cela et même plus, alors le bungalow constitue peut-être en fait la demeure multifonctionnelle par excellence, adaptée à tous, en tous lieux. Et si c’est réellement le cas, c’est peut-être dû au fait qu’il s’agit d’une création architecturale hybride, issue d’un mélange d’influences anglaises et indiennes.

Tout à coup, l’activité semble redoubler au salon. Les Américains viennent sans doute d’alunir. J’imagine qu’ils voudront bientôt qu’on leur construise des bungalows sur la Lune. Je crois que je vais aller rejoindre les autres en bas. Après tout, il me faut vivre avec mon temps!

Ce récit a été publié à l’origine dans notre publication de 2010 Trajets : Comment la mobilité des fruits, des idées et des architectures recompose notre environnement.

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