En l’absence de…faux départs

Paul Bouet, Christina Shivers et Thomas Hill sur le savoir caché

Cet article est le quatrième de notre série « En l’absence de… », écrite par les participants de notre séminaire Outils d’aujourd’hui 2019 et présentée par Rafico Ruiz dans cette amorce. Ci-dessous, Paul Bouet réfléchit sur les origines du mur Trombe, Christina Shivers considère le savoir inné des matériaux de construction et Thomas Hill repositionne la Staatsgalerie de James Frazer Stirling.

Coupe montrant le fonctionnement du mur Trombe, Kelbaugh House, Princeton, New Jersey, v. 1975. Épreuve électrophotographique sur papier, 21,6 × 28,1 cm. ARCH254191, fonds Douglas Kelbaugh, Collection CCA. © Douglas Kelbaugh

En l’absence de…origines coloniales

Paul Bouet

Dans l’article que Douglas Kelbaugh a lu sur le mur Trombe dans le numéro d’octobre 1973 d’Architectural Design, l’origine de ce diapositif de chauffage solaire n’était pas mentionnée. Ce jeune architecte américain ignorait donc que la technique dont il était en train de « tomber amoureux », comme il le déclarerait plus tard, avait été inventée dans un contexte radicalement différent de la mouvance écologiste à laquelle il participe alors.

Le mur Trombe avait émergé deux décennies auparavant, de l’autre côté de l’Atlantique, résultant d’un projet technoscientifique conduit par le chimiste Félix Trombe. À cette époque, la France découvrait les ressources souterraines du Sahara, en particulier ses réserves de pétroles et de gaz naturel, et s’efforçait de les exploiter pour alimenter la modernisation d’après-guerre. Dans ces territoires reculés du désert, avec un accès limité aux infrastructures conventionnelles, l’utilisation directe de l’énergie du soleil en était présentée comme le moyen parfait de fournir de l’énergie aux installations industrielles comme aux habitations. Inventé dans le laboratoire de Trombe situé dans le sud de la France, expérimenté sur une base militaire française dans le nord de l’Algérie, le mur Trombe était conçu pour chauffer les logements lors des nuits froides du désert, tandis qu’un dispositif symétrique permettait de les rafraîchir durant la journée. Cette technique servait alors d’instrument pour établir des industries extractives coloniales dans des climats arides.

Mais après l’indépendance de l’Algérie en 1962, les promoteurs du mur Trombe ont passé son origine sous silence. Des scientifiques et des architectes modernistes ont continué à le développer en France métropolitaine, jusqu’à ce que la crise pétrolière de 1973 l’éclaire d’un jour nouveau. Facile à comprendre et à mettre en œuvre, il est rapidement devenu l’un des dispositifs de chauffage solaire les plus populaires parmi les écologistes et les partisans de la contreculture à travers la planète. Et Kelbaugh a contribué à ce succès : la maison qu’il a construite pour sa famille à Princeton, dans le New Jersey, a été célébrée comme la première à comporter un mur Trombe aux États-Unis. En dix ans, elle est devenue la maison solaire la plus publiée du pays, comme le révèle le fonds Kelbaugh conservé au CCA. À travers sa large diffusion dans la presse et ses multiples applications, le mur Trombe a fini par incarner les promesses de l’énergie solaire en architecture – la possibilité d’une relation apaisée entre les humains et leur environnement.

L’absence de mention de l’origine coloniale du mur Trombe lui a ainsi permis d’acquérir une signification complètement différente – voire contradictoire – dans la période postcoloniale, et ce cas n’est pas isolé. Des chercheurs comme Jiat-Hwee Chang ont en effet montré que la colonisation de territoires caractérisés par des climats jugés « extrêmes », selons les normes occidentales, a mené au développement de techniques architecturales de contrôle environnemental, qui ont parfois été récupérées dans les recherches récentes sur l’architecture « écologique » ou « durable ». Les trajectoires de ces techniques sont révélatrices non seulement d’histoires complexes et entremêlées, mais aussi de la profonde ambivalence des dispositifs et des savoirs que nous utilisons pour maîtriser la nature.

Suggestions de lectures

• Anker, Peder. From Bauhaus to Ecohouse: A History of Ecological Design. Baton Rouge : Louisiana State University Press, 2010.
• Chang, Jiat-Hwee. A Genealogy of Tropical Architecture: Colonial Networks, Nature, and Technoscience. New York : Routledge, 2016.
• Winner, Langdon. « Do Artifacts Have Politics? ». Daedalus 109, no. 1 (1980) : 121-136.
• Zardini, Mirko et Giovanna Borasi, dir. Désolé, plus d’essence : L’innovation architecturale en réponse à la crise pétrolière de 1973. Montréal; Mantova : Centre Canadien d’Architecture et Corriani Edizioni, 2007.


Minimum Cost Housing Group, Université McGill. Brique creuse verte en béton au soufre, v. 1972. Béton au soufre, 20,5 × 33 × 20,5 cm. ARCH252782, Fonds du Minimum Cost Housing Group, Collection CCA. © Minimum Cost Housing Group

En l’absence de…un savoir ancré

Christina Shivers

Le bloc de béton au soufre – créé par le Minimum Cost Housing Group (MCHG) de l’Université McGill – a été conçu comme un module modulable et reproductible pour la construction dans les communautés autochtones et rurales du Canada et de l’Amérique latine. Le MCHG s’est fixé pour premier objectif de fournir des logements à bas prix et respectueux de l’environnement, en utilisant l’expertise architecturale pour identifier des matériaux de construction bon marché, gratuits ou facilement disponibles. Le spécimen de brique en béton au soufre illustré ci-dessus est né dans le cadre d’un programme de construction de logements mené dans la nation crie de Saddle Creek en Alberta, au Canada, dans les années 1970.

Même si les intentions du MCHG étaient louables, les notions mêmes de reproductibilité et d’extensibilité n’ont pas pris en considération le savoir avéré des communautés que le MCHG souhaitait précisément servir. L’anthropologue américaine Anna Tsing a reproché à ce projet de modernité sa tendance à résumer le monde à un ensemble de conditions universelles et son incapacité à tenir compte de l’individualité du lieu. Le savoir autochtone est un savoir situé : il ne peut être réévalué parce qu’il est sensible à son propre contexte, et il ne peut être reproduit parce qu’il est spécifique à une matérialité, une atmosphère et une spiritualité distinctes. Mais comment ce savoir comble-t-il les lacunes d’une archive? Il ne peut se rendre jusqu’aux archives alors qu’il est lié à la terre; les objets trouvés dans les archives tels que ce bloc de soufre devraient plutôt convaincre l’historien de se rendre sur le lieu même des connaissances qu’ils sont censés remplacer. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’on peut pallier les lacunes des archives.

Le genre d’histoire relatée ici remet en question la notion même de l’archive. Le « tournant culturel » en anthropologie sociale, le « tournant spatial » dans les sciences sociales et l’inclusion de l’antipositivisme, du néomarxisme et de la théorie féministe et queer dans le monde universitaire ont remis en question les formes de savoir considérées comme crédibles et les raisons pour lesquelles certaines sources sont citées. Depuis les années 1970, la domination héritée de l’érudition eurocentrique s’est retrouvée maintes fois déstabilisée au milieu d’intenses critiques émanant de voix auparavant réduites au silence. Ce changement a sans aucun doute renforcé le milieu universitaire, mais pourquoi a-t-il fallu si longtemps aux spécialistes pour questionner la nature même des archives?

En tant qu’historiens, universitaires et chercheurs, nous devons mobiliser les voix manquantes, et non parler en leur nom, pour contribuer à un projet radical de réparation. Le simple fait de reconnaître ces voix leur donne-t-il du pouvoir? L’appel postmoderne à une multiplicité de voix est certes un projet louable, mais il doit éviter de tomber dans ce que la sociologue et géographe britannique Doreen Massey a qualifié de « vide apolitique ». Au lieu d’abandonner la politique radicale pour reconnaître simplement que les absences existent, comment pouvons-nous donner du pouvoir à ces voix réduites au silence et absentes? Il est temps que les universitaires écoutent et laissent parler les voix perdues et réduites au silence à l’intérieur et à l’extérieur des archives.

Suggestions de lectures

• Fannon, Frantz. The Wretched of the Earth. New York : Grove Press, Inc., 1968.
• Massey, Doreen B. Space, Place, and Gender Cambridge , R.-U.: Polity Press, 1964.
• Tsing, Anna Lowenhaupt. Friction: An Ethnography of Global Connection. Princeton, NJ : Princeton University Press, 2005.
• Tsing, Anna Lowenhaupt. The Mushroom at the End of the World: On the Possibility of Life in Capitalist Ruins. Princeton, NJ : Princeton University Press, 2015.


James Frazer Stirling, Croquis du plan de la Staatsgalerie, Stuttgart, Allemagne, 1977. Épreuve argentique à la gélatine avec crayon de couleur, 17,2 x 18,9 cm. AP140.S2.SS1.D52.P124, fonds James Stirling/Michael Wilford, Collection CCA. © CCA

Aldo Rossi. « Cube of Fear », v. 1992. Peinture bleue et rouge sur bois, bois non peint, encre sur papier, 31,1 x 31 x 30,9 cm. AP142.S1.D128.P1.1, fonds Aldo Rossi, Collection CCA. © Eredi Aldo Rossi / Fondazione Aldo Rossi

En l’absence de…alternatives

Thomas Hill

Depuis la parution en 1993 du livre de Jacques Derrida, Spectres de Marx, il est devenu à la mode de parler des « fantômes » du passé – les idéologies non réalisées, les aspirations collectives et les utopies imaginées des époques précédentes – qui hantent le moment présent. Derrida a saisi comme prétexte un essai de Francis Fukuyama, paru en 1992 sous le titre The End of History and the Last Man (La fin de l’histoire et le dernier homme), pour déclarer que le nouveau capitalisme néolibéral triomphant était condamné à être hanté par les idéologies qu’il semblait précisément enrayer. À la fin de la première décennie du XXIème siècle, la « hantise » de Derrida s’est muée en une critique culturelle cohérente, dont les adeptes cherchaient à découvrir dans les objets culturels (surtout dans l’architecture) les visions passées d’ordres sociaux alternatifs.

Dans son exposé de 2007 consacré à l’exposition Le revenant de l’utopie : le postmodernisme revisité présentée éventuellement au CCA en 2008, l’historien de l’architecture Reinhold Martin a carrément adopté ce cadre « hantologique » pour mener une enquête sur le postmodernisme en architecture. L’exposition visait à souligner les aspirations du haut modernisme qui se dissimulent dans les œuvres majeures du postmodernisme, des œuvres dont les concepteurs ont explicitement rejeté les impulsions utopiques de leurs prédécesseurs.

Pour Martin – qui s’exprimait au moment précis où l’effondrement économique menaçait l’ensemble du système financier planétaire, voire le capitalisme mondial lui-même –, la promesse d’une réalisation collective de soi, si fondamentale pour les modernistes, pouvait même se lire dans les réalisations canoniques du postmodernisme, qui semblaient fondées sur cette grossière foi inconditionnelle en l’individualisme et le libre marché qui caractérise les années 1980. Selon Martin, la Neue Staatsgalerie de James Stirling, située en ancienne Allemagne de l’Ouest (dont une première esquisse est présentée ci-dessus), reflète aussi bien un État-providence bienveillant autant que la voie démocratique de l’Occident capitaliste.

Nous sommes encore toujours hantés aujourd’hui : mais cette fois, pas uniquement par les spectres de Marx, ni par les visions utopiques des mouvements culturels passés. En tant qu’historiens de l’environnement bâti, nous sommes tous hantés par le fantôme d’une critique esthétique radicale qui, dans les années encadrant 2008, a reconnu la vacuité de La Fin de l’histoire de Fukuyama, la faillite du projet néolibéral et la capacité potentielle de l’esthétique à ressusciter le rêve d’un ordre social différent, de nature plus communautaire. L’ « hantologie » elle-même s’est révélée être un moment culturel éphémère : un bref épisode dont les années de crise de 2007 à 2010 ont été le point culminant, lorsque le chaos et la peur ont laissé poindre la promesse qu’il existerait éventuellement une alternative à la suprématie néolibérale, si seulement nous arrivions à récupérer les reliquats de visions alternatives qui se cachent à la vue de tous. La « reprise », amorcée en 2010, a même anéanti cette faible promesse.

Suggestions de lectures

• Buck-Morss, Susan. Hegel, Haiti, and Universal History. Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 2009.
• Derrida, Jacques. Specters of Marx: The State of the Debt, the Work of Mourning and the New International. New York; Londres : Routledge, 1994.
• Fisher, Mark. Capitalist Realism: Is There No Alternative? Winchester, UK : Zero Books, 2009.
• Martin, Reinhold. « Utopia’s Ghost: Postmodernism Revisited ». Conférence, Centre Canadien d’Architecture, Montréal, 16 août 2007.
• Martin, Reinhold, commissaire. Le revenant de l’utopie : Le postmodernisme revisité. Exposition présentée au Centre Canadien d’Architecture, Montréal, 28 février 2008 au 25 mai 2008.
• Martin, Reinhold. Utopia’s Ghost: Architecture and Postmodernism, Again. Minneapolis; Londres : University of Minnesota Press, 2010.
• Mirowsky, Phillip. Never Let a Serious Crisis Go to Waste: How Neoliberalism Survived the Financial Crisis. Londres; New York : Verso, 2013.


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