Le sublime et la farce

Contre-visite de L’architecture en soi et autres mythes postmodernistes avec Bernard Tschumi

Bonsoir. J’aimerais commencer par une définition restrictive du postmodernisme en architecture comme mouvement stylistique de courte durée ayant existé entre le milieu des années 1970 et la fin des années 1980, connu pour sa remise en cause véhémente des certitudes dogmatiques du modernisme et de la modernité. Ce mouvement autoproclamé mérite sans doute une attention renouvelée aujourd’hui à la lumière du phénomène plus large que Sylvia Lavin appelle la « postmodernisation » de notre époque.

Dans L’architecture en soi, Lavin, chercheuse avisée et archéologue persévérante, dévoile et recense une série de symptômes, effets secondaires, reliquats et sous-produits, intentionnels ou non, de cette période historique. Elle nous propose une vue d’ensemble pertinente de ce que les différents protagonistes de l’époque avaient en commun, même si on les a souvent perçus comme appartenant à des camps opposés. Mais, ce faisant, Lavin risque d’éviter et même d’étouffer les grandes batailles idéologiques qui ont eu lieu à l’époque entre les historicistes postmodernes et un petit, mais important, groupe hétérogène que l’on qualifiera plus tard de déconstructiviste.

J’aimerais me livrer à une sorte d’archéologie à rebours et tenter de reconstituer, à partir des reliquats et des sous-produits de cette période historique, quels en étaient réellement les combats. Mon idée est d’arriver à distinguer les combats qui sont toujours d’actualité de ceux qui gagnent à demeurer dans l’oubli. Pour cela, il me faut revenir un peu dans le passé, en 1968.

Les événements de 1968 n’ont pas surgi de nulle part. Si l’architecture dans les années 1960 semblait bien enracinée dans une solide idéologie de modernité, de progrès, de constructibilité et de dôme géodésique, le reste du monde culturel se posait de grandes questions à propos de la société où nous vivons. Foucault, Barthes, Lacan, Deleuze, Derrida, Lyotard, Baudrillard en France, Marcuse, McLuhan et Jameson aux États-Unis, Habermas en Allemagne et Eco en Italie : tous élaboraient un discours critique succinct qui remettait en question les certitudes que le modernisme avait élevées au rang de dogme.

Le mot mémoire est devenu un terme architectural de choix, bientôt suivi par le terme archéologie. Lors de la Triennale de Milan de 1973, on a vu Aldo Rossi et sa Tendenza insister sur le fait qu’il existe en architecture des constantes antérieures à la modernité et que nous aurions tous à apprendre de l’histoire, à propos de l’histoire et à propos des constantes du passé.

Soudainement, tout le monde redécouvrait l’histoire, notamment celle d’avant le XXe siècle. Ricardo Bofill, Léon Krier et tous ceux et celles qui avaient étudié la sémiotique ont adopté un nouveau paradigme : l’allusion historique. Charles Jencks publie Le langage de l’architecture post-moderne en 1977; Paolo Portoghesi prépare la Biennale de Venise de 1980, intitulée La présence du passé. Aux États-Unis, le terrain a été bien préparé par le Museum of Modern Art à New York avec l’exposition The Architecture of the École des Beaux-Arts de 1975, laquelle va fasciner toute une génération d’architectes jusqu’alors fidèles au modernisme.

En l’espace de quelques années, la culture architecturale va produire certains des clichés les plus hideux et les plus risibles et certaines des farces visuelles les plus pathétiques, dont beaucoup auront les faveurs du public. Être en même temps élitiste et populiste devient la règle du jeu et l’aspiration ultime de l’architecte postmoderne.

Le mécontentement est notable. Tout le monde n’a pas envie de joindre la dynamique officielle des bâtiments postmodernes historicistes avec leurs sommets hypergraphiques et risibles. Sur la côte ouest des États-Unis, avec SCI-Arc, à Londres, avec l’Architectural Association, et à New York, avec l’Institute for Architecture and Urban Studies, quelques voix s’unissent, toutes différentes les unes des autres, mais avec une chose en commun : une croyance profonde dans le pouvoir de la remise en question et dans la possibilité de se projeter dans l’avenir plutôt que dans le passé. L’exposition sur le déconstructivisme de 1988 au MOMA met en scène une alliance improbable entre le constructivisme d’avant-garde du XXe siècle et la philosophie déconstructiviste française de l’époque.

Notons maintenant – et c’est important – que du milieu des années 1970 jusqu’à la fin des années 1980, nous retrouvons simultanément (A) quelques architectes dissidents isolés expérimentant idées et concepts et utilisant des mots comme entre-deux, superposition, fragment, déformation, programme, diagramme et trace, qui croient en la théorie et construisent très peu; et (B) les architectes postmodernistes conventionnels, défendant le contextualisme et l’historicisme, et usant de double sens et de calembours visuels, mais qui construisent beaucoup à travers le monde, notamment en Asie et au Moyen-Orient. A et B ne sauraient être plus différents, bien qu’ils existent à la même période.

Maintenant, la chose captivante dans l’exposition remarquable et néanmoins énigmatique de Sylvia Lavin est que sa conceptrice touche à ces deux mondes à parts égales et tente de naviguer dans ces eaux tumultueuses. Sylvia évite soigneusement d’entrer dans les différences idéologiques majeures entre les historicistes postmodernes et les néoprogressistes. Mais cela vaudrait peut-être la peine de se pencher sur ces antagonismes. Ils ont souvent oscillé entre le sublime et le ridicule, entre la tragédie et la farce. Je vais tenter de me servir de l’exposition L’architecture en soi afin de faire ressortir le meilleur comme le pire de cette période.

Avant que nous commencions la contre-visite de cette exposition, permettez-moi de vous expliquer ce que j’ai en tête. Il fut un temps où j’étais hué à chaque conférence quand j’affirmais que ce que fait l’architecture est plus important que ce dont elle a l’air. Et je prétends aujourd’hui qu’au cours des soi-disant années postmodernistes, ce que l’architecture a réalisé est plus intéressant que sa propre apparence. Pendant les dix à quinze ans couverts par cette exposition, on retrouve quelques œuvres d’une intelligence intrinsèque, qui revêtent une importance notable pour notre début de XXIe siècle. Celles-là sont les bonnes. Je soutiendrai bien sûr également que certaines œuvres méritent de rester oubliées; elles constituent le mauvais, et même le laid. Je me servirai de grands carrés rouges et de grands carrés noirs pour différencier les deux. Je vous laisserai décider lesquelles sont lesquelles.

Alors, allons-y.

Nous avons ici une petite eau-forte extraordinaire de Piranèse et un fragment d’une exposition de Peter Eisenman montée au CCA il y a quelques années. Il est intéressant que ces deux artéfacts ouvrent l’exposition. Je crois que c’est important. La droite comme la gauche se sont approprié Piranèse, les modernistes comme les conservationnistes, les promoteurs de l’avant-garde la plus inventive comme les nostalgiques du passé lointain. Un exemple de cela est Colin Rowe, son ami Léon Krier et quelques autres qui se réapproprient le célèbre dessin de Piranèse du Campo Marzio pour en faire un document passéiste, conservateur et historiciste. Alors que vous avez un Piranèse inspirant, par exemple, pour Sergueï Eisenstein, l’un des grands cinéastes d’avant-garde du début du XXe siècle, vous avez également un Piranèse utilisé par Rowe pour l’exact opposé.

Or, il est intéressant de constater que c’est aussi ce que fait Peter Eisenman. Il crée une chose appelée l’ « Institute for Architecture and Urban Studies » – qu’on nommait « institut » pour renforcer l’importance du milieu universitaire en Amérique à une époque où celui-ci ne jouissait pas d’une considération aussi grande – et il parvient à gagner une crédibilité et à établir une façon de voir l’histoire et sa théorie en tant qu’instrument ou outil de compréhension architecturale. En même temps, ce même Peter Eisenman fait tout ce qu’il peut pour miner et démonter ces certitudes académiques. Je donnerai donc, dans cette optique, un carré rouge tant à Piranèse qu’à Eisenman.

Ensuite, la fascination pour le passé. Le besoin pour un certain nombre d’architectes d’y retourner et d’essayer de trouver des certitudes non pas dans les dogmes du modernisme, mais dans la solidité de l’histoire architecturale façonne, à mon avis, l’essentiel de ce que nous voyons dans L’architecture en soi. Assez souvent, cela relevait d’une incompréhension profonde et d’une fascination superficielle.

Ces images de la Villa d’Hadrien, aux portes de Rome, ont été documentées par un nombre incalculable d’étudiants en architecture de la côte ouest à Princeton, car la photographie était en quelque sorte perçue comme le moyen de combiner et de réorganiser les éléments architecturaux. Dans cette salle qui rend hommage aux institutions, l’institution qui collectionne les photographies, le Getty, ne collectionne pas les plans ni les dessins. En vérité, les photographies ne sont que des preuves superficielles; la chose vraiment importante, c’est le plan.

Les institutions peuvent se montrer superficielles ou avoir une profondeur incroyable. Il y a un carré rouge à côté du CCA. Le CCA est un cas inhabituel parce que c’est un organisme qui essaie de faire plusieurs choses à la fois. Il y a quarante ans, je ne crois pas que grand nombre ait compris que la meilleure manière de se montrer critique est d’être à la fois érudit et inventif. Vous avez créé une nouvelle forme d’institution qui est révolutionnaire dans sa tentative de remettre en cause ce qu’est l’architecture même. Et pour moi, cela fonctionne, alors félicitations, vous obtenez un carré rouge.

Vous me voyez maintenant désolé de devoir attribuer un carré noir au Deutsches Architekturmuseum. Il ne faut rien y voir de personnel. Je pense qu’il s’agit davantage d’un symptôme que d’une cause. Collectionner les maquettes d’architecture simplement parce qu’elles semblent correspondre à une sensibilité de surface différente de ce qui a précédé n’est pas suffisant. Il vous faut avoir un discours critique. Il faut avoir un mandat. Le DAM n’a pas vraiment fait l’exercice. La collection est intéressante par ce qu’elle représente aujourd’hui, mais on est uniquement dans la représentation et pas dans le concept – c’est en tout cas mon point de vue, qui, je dois l’admettre, est bien subjectif.

Le MoMA est plus ambigu. Le MoMA, parce qu’il a une vision et une orientation incroyablement claires sur la scène des arts, a pu d’une façon ou d’une autre donner une crédibilité à un certain nombre de phénomènes architecturaux. Nous connaissons tous l’exposition International Style commissariée par Philip Johnson en 1932. La crédibilité apportée par le MoMA au débat architectural est importante, car elle a forcé les architectes à se regarder dans le miroir. Donc, du rouge pour le MoMA.

Poursuivons. Nous sommes au milieu des années 1970, tout juste sortis de la période où la sémiotique et la sémiologie ont fait naître cette question chez les architectes : « L’architecture est-elle un langage? » Et, inévitablement : « Si l’architecture est censée parler, que dit-elle? »

Assez rapidement, les gens se sont aperçus que si l’architecture est un langage, elle n’est pas une très bonne communicatrice. Robert Venturi, bien sûr, après Complexity and Contradiction [De l’ambiguïté en architecture, en version française], a commencé à mener des expérimentations avec le pur traitement de surface des bâtiments. Son ISI Building entreprend d’établir un parallèle entre la façade d’un bâtiment et une carte à perforer, elle-même une forme de langage informatique.

Je ne pouvais pas résister à l’idée de montrer cet édifice du XIXe siècle d’Henri Labrouste. C’est la célèbre bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris, où Labrouste met le nom des auteurs représentés dans la bibliothèque, les inclut comme une forme d’information, un signe, un signal sur la façade de la librairie elle-même. L’incroyable influence de ce bâtiment et de cette période imprègne une bonne partie de cette exposition, comme nous pourrons le voir encore et encore et encore.

Il est même arrivé que quelqu’un pour qui j’ai la plus grande admiration et fascination, Cedric Price, fasse des dessins dans le seul but de faire plaisir aux gens de la galerie. Pour celles et ceux qui connaissent l’œuvre de Cedric, qui ont vu à quel point il était analytique, objectif et sympathique, on ne peut que constater ici que ses dessins ont juste été créés pour faire joli. Mesdames et messieurs, c’est autre chose. Soudainement, quelque chose d’étrange se produit : des architectes perdent toute faculté critique. C’est pourquoi je donne à Cedric un peu de rouge – je ne peux que l’aimer tellement – mais aussi un peu de noir.

Finalement, dans la dernière salle, nous avons un magnifique – je donne un carré rouge sans hésitation – Venturi, de Venturi Scott Brown, un mur couvert d’une série de fleurs imprimées. Quand je regarde cette pièce, je pense immédiatement à Andy Warhol et à ses portraits de Marilyn, à sa manière d’aborder la surface. Nous avons déjà vu avec Venturi cette notion que, peut-être, les bâtiments n’ont pas de matérialité. Ils sont simplement, vous savez, des apparences, de pures représentations.

Dans ce que je vous ai présenté en guise d’introduction, je disais qu’il y avait deux mondes. Ici, cette opposition est incroyablement bien représentée par Michael Graves, qui, à cette époque, s’intéresse à la superficialité – et je ne dis pas cela de manière nécessairement négative – mais aussi aux dispositifs d’images. Il réussit parce qu’il est extraordinairement doué pour s’adonner à un jeu de formes qui jamais ne pose les questions : « Que faisons-nous en tant qu’architectes? Quel est notre rôle? Quel langage utilisons-nous? »

Les choses les plus importantes qui sont ressorties de cette époque en particulier sont les questions qui y ont vraiment été soulevées. Et c’est pourquoi j’ai donné une mention rouge à Peter Eisenman; il pose les questions : « Qu’est-ce que la représentation aujourd’hui en matière d’outils que nous employons? Qu’est-ce qu’une projection axonométrique? Qu’est-ce qu’une perspective? Qu’est-ce qu’un simple morceau de papier? »

Cette remise en question de notre façon de penser et de notre façon de dessiner est extrêmement importante, en particulier aujourd’hui, où nous utilisons les médias numériques et parlons aussi de médias sociaux. Ce questionnement était vraiment, selon moi, un aspect très important de cette période. Je salue aussi Frank Gehry d’un petit signe de tête parce que Frank Gehry, avec ses modèles, aborde quelque chose que ni Graves ni Eisenman ne soulèvent : la question de la matérialité. Quand Frank Gehry emploie des feuilles de métal, c’est du métal. Ce n’est pas du papier. Ce n’est pas du carton. Ce ne sont pas des idées. C’est réellement du maudit méta, robuste et ennuyeux. L’intelligence du matériau fait aussi partie de ce qu’est l’architecture.

Mais permettez-moi donc de revenir une minute à la surface. Nous avons vu Andy Warhol, Venturi Scott Brown, et maintenant, regardez cela, un bâtiment extraordinaire par Herzog & de Meuron. Il fait appel à la sérigraphie et à la photographie. On ne voit pas beaucoup de photographies faites par des architectes, excepté pour la documentation. Donc, l’invention en termes d’images, l’invention en termes de matériaux, est directement, pour moi, le résultat de ce qui a précédé. Je signale au passage que Herzog et de Meuron étaient des étudiants d’Aldo Rossi. Le bâtiment de gauche date de 1970. Le bâtiment de droite venait d’être achevé. Rien n’est donc simple. En d’autres termes, une grande partie de ce qui se trouve dans cette exposition peut être rouge ou noir, noir ou rouge. Revoyez donc cette exposition et imaginez que tout le noir est rouge, et que tout le rouge est noir.

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