Le moderne lent (rapide)

Yve-Alain Bois sur l'art et la vitesse

Un ami de Mondrian lui demanda un jour de suggérer un titre pour une nouvelle « petite revue » qu’il prévoyait de publier. « Stop », proposa le peintre, « parce que l’on va trop vite. »1 Ceci est tout à fait caractéristique de Mondrian, du moins pour la période 1921-1931, durant laquelle l’un de ses objectifs esthétiques en peinture était de figer le temps, d’atteindre le « repos » absolu, d’obtenir un équilibre statique « universel » au sein duquel tout serait neutralisé, chaque force annulée par son contraire. (À partir de 1932, à l’inverse, en commençant par son adoption de la « double ligne », il changera radicalement d’orientation et cherchera à exalter le dynamisme de son œuvre, se plaignant que les toiles de sa période néo-plastique dite « classique » n’avaient pas suffisamment de « jazz » en elles.)

Stop! Ou, à tout le moins, ralentissez. Très peu de forces dans la vie contemporaine exigent que nous fassions cela. Et lorsqu’elles le font, ce n’est que pour un temps très court : juste assez pour que nous remarquions le changement de rythme et reprenions aussitôt le fil de nos existences bien remplies. Les cinéastes ont depuis longtemps établi l’efficacité du ralenti comme méthode d’emphase. Ils s’en servent comme un écrivain met un mot en italique. Dès le début, même au sein des formes les plus expérimentales de cinéma, les séquences au ralenti ont toujours été de brefs accents interrompant un continuum en staccato de plans discontinus. (Les films tournés en temps réel demeurent rares et sont toujours perçus comme étant à la limite du sadisme. Les longues prises de vue sont devenues un régal encore plus rare. De plus en plus de films sont conçus comme des bandes-annonces prolongées.) À peine deux minutes de ralenti sont allouées à la marche funèbre dans Entr’acte (1924) de René Clair (l’un des plus longs segments de ce genre jamais réalisé) ; moins d’une minute pour le cortège des enfants après leur bataille d’oreillers dans Zéro de conduite (1933) de Jean Vigo. L’exception serait Empire (1964) de Warhol, mais le ralenti y est perversement imperceptible. Ajoutant l’insulte à l’injure, ce film à prise unique, dans lequel (presque) rien ne se passe jamais, a été tourné à vingt-quatre images par seconde et projeté à seize. Et même Warhol autorisait ses spectateurs à quitter leur siège. (Combien sont restés pour toute la projection? Peut-être pour relever un défi?) Quant aux innombrables vidéos exploitant l’effet spectaculaire/sentimental du super-lent (par exemple, les ralentis « sublimes » – ou serait-ce une forme de kitsch? – des vidéos de Bill Viola, avec leurs accents New Age), nous y sommes rarement soumis pour des périodes de temps prolongées. Nous les regardons en passant, zappant d’une galerie à l’autre dans le quartier artistique d’une ville, visitant occasionnellement l’aile médiatique d’un musée, parcourant le brouhaha d’une biennale. Les concepteurs de publicités télévisées le savent bien : la lenteur est excellente, mais uniquement à petites doses. La vitesse est un corollaire nécessaire à la planéité du moniteur, à la traduction binaire de tout ce qui est visuel par le biais d’un dénominateur commun : le chiffre du pixel.

Une œuvre artistique peut-elle se rebeller contre le flux rapide du tourisme d’art? Une œuvre d’art peut-elle nous obliger à modifier nos habitudes en tant que regardeurs? Je voudrais plaider en faveur d’une pratique déclarée morte tous les vingt ans environ au cours du siècle dernier, soit la peinture. Certes, n’importe quelle image est vulnérable à la course folle du visiteur de musée moyen, encouragé dans sa hâte par une stratégie commerciale visant à la croissance infinie des ventes de billets. Et certainement, là aussi, les règles du jeu peuvent changer dans des circonstances exceptionnelles, avec un effet considérable.

Leo Steinberg m’a dit un jour que, durant la Seconde Guerre mondiale, les trésors de la National Gallery de Londres furent transférés dans un entrepôt secret à la campagne mais que, en réponse aux plaintes d’un public frustré, les pouvoirs en place décidèrent d’exhumer et de ramener à Londres une peinture à la fois. Chaque œuvre demeura exposée, dans une splendide solitude, pendant un mois complet. C’est assurément dans ce contexte que Steinberg, déterminé à tirer le meilleur parti des minces cueillettes disponibles, a acquis ses compétences visuelles phénoménales. Plus récemment, T.J. Clark s’est soumis à la routine de regarder deux tableaux de Poussin par jour durant une période de six mois, nous offrant, dans le formidable journal de ses observations quotidiennes, une confirmation des plus exigeantes que la patience paie. Lisez les remarques de Clark à propos des figures miniatures dans Paysage avec un serpent : la façon dont, à peine perceptibles, elles continuent néanmoins de s’inscrire dans l’esprit du regardeur après avoir été vues2. Ou ceci, au sujet d’une section particulière de Paysage par temps calme :

Poussin est, entre autres choses, le peintre de ce que l’on ne remarque pas; et l’éthique de cela a précisément à voir avec le fait de ne pas utiliser l’imperceptible comme un endroit dans l’image où le simple illusionnisme peut s’arrêter et une démonstration de pouvoir et de facilité prendre le dessus…La colline est insignifiante et c’est cela qui doit être peint.3

Il est évident que pour remarquer les créatures lilliputiennes de Poussin, ou pour finir par méditer sur la « ressemblance exacte de l’imperceptible » dans le travail de ce dernier, Clark a dû ralentir son regard. Une contrainte auto-imposée, alors que celle de Steinberg avait été en partie provoquée par des circonstances historiques.

J’ai qualifié d’exceptions de telles prouesses d’attention prolongée. Mais qu’en serait-il si la lenteur devenait la règle? Et si la limite d’une-minute-maximum par toile qui nous est imposée comme standard dans les musées d’aujourd’hui devenait une dérogation à la pratique commune?

Poussin paraît être un bon point de départ. Et une autre anecdote me vient ici à l’esprit. En 1994, stupéfié par l’aveu de mon amie Rosalind Krauss qu’elle n’avait jamais vraiment aimé Poussin, j’ai organisé avec elle une visite de la gigantesque rétrospective du peintre qui se tenait alors au Grand Palais à Paris. En entrant dans la première galerie, nous avons constaté que celle-ci était très faiblement éclairée et nous en avons déduit que cette faible luminosité avait quelque chose à voir avec le fait que le musée était fermé au public. La seconde galerie, en revanche, était peuplée d’une foule de photographes et de journalistes de télévision dont les projecteurs aveuglants inondaient les tableaux de lumière. « À l’aide! », étions-nous tentés de nous exclamer (mais nous ne l’avons pas fait), et nous avons plutôt rapidement contourné cette pièce anormalement lumineuse. Nos yeux s’étaient déjà adaptés à l’éclairage tamisé : les rayons durs et incandescents projetés sur les toiles de Poussin par l’équipe technique ressemblaient à un acte d’agression.

Pendant plusieurs heures, nous avons déambulé à travers l’exposition, regardant chaque tableau pour une durée considérablement plus longue que celle dont nous aurions pu bénéficier au cours d’une journée ordinaire, lorsque le musée est ouvert. Peu à peu, nous avons compris que notre rythme inhabituel avait peu à voir avec les circonstances privilégiées de notre visite. Ce sont plutôt les œuvres de Poussin elles-mêmes, vues pour une fois dans la faible lumière (principalement naturelle) pour laquelle elles ont été peintes, qui nous ont forcé à ajuster notre regard et à faire pleinement l’expérience de la subtilité inouïe avec laquelle l’artiste module la vitesse dans ses tableaux, exploitant divers degrés de vélocité perceptuelle à des fins narratives. Nous avons ainsi réalisé que Poussin construit ses scènes avec un sens aigu de la façon dont nos yeux réagissent aux variations de teintes et de valeurs. Le plus souvent, il établit deux vitesses extrêmes – très rapide et très lent – avec peu de gradations entre les deux. Nous sommes d’abord frappés, en un éclair, par un assortiment de plans de couleur saturée (habituellement lumineuse, habituellement primaire). Puis, lorsque ce premier assaut pictural s’est apaisé, nous en venons à graduellement apprécier la douce invitation des bruns et des verts plus foncés qui remplissent le reste de l’image, d’où émergent, lentement décantées, d’abord une figure, puis une autre, puis une autre encore ; et c’est ce dernier personnage, surgissant de l’obscurité qui se dissipe, qui apparaît parfois comme la clé pour résoudre l’énigme du conte obscur que la peinture prétend raconter. Il n’aurait pas été exagéré de dire que ma foi en Poussin fut redoublée si elle n’avait pas déjà été à son apogée ; mais, surtout, ma compagne était aussi devenue une convertie. Une semaine après cette visite, j’ai découvert, à la lecture d’une critique de l’exposition, que l’atténuation des lumières au Grand Palais n’avait rien à voir avec notre présence un jour de fermeture. Au contraire, il s’agissait d’un choix délibéré de la part du conservateur, Pierre Rosenberg, pour lequel il fut d’ailleurs systématiquement éreinté par la presse. Je lui ai envoyé une lettre de fan.

La morale de cette anecdote? Certaines peintures exigent que nous ralentissions. Elles nous mettent dans une position où il faut obligatoirement choisir l’une ou l’autre de ces options : ou bien vous cheminez à la vitesse qu’elles requièrent, ou bien vous ne voyez rien qui soit spécifique aux œuvres en question, rien qui soit spécifique à leur médium. Bien sûr, vous pourriez percevoir les images qu’elles contiennent, mais à un niveau de différentiation si bas qu’une reproduction photographique de la peinture ferait aussi bien l’affaire. Il ne se passe pas grand-chose si vous ralentissez devant la page lustrée d’un livre d’art ou en face d’un écran où se trouve projetée, disons, la copie pixélisée d’une « peinture ultime » d’Ad Reinhardt.

Comment certaines peintures détournent-elles la demande toujours croissante de consommation rapide? Qu’est-ce qui vous oblige à avancer au rythme de l’escargot en regardant une petite scène de genre d’Édouard Vuillard, une nature morte de Giorgio Morandi, une peinture à la cire monochrome de Brice Marden, une grille au crayon d’Agnès Martin, ou encore certains Rothkos? (Bien sûr, vous pouvez ignorer l’injonction : c’est un pays libre, vous êtes libre de procéder à votre guise. Mais regardez ces œuvres en vitesse et vous en tirerez très peu. Les porcs aiment aussi la confiture, mais quel gaspillage.) De quelle manière de telles peintures affichent-elles sur leur surface un signe de limitation de vitesse? Ont-elles quelque chose en commun? Poussin fournit un indice : elles intègrent la durée de perception à même leur structure esthétique. Des contrastes de teinte et de valeur faibles dictent des conditions d’éclairage tamisées – un Reinhardt « noir » de 1965 sous un projecteur n’est rien de bien plus qu’un carré noir –, et une lumière tamisée, à son tour, impose des ajustements lents de la part de notre regard. Rothko éteignait les lumières à chaque fois qu’il s’aventurait dans une galerie ou un musée présentant son travail. (Elles étaient inévitablement rallumées par le marchand ou le commissaire dès qu’il avait quitté les lieux.) La distance aussi, ou plutôt le manque de distance, joue un rôle un important : tous les travaux cités nous invitent à se rapprocher (et cela vaut même pour les Rothkos). Il faut être capable de renifler la cire d’un Marden pour percevoir le pouls glaciaire des sous-couches et ressentir leur effet sur l’innommable couleur épidermique ; il faut être sur le point de toucher la surface mate d’un Vuillard pour entendre son murmure ; il faut remarquer les nombreuses inflexions des lignes au crayon de Martin pour assister à la transformation qu’elles opèrent d’un nuage en grille4.

J’ai suggéré que certaines peintures exigent que nous ralentissions. En fait, la plupart le font, du moins implicitement. (Cela rend les rares exceptions d’autant plus frappantes : Steinberg a noté il y a longtemps que les images de Kenneth Noland de la fin des années 1960 – ces toiles horizontales allongées traversées d’un bord à l’autre par des bandes de couleurs – étaient les plus rapides qu’il connaissait ; et on pourrait, bien sûr, ajouter de nombreux Warhol de la même époque.)5 Mais peut-être serait-il préférable de dire que certaines peintures nous obligent explicitement à ralentir. De nos jours, je les considère comme parmi les agents de résistance les plus puissants contre la désensibilisation croissante de la subjectivité humaine promue par la soi-disant révolution numérique. Ce n’est pas par hasard que leur singularité, longtemps ignorée, soit désormais portée à l’attention des restaurateurs.trices et ait incité les historien.ne.s à demander conseil à ces collègues qu’ils.elles avaient l’habitude d’ignorer. Ces œuvres sont fragiles, mais leur fragilité même est l’une des très rares ressources laissées à notre disposition afin de saboter la logique du criard et défendre une sensibilité et une sensitivité pour du fin.


  1. Piet Mondrian, lettre à Michel Seuphor, environ janvier 1930), dans Herbert Henkels,ed., Seuphor (Paris : Centre Georges Pompidou et Anvers: Fonds Mercator, 1976), p. 88. 

  2. T. J. Clark, The Sight of Death: An Experiment in Art Writing (New Haven : Yale University Press, 2006), p. 43–48.  

  3. Ibid., p. 39.  

  4. Sur Martin et le regard de près, voir Rosalind Krauss, « Agnes Martin : The /Cloud/ » Agnes Martin: The /Cloud/,” réimprimé dans Bachelors (Cambridge : MIT Press, 1999), p. 75-89. Sur la lenteur des toiles « noires » de Reinhardt, voir Yve-Alain Bois, « Black Reek, Backtrack », dans Imageless: The Scientific Study and Experimental Treatment of an Ad Reinhardt Black Painting (New York : Guggenheim Museum, 2008), p. 10-17. 

  5. Sur Noland, voir Leo Steinberg, « Other Criteria » in Other Criteria: Confrontations with Twentieth-century Art (Londres : Oxford University Press, 1972), p. 80. 

Ce texte figure dans Speed Limits.

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