Inventer sans frontières

Carola Grahn s’entretient avec Rafico Ruiz de l’artisanat, de la collaboration et de la culture sami

ᐊᖏᕐᕋᒧᑦ / Ruovttu Guvlui / Vers chez soi a été conçu conjointement par Joar Nango, Taqralik Partridge, Jocelyn Piirainen et Rafico Ruiz, avec Ella den Elzen comme assistante curatoriale. L’exposition est actuellement présentée dans nos Salles principales jusqu’au 12 février 2023.

RR
Je suis vraiment curieux d’en savoir plus sur les éléments que vous apportez à l’exposition – le bol, les aurores boréales et les anneaux de laiton – et de ce que vous avez voulu proposer par leur présence.
CG
L’un des angles d’approche est bien sûr le travail collaboratif que j’ai mené avec Ingemar Israelsson, et c’est peut-être le plus important, car il a orienté le processus. Ingemar, qui est âgé de 70 ans environ est un duojár. Il possède un grand savoir et est issu de régions similaires à celles dont sont originaires mes parents samis, et c’est aussi un ami de mon père. Il est formidable.

Lorsque nous avons commencé notre collaboration, je ne le connaissais pas personnellement, ni sa façon de travailler, mais ce qui était passionnant, c’est que lorsque je lui ai mentionné ce projet, il a immédiatement commencé à évoquer cette pièce de bois qu’il avait et à quel point elle était spéciale. Il y a plusieurs années déjà – peut-être même quarante ans environ –, il a découvert cette pièce de bois et s’est dit : « Ce genre de bois, on ne le trouve qu’une ou deux fois dans une vie ». C’était une très grosse loupe de bouleau. Il m’a expliqué : « Je l’ai depuis longtemps et je n’ai jamais senti que j’avais la bonne occasion d’en faire quelque chose, mais je sens que c’est peut-être le cas cette fois-ci ».

Il a donc commencé à travailler la pièce et, au bout d’un moment, il s’est aperçu qu’elle n’était pas assez dense pour retenir l’eau comme je l’avais envisagé à l’origine, car elle risquait de se fissurer. J’étais un peu déçue au départ, car pour moi, ajouter de l’eau était un moyen de donner vie à cet objet dans un contexte artistique. Il n’est pas toujours aussi simple d’exposer l’artisanat et l’art de manière transparente, dans le sens où l’artisanat devient très facilement quelque chose d’esthétique avant tout, avec parfois un aspect primitif. Le fait d’ajouter de l’eau qui coule était une façon de le faire fonctionner comme le fait l’artisanat dans la vie, en le rendant vivant. Il a d’abord dit : « Je ne pense pas que ça va retenir l’eau », mais plus nous en parlions, plus il s’est décidé : « En fait, ça ne peut pas fonctionner. Je ne le veux pas ».

J’avais l’impression qu’il était tombé amoureux de ce morceau de bois, ou qu’il avait déjà une relation très, très forte avec lui. Il suivait simplement sa forme, guidé par une sorte de vision intérieure de ce qu’il voulait qu’il soit, et j’ai dû prendre du recul pour voir comment cela allait finir. C’était une belle façon d’apprendre comment fonctionne généralement un duojár. Ce processus est entièrement dédié à suivre le matériau, et c’est celui-ci qui décide de ce qu’il va être au final.

Sur le plan conceptuel, c’était magnifique. La pièce a toujours un peu la forme d’un bol, mais comme il s’agit d’un morceau de bois spécial, j’ai pensé que ce serait vraiment bien de l’avoir comme autel. Et au lieu d’y mettre de l’eau, d’y déposer des fleurs, des feuilles ou d’autres choses chaque jour comme une offrande pour le rendre vivant, mais aussi pour que le personnel du musée adopte comme rituel le remplacement et le renouvellement de ces plantes. C’est souvent ainsi que je travaille; beaucoup de choses se passent « en coulisse », donc il arrive que le personnel procède de manière pas toujours publique. Dans ce cas-ci, j’espère que le personnel pourra faire cette offrande, en pensant parfois consciemment à quelque chose, mais parfois aussi en effectuant simplement son travail en remplaçant les fleurs. Quelle que soit la façon dont cela se déroule, ce sera un rituel, parce que cela doit être fait régulièrement. Et c’est une chose que j’apprécie vraiment: créer un mouvement à l’intérieur de la pièce. Installer ce duodji – cet artisanat – comme un autel le rend spécial. L’avoir comme pièce maîtresse, c’est aussi un geste pour dire que c’est quelque chose de très, très important, et c’est affirmer en même temps que cette connaissance est vraiment importante.
RR
C’est un très bon aperçu. J’étais curieux d’en savoir plus sur la signification des anneaux en laiton qui vont faire partie de la pièce?
CG
Certains aspects de la religion sami ne sont sans doute plus aussi présents, mais je pense que la tradition des anneaux de laiton persiste. Le laiton fait partie de mon gákti, de ma tenue sami traditionnelle. Dans notre duodji, les anneaux de laiton sont encore présents dans différentes choses que nous fabriquons, les sacs par exemple. À l’origine, ils étaient très importants et, d’une certaine manière, ils le sont toujours, du moins pour certaines personnes.

Dans la vision du monde et les contes samis, ils font souvent partie des mythes; le plus courant, je crois, est le mythe de l’ours, qui donne lieu à de grandes fêtes cérémonielles lorsque les chasseurs reviennent après avoir tué un ours. Certaines histoires racontent que les femmes devaient regarder l’ours à travers un anneau de cuivre afin de maîtriser le pouvoir mystique de cet animal. Je ne veux pas dire que la présence des anneaux de laiton a une signification précise dans cette pièce, mais elle fait certainement référence à ces histoires. Les anneaux de laiton apportent cette magie à la pièce.

L’autre partie de l’œuvre est tournée vers l’avenir, et j’ai l’impression que l’avenir est si flou et si effrayant, qu’alors les cieux et les environnements sombres font irruption. Que pouvons-nous dire de l’avenir ou de la souveraineté d’un peuple ou de quoi que ce soit aujourd’hui, alors que l’environnement change et que les gens sont confrontés à une pénurie de tant de choses?

C’est en ce sens que la culture et les croyances interviennent. L’ajout de l’autel fait encore plus précisément référence à la « religion », mais pas à une religion spécifique. C’est une question que je veux poser au public : en quoi croyons-nous au bout du compte? Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je ressens un certain soulagement en me rappelant mes souvenirs d’enfance. Je me remémore ces moments où, par exemple, j’ai vraiment le souvenir très vif d’avoir entendu mes pas sur la neige, alors qu’il faisait très, très sombre, puis d’avoir vu les aurores boréales. Je me souviens avoir gardé la tête tournée en arrière tout en marchant jusque chez moi, et pas seulement une fois, mais plusieurs fois. J’essaie d’amener le public dans ce lieu où tout est un peu plus grandiose, comme cela peut être se produire quand on est dans l’obscurité ou dans la forêt. Cette année, les aurores boréales sont apparues beaucoup plus au sud – du moins ici en Suède – que d’habitude. On en a beaucoup parlé dans les journaux télévisés, parce que la plaque tournante est Stockholm et que Stockholm se trouve beaucoup plus au sud. Et tout d’un coup, on entendait des gens dire : « Oh, les aurores boréales sont visibles cette année », comme si elles ne l’avaient jamais été auparavant. Peut-être que les futurs des autochtones se rapprochent un peu plus de la société commune. Je pense que c’est une belle façon de voir les choses.

J’ai besoin que les gens s’arrêtent un instant et réfléchissent à la manière dont nous pouvons façonner l’avenir, mais pas dans le sens de « Je suis ce peuple et j’appartiens à la terre ». Cette façon de penser me rebute. Je suis plus attiré par une réflexion comme : « Que pouvons-nous apprendre du patrimoine et de l’histoire, et de quoi devons-nous nous souvenir parce que nous en avons réellement besoin? » En Scandinavie, les tambours samis ont été brûlés dans le but d’anéantir notre religion dans les années 1700. Et je me demande une fois de plus ce qui nous manque pour préserver la nature, parce que nous, en tant que civilisation, continuons à échouer… Peut-être est-ce l’humilité de demander conseil au chaman, aux étoiles ou aux arbres. Je pense que de nombreux Samis sont à nouveau conscients qu’il importe de dire merci à un arbre lorsqu’il est coupé. Dire merci à la nature, cela redevient plus important.

Photographie de Offernat (Nuit votive) de Carola Grahn et Ingemar Israelsson, crayon sur papier, 2022. Photographie de Matthieu Brouillard © CCA

RR
C’est peut-être une question pragmatique, mais le recensement suédois se déroule-t-il en lien avec la religion ou l’héritage sami, d’une façon qui vous permet de vous identifier?
CG
Non. L’Église suédoise a cessé d’être liée à l’État il y a vingt ans. L’Église contrôlait avec force le peuple sami. Même dans la région d’où vient ma famille sami, les prêtres s’obstinaient à ne pas faire figurer des noms samis dans les registres. Quand j’ai eu mes enfants, je n’ai pas pu trouver les noms samis de mes parents dans les registres; ils étaient simplement suédois.
RR
Oui, je vois ce que vous voulez dire. Selon vous, cette exposition cible-t-elle d’abord un public sami ou un public plus large?
CG
Non, je déteste cette manière de diviser les gens, vraiment. J’ai une mère suédoise, et je me sens mal à l’aise quand quelqu’un essaie de choisir des parties de moi. Les questions sont souvent posées comme si, lorsqu’on a été élevé en tant que Sami, on pouvait distinguer ce qui est Sami et ce qui n’est que de la culture suédoise du nord, et pour moi c’est une façon très dangereuse de simplifier la réalité et cela a un effet négatif sur l’identité et sur les gens. Je ne veux empêcher personne de prier devant cet autel. Il est destiné à tout le monde. Je préfère penser que tout le monde devient autochtone – non pas dans le sens d’une appropriation, mais plutôt dans l’idée d’enseigner les coutumes et les modes de vie et de partager plutôt que de diviser et dire : « Ce n’est pas pour vous, parce que vous n’êtes pas autochtones ».
RR
Je suis plutôt d’accord. Même dans la construction de l’une des questions qui structurent l’exposition: « Où allons-nous à partir de maintenant? », il y a une inclusivité dans le « nous » et il y a une inclusivité dans la réflexion sur la terre comme quelque chose de connectif.
CG
Je pense vraiment qu’aujourd’hui, avec le mouvement des peuples, avec les réfugiés, nous devrions commencer à penser « Où allons-nous à partir de là? » Parce que les gens se déplacent déjà, forcément. Ils y sont contraints. Et c’est dû à des problèmes environnementaux dont nous devrions admettre que nous sommes tous partie prenante, que nous le voulions ou non. Un des effets de la colonisation est notamment de nous avoir changés. J’ai un téléphone portable maintenant. Je voyage avec toutes ces ressources et je suis très riche dans un contexte mondial. En pensant à l’avenir, c’est quelque chose que je dois inclure dans ma réflexion.

Photographie de Offernat (Nuit votive) de Carola Grahn et Ingemar Israelsson, 2022. Photographie de Mathieu Gagnon © CCA

RR
Je voulais vous interroger sur votre relation avec l’architecture comme pratique ou comme domaine, ou sur le type de relation que vous pensez entretenir avec l’architecture?
CG
Avant cette exposition, je pensais que j’étais proche de l’architecture parce que j’aime travailler en grand, et que je conçois aussi des œuvres d’art à l’extérieur, intégrées dans de nouveaux bâtiments. Mais compte tenu de la façon dont les questions de cette exposition ont été posées, j’ai vraiment eu le sentiment que les architectes et les artistes abordent les choses différemment. Je me suis dit alors : « Oh, je suis vraiment un artiste! ». Mais je m’intéresse à bon nombre des questions auxquelles s’intéressent les architectes : comment construire une société et comment l’espace en fait-il partie?

D’après mon expérience, à Sámi et peut-être dans les cultures autochtones en général, il y a moins de frontières entre les différentes formes d’art – c’est une invention sans frontières. C’est en fait très pratique : les quincailleries étaient ou sont encore très éloignées, alors on est obligé trouver une solution soi-même. Culturellement, on pense très vite : « Je peux le faire moi-même! ». Cette mentalité fait que : « Oh oui, c’est de l’art. Je viens de faire une œuvre d’art. Rien d’extraordinaire. J’ai fait cette tasse hier et puis aujourd’hui j’ai fait cette sculpture ». Rien d’exceptionnel. Beaucoup de gens sont encore comme ça et je pense que c’est une force.

Traduction de l’anglais par Marine Van Hoof.

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