Mémoire et dégel
Rebecca Wickham évoque une procession sur le glacier d'Aletsch
Nous nous sommes rassemblés devant l’église au centre du village, alors que la lune était encore dans le ciel, le calme de la matinée n’étant troublé que par le tintement des cloches. Nous n’étions qu’une poignée au départ, formée par les dévoués et les curieux. Alors que la clarté se faisait plus vive, le prêtre nous a fait traverser le village, une rivière et la forêt, avant de gravir lentement le flanc de la montagne sur les traces d’innombrables autres pèlerins d’antan.
Le 31 juillet 1674, les villageois de Fiesch, en Suisse, ont entamé un pèlerinage annuel en réaction à l’expansion du glacier qui surplombait leurs maisons. En pleine période de refroidissement planétaire, le glacier d’Aletsch ne cessait d’engloutir leurs pâturages et de provoquer des inondations et des avalanches dans leur village qui mettaient leur vie en péril. Afin de tenir le glacier à distance, ils ont demandé au pape Innocent XI de leur accorder un pacte avec Dieu, s’engageant à mener une bonne vie en échange de la permission d’adresser une requête directe à Dieu une fois par an, le jour de la fête de saint Ignace de Loyola, le 31 juillet. Cette pétition incluait trois souhaits: être préservés du mal, être épargnés par les catastrophes naturelles et arrêter la progression du glacier. Une fois par an, en guise de pénitence, cette procession de villageois gravissait le flanc de la montagne jusqu’à la chapelle de Maria Heimsuchung, nichée au cœur de la forêt, en adressant leurs prières au ciel tout au long du chemin. Depuis 350 ans, les habitants parcourent ce même chemin à travers la forêt, tandis que la glace autour de leur village a peu à peu reculé.
Aujourd’hui, le glacier d’Aletsch a perdu plus de 1300 mètres de glace, et ses voisins Fiescher et Oberaletsch respectivement plus de 1000 et 240 mètres. Deux tiers des glaciers du monde entier devraient fondre avant 2100, soit la durée d’une vie humaine. En 2009, les habitants de Fiesch ont réussi à obtenir du Vatican la permission d’inverser la formulation de leur prière historique et de demander à la place le retour du glacier.
Nous avons cueilli des baies de montagne au cours de notre ascension. Le claquement cadencé des bâtons de marche offrait une ligne de base au murmure des prières, une langue qui, pour moi, parlait en rythme et en tonalité plutôt qu’en mots. Un couple de chevreuils a bondi de façon synchronisée dans les arbres à côté de nous. Plus tard, la température atteindra 32 degrés Celsius, au cours d’un autre été record qui, à lui seul, a réduit le volume de tous les glaciers suisses de 2,5 %.
Comme l’écrit Robert Macfarlane, « Il y a quelque chose d’obscène tant dans la glace que dans sa fonte – dans son immensité et sa vulnérabilité. La glace semble être une « chose » qui dépasse notre compréhension, mais que nous pouvons détruire. »1 Toucher la surface d’un glacier en fin de vie, recueillir son eau de fonte à pleine paume et sentir sa fraîcheur sur notre peau, est une expérience qui va au-delà des statistiques, au-delà du langage. Si notre conception du sublime est une violente dialectique de la beauté et de la terreur, alors l’acte d’assister à l’ampleur de cette fonte est vraiment sublime – quelque chose qui s’apparente à une expérience religieuse, ou du moins, sacrée.
Quand avons-nous cessé de découvrir la sainteté dans la nature? Comment pouvons-nous retrouver une relation avec la terre? Dans son encyclique très célèbre de 2015, le pape François a parlé de la crise climatique comme d’un problème moral : « La maladie qui se manifeste dans le sol, dans l’eau, dans l’air et dans toutes les formes de vie sont des symptômes qui reflètent la violence présente dans nos cœurs. Nous avons oublié que nous sommes nous-mêmes la poussière de la Terre, que nous respirons son air et que nous recevons la vie de ses eaux ».2 Ici, les mondes naturels et religieux sont liés – la moralité et l’écologie s’entrelacent. Peut-être la redécouverte de la dimension spirituelle de la nature est-elle le premier pas vers une nouvelle réciprocité avec la terre, qui nous permettra de fouler celle-ci plus intelligemment. Saint Ignace de Loyola, que le pèlerinage de Fiesch honore chaque année, était un saint ancré dans le monde quotidien, un pèlerin qui voyait Dieu en toutes choses et considérait le voyage comme aussi important que la destination – et faisant partie de la technique par laquelle on cherche Dieu. L’acte de marcher, de poser ses pieds, un à la fois, sur la terre, marque le choix d’être présent, de s’abandonner au lieu. Cela crée une expérience corporelle de l’espace qui imprègne le paysage de sens et de mémoire et fait surgir une prise de conscience de notre enchevêtrement avec un écosystème écologique plus vaste. « Lorsque vous vous donnez aux lieux », écrit Rebecca Solnit, « ils vous rendent à vous-même ».3
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Robert Macfarlane, Underland: A Deep Time Journey, Hamish Hamilton, 2019, 363. ↩
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Pape François, « Laudato si »: Lettre Encyclique du Saint-Père François sur la sauvegarde de notre maison commune », 3 mai 2015, 3, https://www.vatican.va/content/dam/francesco/pdf/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si_fr.pdf. ↩
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Rebecca Solnit, Wanderlust: A History of Walking, Granta, 2014, 13. ↩
Un glacier garde en mémoire, pendant des mois ou des millions d’années, des couches profondes de souvenirs qui fondent en quelques décennies. La glace peut éroder des chaînes de montagnes entières, mais elle peut aussi maintenir un corps dans son étreinte pendant des siècles et préserver de délicates bulles d’air pendant des millénaires. Elle peut se souvenir des éruptions volcaniques, des incendies de forêt, de la température de l’air il y a 100 000 ans. Elle enregistre et raconte les histoires de la terre, communiquant à travers l’abîme du temps profond et atteignant à la fois l’avenir et le passé. En ce sens, les paysages glaciaires et les rituels religieux sont tous deux dépositaires de la mémoire collective. Et si les souvenirs de la terre s’estompent avec la fonte des glaces, peut-être que les pratiques religieuses peuvent contribuer à parer à cet oubli, en liant les générations à travers le temps et en solidifiant un sentiment d’identité culturelle. Les souvenirs peuvent se façonner dans l’acte de ré-habiter le passé. Tandis que le monde qui l’entoure change, le cortège de Fiesch se déplace de manière synchronisée à travers les générations, servant de point d’ancrage au milieu d’un flux continuel.
Le symbolisme associé aux rituels locaux pourrait aussi se révéler plus efficace que les données scientifiques pour mobiliser une réponse à la crise climatique – après tout, nous sommes des êtres sensoriels. Les récentes funérailles de glaciers morts (Pizol en Suisse, Okjökull en Islande et Clark dans l’Oregon) ont attiré des centaines de personnes en deuil, et ce rituel très humain pour des pertes non humaines ouvre un espace pour un souvenir durable. De telles cérémonies peuvent nous aider à nous souvenir, dans un climat de lente amnésie environnementale.
L’office s’est déroulé à l’extérieur de la chapelle, dans une petite clairière herbeuse, alors que nous étions assis à même la terre et que nous écoutions le chœur chanter. Entrecoupé de gazouillis d’oiseaux, il semblait joyeux et plein d’espoir. Les prières sont restées en suspens dans les airs avant d’être englouties par la forêt, et j’ai fermé les yeux en me demandant si je pourrais me retrouver en 1674, sous le regard de ces mêmes arbres. J’ai pensé aux gens qui avaient marché jusqu’ici avant nous, à l’époque où le taux de dioxyde de carbone était de 280 parties par million au lieu de 424, et où le glacier était une chose à craindre plutôt qu’à regretter. Je me suis aussi demandé combien d’années encore ce pèlerinage allait durer, jusqu’à ce que la raison pour laquelle il a commencé s’estompe de plus en plus dans les mémoires. J’espérais que le glacier ne serait pas oublié, même si ses traces disparaissent du paysage.
Texte traduit de l’anglais par Marine Van Hoof.