Comment transforme-t-on réellement ce terrain?

Carla Juaçaba à propos de la pérennité et de la fragilité

Cette conférence a été donnée lors de l’inauguration d’Avec la forêt. Des extraits de la transcription sont publiés ci-après.

Conférence d'ouverture : Avec la forêt
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Cette trilogie [Sur le terrain] traite d’idées et de rêves, mais je crois qu’il n’y a absolument aucune utopie dans ces idées et rêves. Tout est ancré dans la réalité. J’ai appris du metteur en scène Peter Brook que dans son théâtre, l’imagination du public remplit l’image. Rien n’est jamais immuable. Ainsi, avec les projets de ces trois expositions, on peut imaginer vers quoi ils tendraient, tout ce qu’on veut. Même pour Flor de Café, il y a un projet actuel, mais il pourrait évoluer.

Photogramme du film Chão, de Camilla Freitas, 2021, Nebulosa Filmes. © Trotoar Produção de Serviços Audiovisuais Ltda

J’ai un problème non seulement avec l’idée de pérennité en architecture, mais aussi avec celle que les images ne changeront jamais. Dans l’exposition Avec la forêt, il y a un extrait du film Chão (2019), de Camila Freitas, où l’on voit le Brésil d’en haut. C’est à mon avis une très belle image, et c’est un moment important que de surplomber les terres du Brésil, de comprendre leur histoire dans le contexte actuel. Chão, qui signifie terre ou terrain, a pour sujet le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST). Le MST est aujourd’hui le mouvement agrosocial le plus important, une organisation pacifique d’environ 400 000 familles qui se déplacent à travers le Brésil à la recherche de terres à cultiver. Elles occupent des terres improductives, érigent des campements de tentes en plastique noir. De véritables villes qui sont extrêmement fragiles et s’effondrent facilement sous l’effet du vent. Nous avons également une histoire de cette fragilité avec les installations temporaires construites par les Autochtones lesquels sont, pour d’autres raisons, nomades. Ils sont nomades parce qu’ils savent que pour que la terre puisse se régénérer, il leur faut se déplacer. Les motivations sont différentes, mais la précarité est la même.

Je vais vous montrer un projet de 2012, conçu conjointement avec la directrice de théâtre Bia Lessa. Le Pavilhão Humanidade était un bâtiment temporaire, réalisé avec 9 000 m² d’échafaudages pour Rio+20, la Conférence des Nations Unies sur le développement durable. C’est un concept qui découle de l’observation d’un lieu, ici de Copacabana, de ses événements. Si vous y venez, peu importe le moment de l’année, il y a toujours un échafaudage, que ce soit pour le volleyball, des spectacles, ou le carnaval du réveillon du Nouvel An.

Carla Juaçaba, Humanidade Pavilion, Carla Juaçaba et Bia Lessa, 2012. © Carla Juaçaba

J’ai découvert cette tente en plastique climatisée, soutenue par une structure ininterrompue de murs d’échafaudage, mesurant 107 mètres de long sur 5 de haut. À l’origine, l’idée était d’organiser une exposition sur la durabilité dans la tente en plastique. Et Bia Lessa a dit : « Je ne vais pas monter une exposition sur ce thème à Copacabana sur fond de climatisation ». Et elle s’est mise à chercher un ou une architecte.

C’est ainsi qu’a été prise la décision d’ôter la tente en plastique et de prolonger la fragile structure en échafaudage préexistante jusqu’à 25 mètres de hauteur. Les aménagements conféraient de la stabilité aux murs. Il y avait des auditoriums, un petit face à la mer, et ce grand pour les événements non accessibles au public, réservé aux Nations Unies. Il y avait donc des entrées pour les délégations, et d’autres pour le public. En 15 jours, le pavillon a été visité par 200 000 personnes. Les gens faisaient la file sur un kilomètre, mais pour tout, à Copacabana, il y a un kilomètre de queue, juste parce que c’est gratuit.

Leonardo Finotti, Humanidade Pavilion, Carla Juaçaba et Bia Lessa, 2012. © Leonardo Finotti

Quand la structure a été démontée, nulle trace n’en est restée sur le sol. Et les matériaux ont été et seront réemployés pour d’autres constructions. Si j’explique comment le pavillon a été monté, c’en est presque incroyable.

C’est un bâtiment en échafaudages, mais c’est pour les gens. Il y a eu une situation critique au milieu du processus de construction, on se demandait si ça allait vraiment résister, avec autant de personnes à l’intérieur. Et la réponse de l’ingénieur a été plutôt singulière. Il a répondu : « Il y a 7 000 points d’ancrage. Ça va marcher. » Ils ont donc continué.

Tout a été bâti en quatre mois. Les commentaires du public étaient très amusants. À Copacabana, à la télévision, les gens débattaient : « Est-ce un bâtiment écologique? Non, ce n’en est pas un. » Et une autre femme a dit : « Tout est très beau, mais quand vont-ils retirer les échafaudages? » Bref, les opinions divergeaient diamétralement.

Federico Cairoli, Vatican Chapel, Carla Juaçaba, 2018. © Federico Cairoli

Voici la Chapelle du Vatican, réalisée en 2018. Le commissaire, Francesco dal Co, a invité dix architectes à concevoir des chapelles temporaires (pour La Biennale di Venezia) sur l’île de San Giorgio Maggiore à Venise, qui ne sont d’ailleurs plus temporaires. Elles font partie du patrimoine italien. Francesco m’a envoyé un message électronique, et je n’ai pas répondu, car je pensais qu’il s’agissait d’un pourriel. Nous voulions faire une chapelle à Venise, mais je n’ai pas réagi, car je ne le connaissais pas. Après quelques jours, il a écrit de nouveau, me demandant : « Mais vous n’allez pas donner suite à ça? »

Je ne pouvais me rendre sur le site, alors il m’a envoyé une vidéo pour que je m’en fasse une idée, et j’ai trouvé l’ensemble très beau – l’atmosphère d’abstraction, la lumière qui va et vient, la sensation de Venise cachée derrière ces arbres. C’était charmant.

Les fondations [de la chapelle] ne font que 12 centimètres de profondeur et sont maintenues sous la terre par des blocs de béton simplement posés là. Le projet comporte deux croix : celle au sol est un banc, celle érigée est la Croix. Cela renvoie à une pratique minimaliste, très ancienne. Vous allez à la chapelle, vous vous asseyez et regardez la croix.

Il y avait cette question qui revenait sans cesse : ce n’est pas de l’architecture, c’est une sculpture, c’est une installation. Et j’ai répondu non, c’est de l’architecture, parce que ça obéit à un programme. Vous venez ici, vous vous asseyez et regardez la croix. C’est de l’architecture. Et [Eduardo] Souto de Moura a résolu le problème pour moi, affirmant : « Bien sûr que ce n’est pas une sculpture; qui s’assiérait dans une sculpture? »

Quelques années auparavant, j’avais créé une installation, et j’ai trouvé une relation éminemment abstraite entre cet objet et la chapelle. Mais c’est très abstrait. Ce sont juste des lignes flottant dans l’air. Ce sont des poutres de laiton, d’un centimètre par un centimètre. Et avec cette installation, j’ai observé que ce trait fin pouvait être dans les faits un dessin dans l’espace. Il est suspendu par la force des aimants. Rien n’est collé. Tout tient en suspension par cette force. Et il n’y a qu’un seul point d’équilibre. Il émane de cet objet une tranquillité apparente. Mais il y a un haut degré d’entropie. Et on ne voit jamais cette démarche en architecture – cette entropie. Mais, dans ce cas, il y a eu un tremblement de terre, et tout s’est effondré et brisé au sol. Donc, l’isostatique n’est pas pour le Mexique. Je fais cette association visuelle avec la chapelle, mais avec une certaine distance.

Carla Juaçaba, Ministry for All, Carla Juacaba et Marcelo Cidade, 2019. © Carla Juaçaba

Voici la Storefront for Art and Architecture. Et, comme chacun sait, tout à New York est dans la démesure. Ma première idée avec cette invitation était de déshabiller cette façade emblématique, et de la retirer. Mais j’ignorais que j’allais trouver une favela dessous. Je ne savais pas que j’allais trouver ça. Dans mon esprit, ce devait être une forme de construction suisse, mais pas du tout. Quelle magnifique découverte. Je pense qu’ils ont dû avoir bien du plaisir à faire ça.

L’idée était de dégarnir la façade et de réaliser à l’intérieur une installation avec les éléments de celle-ci. Je l’ai fait, ce geste de déshabillage. Et l’autre artiste est venu prendre les morceaux pour les faire évoluer à l’intérieur des salles. José Esparza Chong Cuy [directeur et conservateur en chef] voulait revenir aux origines de la galerie, soit de traiter d’art et d’architecture sans « mettre en lumière » les artistes. Nous ne nous sommes pas parlé. Il n’y a eu aucune concertation entre l’artiste et moi. J’ai ôté la façade, il a fait l’intérieur. C’était très intéressant, s’agissant d’éléments de la façade entrant à l’intérieur, avant de retourner à la façade. Il n’y avait pas le moindre matériau autre que ce qui est là. L’artiste était Marcelo Cidade, São Paulo.

Je vais vous présenter deux exemples de maisons, parce que c’est une partie de ma vie, j’ai plusieurs projets domiciliaires en cours. Je n’ai jamais conçu de maison de plus de 140 mètres carrés, dimensions peu communes dans les habitudes bourgeoises au Brésil – c’est généralement vraiment beaucoup plus grand. Pour moi, mes créations ne s’adressent pas vraiment à des clients en mal de budget, il s’agit plutôt de se concentrer sur ce qui est nécessaire à l’existence.

Fran Parente, Casa Varanda, Carla Juaçaba, 2011. © Fran Parente

C’est la seconde maison que j’ai faite. Très abordable. C’était très peu cher. Très brut. Il n’y a pas, comme on dit, de fioritures. Et la lumière qui se déplace durant la journée dans cette forêt est absolument superbe. Il y a un mètre cinquante de toit en saillie pour pouvoir ouvrir les fenêtres par temps de pluie.

Je crois que l’un des merveilleux attraits de la forêt atlantique est de pouvoir toucher, sentir. Et je me rappelle maintenant que dans ma maison d’enfance, lorsqu’il pleuvait, on courait. On se précipitait pour fermer les fenêtres. Alors, je me suis dit, non, je vais faire des maisons où l’on ouvre les fenêtres par forte averse, pour ainsi en profiter. C’est un sentiment à nul autre pareil.

Carla Juaçaba, maison Posse, plan. © Carla Juaçaba

Voici la maison Posse. Ce dessin ne représente pas la maison, mais ses fondations. Le sol est dur, donc je n’avais pas besoin de fondations, il nous fallait simplement trouver du terrain plat. Et les fondations sont un dessin, mais ce sont aussi les murs, la structure elle-même. Ce rendu illustre l’idée de ces transformations du sol. C’est un concept. Notre tout premier concept devrait porter sur la manière dont on transforme le terrain. À mon sens, il y a là un véritable geste. Cette maison a été en chantier pendant de nombreuses années. Ça s’est arrêté, puis actuellement, on reprend les travaux pour finir la construction.

Image tirée du film Avec la forêt, réalisé par Joshua Frank, 2025 © CCA

Voilà maintenant le moment d’aborder le projet Flor de Café. C’est la vue depuis le bâtiment que nous proposons. Lors de notre voyage pour filmer Avec la forêt, j’ai photographié ce panneau d’affichage, une source d’inspiration, car ils sont très fragiles, ce sont les seuls éléments verticaux dans le paysage, les seuls visibles. Le panneau a fait germer l’idée du projet, les deux côtés ne sont pas habitables, mais il est fait d’eucalyptus, une essence très facile à se procurer dans la forêt. On envisageait un bâtiment très peu cher, et la phase de conception a consisté à enlever de la complexité, pas à en ajouter. Ceci veut dire le ramener à l’essentiel, avoir moins d’interventions. Si vous compliquez les choses, ou prévoyez de beaux raccordements en bois, cela implique du travail, plus de budget, de l’énergie. Il faut à mon avis avoir les actions en tête lorsqu’on dessine – un dessin, c’est une action. Pas une abstraction.

J’utilise pour référence les shabano, maisons yanomami. La géométrie de Flor de Café s’inspire de la double idée de centre vide et de géométrie. Comme le montre l’exposition, définir les paramètres du projet a pris énormément de temps, parce que celui-ci recèle un million de rêves. Je ne suis pas arrivée à l’ampleur souhaitée par Milena Rodrigues [la cliente]. Elle voulait un auditorium. Elle voulait que les gens puissent y dormir. Bref, ça devenait énorme. Et j’ai dit : « Faisons quelque chose de plus petit, plus facilement réalisable, économique. Puis, si tu le souhaites, tu pourras poursuivre avec ces modèles pour une autre partie. »

Encore une fois, l’important est de surélever pour laisser le sol libre, comme c’est toujours le cas dans l’architecture brésilienne. Si vous repensez au MASP [Museu de Arte de São Paulo], de Lina [Bo Bardi], le niveau de la rue est une aire ouverte, tout à tour aire de jeu, lieu de manifestations publiques, de carnaval, tout ce qu’on veut. Pour nous, le sol est un espace libre. Et cela fait sans nul doute partie de la culture brésilienne. Ce terrain [de Flor de Café] est également libre, comme on peut l’imaginer. En l’absence de programme défini, rien ne se passe, alors on peut imaginer en ce lieu de multiples ateliers pour les enfants, ou encore un écran de cinéma extérieur dans la cour. On peut imaginer tout ce que la vie peut apporter à cet espace.

Aussi, si vous vous rappelez l’école d’architecture conçue par Vilanova Artigas à l’Université de São Paulo… Je n’ai pas souvenir d’avoir vu un autre bâtiment sans portes. On entre depuis l’intérieur. C’est vraiment ce terrain ouvert. Et c’est ce que nous voulons pour ce projet.

Je terminerai avec une citation du philosophe et leader autochtone Ailton Krenak : « Ne laissez qu’une empreinte légère sur la terre ». Et je me suis toujours dit que cette phrase, en architecture, s’appliquait au sol, aux fondations, comme première intervention. Comment transforme-t-on réellement ce terrain, ce territoire, en préoccupation première du design? Laissons libre cours à l’imagination; comme pour cette phrase, je trouve ça magnifique.

Traduction de l’anglais par Frédéric Dupuy et Marie-Josée Arcand.

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