Notes de terrain: rhododendron

Ann Chen sur le jardinage guérilla et les diasporas végétales

Cet article fait partie de Zomia Garden, un projet organisé et rédigé par notre commissaire émergente 2023–2024 Yutong Lin. Dans cette série, Lin invite divers chercheurs et artistes à réfléchir à l’écologie, au paysage et à la culture de la région montagneuse de l’Himalaya et du Hengduan à travers l’analyse d’espèces botaniques spécifiques.

1) Je suis une jardinière sans jardin. C’est un peu comme être une artiste sans atelier : il faut trouver des moyens inventifs de poursuivre son travail. Pour moi, cela signifie travailler dans et avec le public. À première vue, on pourrait croire que vivre dans une métropole aussi dense que New York limite les possibilités de jardiner. Pourtant, lorsqu’on choisit de cultiver dans la sphère publique, en tant que jardinière guérillera comme je l’ai fait, une multitude d’opportunités s’offrent à nous : des jardins communautaires, des fermes et des parcs municipaux aux organisations de gérance qui supervisent l’entretien et la gestion de plus de 20 000 acres de forêts et de milieux humides dans la ville. La guérilla jardinière désigne, de manière générale, l’acte souvent politique de cultiver des plantes sur des terrains inutilisés ou abandonnés en milieu urbains, sans autorisation.

Dans cet esprit, j’ai cherché des occasions de faire du bénévolat pour jardiner, tout en acquérant des compétences et des connaissances en identification des plantes. À l’automne 2023, j’ai rejoint le programme Ecozone Volunteer administré par la Prospect Park Alliance. Prospect Park abrite l’une des dernières forêts anciennes de Brooklyn. Les membres de l’équipe bénévole s’engagent pour un an à gérer une zone désignée du parc. L’équipe Ecozone 4, que j’ai intégrée, intervient principalement dans les forêts et les sentiers naturels le long de Lullwater Cove. À peu près à la même période, j’ai également commencé à faire du bénévolat au Greenbelt Native Plant Center, devenu depuis le NYC Parks Plant and Ecology Center and Nursery (PECAN)1.

Ces deux activités se contrebalancent l’une l’autre, révélant des modes complémentaires de préservation et de soin de la nature urbaine. À Prospect Park, nous plantons et entretenons des espèces végétales indigènes, mais nous passons surtout du temps à arracher des plantes introduites, ou « envahissantes », telles que le rosier multiflore, l’herbe à l’ail, la bardane ou l’armoise. À PECAN, j’aide à cultiver des plantes indigènes à partir de semence et je participe à des collectes de semences locales dans la région de New York.

Patrick Over, responsable de la collecte de semences à PECAN, consacre la majeure partie du printemps et de l’automne à rassembler des graines destinées à la banque de semences et à la pépinière du centre. Bien que la collecte de semences et de plantes sur les terres publiques soit illégale sans autorisation, le centre dispose de permis pour tous ses sites et respecte les normes internationales en la matière, en limitant les quantités et les périodes de collecte afin de préserver les populations. PECAN se consacre à la préservation et à la culture de plantes indigènes, et ses équipes de collecte interviennent principalement dans un rayon de 120 kilomètres autour de la ville de New York.


  1. Situé à Staten Island, PECAN est une pépinière, une ferme et une banque de semences de plantes indigènes financées par la municipalité. Fondé en 1985, le centre assure un approvisionnement régulier en espèces végétales et en semis indigènes pour des projets de restauration et de gérance dans 135 parcs de la ville, couvrant plus de 5000 hectares de terres naturelles comprenant des forêts, des milieux humides et des prairies. Sa mission de préservation et de maintien de la flore indigène de la ville de New York implique que toutes les semences utilisées pour la culture des plantes proviennent exclusivement des zones environnantes de la ville. 

Récolte de semences de violette papilionacée (viola sororia) au cimetière Greenwood, mai 2024. Photographie numérique. © Ann Chen

2) Au cours de mon premier voyage de collecte, après quelques mois de bénévolat à la pépinière, Patrick a emmené le groupe admirer l’une de ses plantes préférées : un remarquable spécimen de rhododendron catawbiense. Sur une petite colline du cimetière Greenwood, à Brooklyn, là où Meadow Path rejoint Atlantic Avenue, un buisson de rhododendrons haut de près de deux étages domine les pierres tombales alentour. Vu de l’extérieur, l’arbuste arborescent forme un mur dense de feuilles et de branches, impénétrable. Pourtant, une petite ouverture subsiste sur le côté, à l’opposé du sentier, facile à manquer si l’on se contente de le contempler de loin. Derrière ce rideau de feuille s’ouvre une vaste chambre verte. Je me suis installée à l’intérieur du buisson, assez spacieux pour accueillir trois ou quatre personnes, et j’ai observé la lumière filtrer à travers la canopée.

Nous étions à la fin du mois de mai pour récolter des semences de violette papilionacée (viola sororia) pour la banque de semences du centre. En général, ses pétales d’un violet éclatant la rendent facile à repérer. Malheureusement pour moi, collectionneuse novice, les fleurs avaient déjà disparu à notre arrivée. Au début, j’ai eu du mal à identifier la plante sans ses fleurs : ses feuilles vertes se fondaient dans le vert de l’herbe. Peu à peu, à mesure que mes yeux s’habituaient à cette étendue verdoyante, j’ai commencé à distinguer les bords festonnés caractéristiques des feuilles parmi les autres motifs de l’herbe. J’ai alors remarqué que les violettes poussaient en petites touffes, que j’ai appris à repérer dans les vastes pelouses du cimetière.

Accroupie au ras du sol, Patrick nous a montré comment repérer les petites capsules en forme d’amande qui se dressent sur de fines tiges entre les feuilles. Certaines étaient déjà ouvertes, semblables à des griffes miniatures : leurs graines s’étaient envolées ou s’étaient déjà enfouies dans la terre. J’ai repéré ma première capsule et, en l’ouvrant délicatement, j’ai découvert de petites semences rondes et sombres, alignées en rangées régulières dans chaque loge. Avec précaution, je l’ai détaché à l’aide de mes ongles, puis je l’ai glissée soigneusement dans une enveloppe en papier.

Ann Chen, gousse de violette papilionacée (viola sororia), mai 2024. Photographie numérique. © Ann Chen

3) Tout en recherchant des semences de violette commune, je continuais à penser au rhododendron. Bien avant cette rencontre, cette plante m’intriguait déjà. Mon intérêt est né de recherches sur l’histoire coloniale des explorations botaniques occidentales en Asie, sur leur influence sur la migration des plantes et sur la transformation qu’elles ont entraînée dans l’aménagement des paysages occidentaux. La quête de rhododendrons, en particulier, a motivé les expéditions de botanistes tels que George Forrest et Joseph Rock dans les monts de l’Himalaya-Hengduan. De nombreux descendants et hybrides des spécimens collectés avec leurs guides Nakhi fleurissent encore aujourd’hui dans nos jardins et sont vendus dans nos pépinières, formant une archive vivante de cette brève période de collecte botanique intensive. En me promenant quotidiennement à Brooklyn, lorsque j’aperçois les rhododendrons qui poussent dans des jardinières à côté des portes d’entrée des brownstones, je m’interroge sur leurs origines, peut-être proviennent-ils de ces lignées anciennes rapportées de Chine.

J’ai d’abord cru que le rhododendron du cimetière de Greenwood faisait partie de ces descendants. En consultant la carte numérique des arbres du cimetière, j’ai découvert qu’il appartenait en réalité à une espèce originaire du sud des Appalaches, près de l’actuelle Caroline du Nord. Le nom de l’espèce, catawbiense, provient de Catawba, le peuple autochtone qui vivait dans cette région. En poursuivant mes lectures, j’ai appris qu’il existe environ vingt-sept espèces de rhododendrons indigènes connues en Amérique du Nord. Les plus anciens fossiles répertoriés datent de cinquante-cinq à soixante millions d’années et ont été découverts à travers tout l’hémisphère nord, de l’Alaska à l’Irlande 1.

Ces données laissent penser qu’à une époque plus chaude, les rhododendrons étaient présents partout sur le globe. Avec le lent déplacement des glaciers, leurs populations se sont fragmentées et réfugiées dans les zones montagneuses. Aujourd’hui, l’Himalaya et les monts de la péninsule malaises abritent la plus grande diversité d’espèces, mais des foyers de rhododendrons indigènes persistent en Amérique du Nord et sur des îles archipélagiques comme le Japon, Taïwan, l’Indonésie et les Philippines. Leur capacité à voir survécu à d’importants changements climatiques pourrait offrir des pistes pour comprendre comment les plantes s’adaptent, migrent et se diversifient face au bouleversement climatique anthropogénique actuel.


  1. Edward Irving and Richard Hebda, « Concerning the Origin and Distribution of Rhododendrons », Journal of the American Rhododendron Society vol. 47, no. 3 (1993), pp. 139-146.  

Yufeng Zhao et Ann Chen, Image tirée du modèle 3D virtuel du feuillage inférieur du rhododendron catawbiense au cimetière Greenwood, Brooklyn, août 2024. © Yufeng Zhao & Ann Chen

4) Les cimetières, les couloirs de lignes électriques et les abords d’autoroutes comptent parmi les lieux où PECAN collecte des graines. Ce sont des espaces naturels autrefois perturbés qui, avec le temps, échappent progressievement à l’activité humaine. Patrick m’a expliqué que les couloirs de lignes électriques sont d’excellents sites pour récolter des semences de plantes indigènes, notamment celles des cypéracées que nous avons collectées dans la Julian L. Capik Nature Preserve, à Sayreville, dans le New Jersey. Cette zone forestière comprend des parcelles qui, selon lui, rappellent les Pine Barrens, une vaste région naturelle protégée s’étendant sur deux comtés du sud-est du New Jersey, l’un des rares écosystèmes encore intacts de ce type le long de la côte atlantique. Son sol sablonneux et acide, peu propice à l’agriculture a longtemps été délaissé par les ambitions coloniales, bien qu’il ait été habité par les Lenapes avant la colonisation. Également boudée par les entreprises de promotion immobilière, le site a fini par devenir une réserve naturelle protégée. Je me suis alors dit que ce sol devrait parfaitement convenir aux rhododendrons, qui affectionnent les terres acides.

Ann Chen, Patrick Over sous les lignes électriques, en train de récolter des semences de carex, juin 2024. Photographie numérique. © Ann Chen

5) Quand je désherbe, mes mains sont occupées. Elles sont constamment en mouvement, couvertes de terre et de matière végétale. Impossible alors de tenir un appareil photo ou un enregistreur. Mes muscles, peu habitués à cet effort, se tendent et se contorsionnent. Je creuse avec mes doigts la couche supérieure du sol, suivant à tâtons le réseau de racines entremêlés, à la recherche d’une extrémité. Le plus souvent, il n’y en a pas. Il faut alors prendre une pelle ou un couteau pour trancher l’enchevêtrement dense et arracher ce que l’on peut, en sachant que la zone ainsi dégagée devra sans doute être désherbée de nouveau dans quelques mois.

Sur le terrain, l’appareil photo ou le dictaphone m’encouragent à observer et à questionner. Le jardinage, qu’il s’agisse de désherber, de planter, de cultiver des plantes ou de récolter des graines, constitue une rencontre incarnée avec le monde naturel. Il offre une forme de connexion différente de mes recherches audiovisuelles sur le terrain, tout en nourrissant mon imagination créative d’une manière comparable1.

Quand je fais du bénévolat comme jardinière urbaine, que ce soit dans une ferme communautaire ou dans un parc municipal, je laisse volontairement mon matériel de terrain derrière moi, pour me libérer du fardeau de la documentation. Je suis ainsi libre de m’immerger pleinement dans la tâche, sans cette voix incessante dans ma tête qui m’interroge sur la manière de transformer le travail en film ou en projet. Le matériel d’enregistrement filtre le monde différemment. Parfois, j’apprécie cette perspective : elle agit comme une barrière protectrice, une couverture de sécurité. Les appareils technologiques traduisent les données sensorielles de l’environnement, m’aidant à me concentrer sur des aspects particuliers, qui, autrement, m’auraient échappé. Mais, cela signifie aussi que je néglige d’autres formes de données sensorielles et d’expériences plus incarnées. Après des mois passés à identifier et à arracher les espèces « invasives » ou introduites du parc, je repère désormais plus rapidement les plantes non indigènes. J’ai appris à reconnaître intimement les réseaux enchevêtrés du système racinaire de l’armoise, ses feuilles dentelées vertes et plumeuses et ses tiges argentées et duveteuses. Mes yeux distinguent les tapis d’armoise qui envahissent les sentiers herbeux et s’étirent avidement vers le soleil. Je sais à présent que pour chaque racine que j’arrache, une autre, plus profonde, demeure. Le sol semble dégagé, mais en quelques semaines, de nouvelles pousses émergent des racines enfouies, prêtes à recoloniser la zone.


  1. Kristen Sharpe décrit le travail sur le terrain comme « un processus de recherche qui donne corps à l’imagination à travers une expérience incarnée », transformant ainsi le travail sur le terrain, souvent considéré comme une simple collecte de données préliminaires ou de matériaux bruts, en une pratique créative et un espace critique où l’imagination peut se déployer. Voir Kristen Sharpe, « Open Fields: Fieldwork as a Creative Process », dans Fieldwork for Future Ecologies: Radical Practice for Art and Art-Based Research, dir. Bridget Crone, Sam Nightingale, et Polly Stanton, Onomatopee, 2022, p. 50. 

Ann Chen, Rhododendron catawbiense au cimetière Greenwood, juin 2024. Photographie numérique. © Ann Chen

6) Les petites observations accumulées au fil du désherbage, nourries par mes échanges avec les autres bénévoles, les écologistes et les responsables de la gérance de l’environnement, alimentent mes recherches sur les efforts de conservation visant à protéger les espèces végétales et les écosystèmes régionaux face aux bouleversements climatiques. Ces changements ont transformé la zone climatique de New York, passée d’un climat tempéré côtier à un climat subtropical humide. Je repense aux chasseurs de plantes, qui collectaient des semences de rhododendrons et d’autres espèces recherchées dans l’Himalaya pour créer des variétés plus résistantes dans les jardins occidentaux, et à la manière dont ces plantes introduites ont fini par s’adapter à de nouveaux environnements. Aujourd’hui, le changement climatique anthropique, une autre forme d’intervention humaine, façonne à nouveau les espèces qui nous entourent. À mesure que la planète se réchauffe, les plantes migrent et s’installent sans intervention humaine dans des régions où elles n’auraient pas pu prospérer auparavant. Ces déplacements complexifient la conservation et la gérance, car les espèces locales sont progressivement remplacées par d’autres, venues de zones voisines.

Taïwan, le pays d’origine de mes parents, se trouve lui aussi dans une zone climatique subtropicale humide. Ces derniers temps, m’a dit ma mère, les conditions météorologiques et le climat changent. Certains jours d’été, raconte-t-elle, ressemblent à ceux du New Jersey, toujours chauds, mais plus secs. L’autre jour, en sortant dans la moiteur estivale de New York, j’ai senti cette odeur familière d’humidité mêlée à la ville, celle que j’associe à Taipei, depuis mes visites d’enfance. Je me suis demandé quelle sera la prochaine zone climatique vers laquelle Taïwan basculera. Que feront alors les plantes, et où iront-elles? Je pense aux rhododendrons indigènes de Taïwan, présents uniquement en altitude, dans les régions montagneuses de l’île. Je ne les ai jamais vus, mais peut-être qu’à mon prochain voyage, j’irai rendre visite aux cousins du rhododendron du cimetière de Greenwood.

Texte traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.

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