Machines d’exposition, fantômes de machines, fantômes d’expositions

Greg Barton sur les machines à conférence de Ábalos&Herreros

Ábalos & Herreros, Plan, IIIe Biennale d’architecture espagnole, Comillas et Madrid, Espagne, 1995. Encre noire sur papier translucide. ARCH273104, Fonds Ábalos & Herreros, Collection CCA. © Iñaki Ábalos et Juan Herreros

Dans les archives d’Ábalos&Herreros au Centre Canadien d’Architecture, un document exposant le concept pour la troisième Biennale espagnole d’architecture et d’urbanisme en 1996–1997 s’ouvre par une question à laquelle la discipline est en permanence confrontée : « Comment exposer l’architecture ?1 » La proposition se poursuit avec l’expression d’une insatisfaction vis-à-vis des expositions tant traditionnelles qu’hyper-technologiques, s’interrogeant sur la façon de communiquer l’architecture et sur la transmission possible de ses éléments.

Pour Iñaki Ábalos et Juan Herreros au milieu des années 1990, la solution la plus efficace est apparemment de facture traditionnelle : elle prend la forme d’une conférence avec diapositives, qui fait appel à « la voix et à la lumière, créant un état d’attention et une illusion fugace de nature à véhiculer l’émotion de la réalité ». La conférence, au cours de laquelle un architecte se tient à l’avant de la salle et parle face aux images, a longtemps été un moyen privilégié pour expliquer les bâtiments et les idées qui les sous-tendent. Mais le concept élaboré par Ábalos&Herreros remplace l’architecte par une machine : un appareil formé de deux haut-parleurs qui jouent des enregistrements sonores de textes dits par un acteur et une actrice, et de deux carrousels de diapositives qui permettent de projeter des photographies des bâtiments sur des écrans en saillie, eux-mêmes fixés à un poteau monté sur un quadripied et stabilisé au niveau de la taille par une table à caisson lumineux portant sur des duratrans le texte et les dessins expliquant l’élaboration de chaque projet. Le tout est équipé de détecteurs de mouvement, activés par la présence des visiteurs. Outre quatorze machines sur ce modèle, le dispositif d’exposition comprend deux autres éléments : des enceintes ellipsoïdales translucides en plastique accueillant des maquettes à l’échelle et des vidéos, et un tapis commercial conçu par Gerhard Richter pour harmoniser la pièce2. L’ensemble sera installé dans une église à Comillas en 1996 et dans le hall d’un ministère à Madrid en 1997.


  1. Iñaki Ábalos et Juan Herreros, « Exposición Bienal. Concepto », 1995.  

  2. Ce tapis a été recréé par SO-IL pour l’exposition Paysages de l’hyperréel

Ábalos & Herreros, IIIe Biennale d’architecture espagnole, Comillas et Madrid, Espagne, 1995. Graphite sur papier. ARCH273100, Fonds Ábalos & Herreros, Collection CCA. © Iñaki Ábalos et Juan Herreros

Ábalos & Herreros, IIIe Biennale d’architecture espagnole, Comillas et Madrid, Espagne, 1995. Graphite sur papier. ARCH273284, Fonds Ábalos & Herreros, Collection CCA. © Iñaki Ábalos et Juan Herreros


Ábalos&Herreros qualifient la machine à conférence d’automate. Cette anthropomorphisation permet d’imaginer vingt-huit architectes présents dans un espace d’exposition, chacun ou chacune expliquant son projet avec son propre projecteur de diapositives, produisant collectivement une scène où voix et images se chevauchent. La force de la machine audiovisuelle tient à sa capacité, à la manière d’un automate, à susciter une impression de magie ou un sentiment d’émerveillement à partir d’un appareil rudimentaire conçu pour exécuter une fonction bien précise, dans ce cas-ci donner une conférence. La machine est constituée de pièces de série assemblées de façon créative. Il est important de noter que l’approche retenue par Ábalos&Herreros pour imaginer cette machine est semblable à celle privilégiée dans leurs projets de construction.

Aux antipodes des représentations muséologiques traditionnelles de l’architecture qui, selon Ábalos&Herreros, ont tendance à être ou « des livres muraux, absolument bidimensionnels, ou une suite de maquettes et de dessins exposés d’une manière fétichiste », les machines créent un effet original1. Elles sont « capables de construire, en fonction de leur position relative, de leur échelle et de leur variété, une autre expérience spatiale, qui nous invite à déambuler, regarder, écouter, étudier, tomber par hasard sur un espace plus spécialisé ou le choisir2 ». Hormis le fait qu’elles sont alimentées par une prise de courant, les machines demeurent autonomes dans leur emplacement, indépendantes du contexte ou des murs. L’engin n’a toutefois pas toujours été autoporteur. Une des premières esquisses montre comment les deux projecteurs de diapositives et la table devaient être suspendus à des câbles tendus du sol au plafond, et un collage évocateur présente le quadripied et sa table occupant un espace sombre. En rassemblant les deux composantes en une entité indépendante, la nouvelle unité acquiert un niveau de mobilité et de flexibilité optimal dans son emplacement et ses relations potentielles.


  1. « Part I. Hans Ulrich Obrist interviews Ábalos&Herreros », 2G 22 (2010), 136.  

  2. Iñaki Ábalos et Juan Herreros, « Instalación para la III Bienal de Arquitectura Española », dans Arquitectos a escena: escenografías y montajes de exposición en los 90, Pedro Azara, dir. (Barcelone, Gustavo Gili, 2000), 94.  

Ábalos & Herreros, Collage, IIIe Biennale d’architecture espagnole, Comillas et Madrid, Espagne, 1995. Impression électrostatique sur papier. ARCH273103, Fonds Ábalos & Herreros, Collection CCA. © Iñaki Ábalos et Juan Herreros

On pourra ici établir une comparaison avec l’intérêt porté par Ábalos&Herreros pour les avancées technologiques en matière de poste de travail et de « bureaux paysagers » ou espace ouvert. Dans Tower and Office: From Modernist Theory to Contemporary Practice (publié à l’origine en 1992 sous le titre Técnica y arquitectura en la ciudad contemporánea 1950–1990), le duo réunit « bureaux paysagers » et ville en lisant les premiers comme plans d’aménagement urbain. Les deux architectes voient un changement majeur dans la conception de l’espace de travail à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. L’avènement dans les années 1960 de nouvelles philosophies organisationnelles, d’ameublement mobile et de services énergétiques uniformes marque la fin des bureaux modernistes des années 1950, fondés sur des modules géométriques rigides et des subdivisions privées hiérarchiques. Ces nouvelles façons de concevoir l’espace de travail ouvrent la porte à des aménagements spatiaux plus organiques pouvant s’apparenter aux propositions formulées par les membres du Team 10. Dans les années 1970, l’informatisation et les technologies de télécommunication réduisent l’importance de la proximité physique; les réseaux d’information bouleversent la programmation et la typologie du bâtiment. À la manière d’un plan pour bureau à aires ouvertes, la Biennale 1996–1997 évite les cloisons intérieures et choisit de standardiser et démocratiser les projets individuels présentés, regroupant les fonctions et prenant résolument le parti de la simulation pour plonger le visiteur dans un environnement médiatique d’images. Néanmoins, l’espace d’exposition virtuel repose sur la présence physique du visiteur pour transmettre son contenu et créer des conditions de moments et de juxtapositions inattendus, « [construisant] chaque fois une expérience visuelle et acoustique différente, autant personnelle qu’individuelle, faisant ainsi intervenir sujet et objets1 ».


  1. Iñaki Ábalos et Juan Herreros, Áreas de impunidad │Areas of Impunity (Barcelone, Actar, 1997), 282.  

À l’occasion de l’exposition Architecture industrielle présentée en 2015 au CCA, volet de la série Sortis du cadre : Ábalos & Herreros, OFFICE Kersten Geers David Van Severen ont recréé dans la salle la machine à conférence pour projeter des diapositives, puisées dans les archives, qu’Ábalos & Herreros ont utilisées pour leurs recherches, leur enseignement et leurs publications. Geers et Van Severen ont étudié auprès d’Ábalos & Herreros à Madrid à la fin des années 1990 et au début des années 2000. La réplique, qui fait appel à des matériaux qui leur ont été familiers en tant qu’étudiants, a par conséquent ici valeur de conférence silencieuse donnée par leurs anciens professeurs. Bien que l’idée de reconstitution soit de plus en plus présente dans les pratiques artistiques et muséologiques, les exemples touchant à des expositions passées en matière d’architecture sont, fait surprenant, plutôt rares1. La démarche introspective met en lumière le rôle de médiation joué par l’exposition dans l’expression du discours. De plus, la reconstitution de techniques de présentation novatrices permet de réévaluer l’esthétique et l’affect d’origine dans une perspective contemporaine, pratique particulièrement riche d’enseignement en architecture comme discipline spatiale.

Dans Architecture industrielle, la réplique fait écho aux machines de la Biennale; elle est dépourvue des composantes sonores interactives et du caisson lumineux d’origine, et existe en tant qu’apparition silencieuse, fantomatique. L’élément restauré, non accompagné de la documentation de ses référents, existe comme une mémoire partielle, marquant le glissement entre le passé et le présent inhérent à toute organisation d’exposition. Matériel toujours existant et écarts temporels caractérisent la rencontre de Geers et Van Severen avec ce fonds d’archives, et illustrent bien la dimension de recherche empirique qui est au cœur même du projet Sortis du cadre du CCA.

La machine audiovisuelle demeure un exemple puissant de scénographie, et porte en elle de nombreuses leçons pour le monde d’aujourd’hui. Architecture industrielle est une réflexion sur les possibilités performatives de la reconstitution comme amorce de projets et d’expositions d’architecture. Dans l’idéal, c’est un plaisir, comme Ábalos & Herreros l’expliquent pour la Bienniale, « entraînant une redescription complète de la réalité, forçant un dialogue entre souvenirs et idées nouvelles, montrant l’architecture sous l’angle de l’hésitation d’un instant, de l’incertitude, de l’interrogation plutôt que de l’affirmation2.


  1. On trouve de notables exemples architecturaux avec l’opéra en diaporama d’Archigram (1972) et le « Labyrinthe électrique » d’Arata Isozaki (1968), revisités par différentes institutions dans les années 1990 et 2000, ainsi que des expositions comme The International Style: exhibition 15 and the Museum of Modern Art (1992) et Environments and Counter Environments. « Italy: The New Domestic Landscape », MoMA 1972 (2013), tous deux présentés à la galerie d’architecture de Columbia University.  

  2. Iñaki Ábalos et Juan Herreros, « Algunas preocupaciones sobre la technología »/« III Bienal de Arquitectura Española », a+t 9 (1997), 124–125. 

Vue de l’exposition Architecture industrielle : Ábalos & Herreros revue par OFFICE Kersten Geers David Van Severen, 2015. Photo © CCA

Greg Barton a écrit ce texte en tant que stagiaire curatoriaux pour 2014-2015. On trouvera ici un instrument de recherche pour la fonds Ábalos & Herreros.

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