Comment l’architecture est devenue une attitude
Sylvia Lavin présente l’architecture en soi
En 1947, Henry-Russell Hitchcock déclarait que l’architecture ne pouvait plus être évaluée comme étant plus ou moins à jour avec les avancées technologiques – alors que tel avait été le cas au cours des premières décennies du XXe siècle –, parce que la modernisation avait réussi enfin à générer une seule et unique « manière contemporaine de construire ». La consolidation des « conditions fondamentales de l’époque dans leur contrôle de l’architecture », néanmoins, n’allait pas, selon Hitchcock, déboucher sur une uniformité stylistique reflétant ces modes standardisés de production des bâtiments, mais plutôt sur de nouvelles divisions déterminées par les différences dans l’organisation du travail architectural. Reconnaissant ces changements intervenant dans ce qu’il appelait le cadre bureaucratique de la construction plutôt que dans les méthodes de construction elles-mêmes, ainsi que dans la psychologie de l’architecte plutôt que dans la physionomie des bâtiments, Hitchcock prévoyait que les architectes, tout particulièrement ceux pratiquant aux États-Unis, se diviseraient de plus en plus en deux catégories distinctes : un grand groupe de bureaucrates, travailleurs pour l’essentiel anonymes œuvrant collectivement dans une optique conçue pour éliminer toute expression personnelle en faveur de réalisations rapides et un autre groupe, plus petit, de génies s’exprimant en individus créatifs dans une démarche visant à maximiser la manifestation des qualités imaginatives et artistiques. Nulle part dans l’essai Hitchcock n’anticipait les caractéristiques formelles et stylistiques qui domineront le débat architectural d’un avenir sur lequel il spéculait, caractéristiques qui sont demeurées réunies jusque dans les années 1990 par le mot postmodernisme : couleur et décoration, jeux linguistiques faisant appel à l’ironie et au double codage, références historiques et figuratives, renouveaux régionaux et vernaculaires. Mais il décrivait cependant le contexte postmoderniste de leur production.
En l’espace de deux décennies, l’équilibre entre les deux catégories qu’Hitchcock estimait indispensables pour générer une culture architecturale solide et des villes au fonctionnement efficace s’était rompu au profit des bibliothèques, musées, édifices municipaux, bâtiments de prestige et monuments qu’il considérait être du domaine exclusif des génies. Une portion de plus en plus grande du travail architectural se concentrait sur la recherche de la vigueur et de la richesse de l’expression et des formes de signification symbolique dont Hitchcock avait promis qu’elle « élèverait [les bâtiments] au-dessus du monde des commodités pour atteindre celui de l’art1 ». Finalement, même les écoles, le logement et les hôpitaux ont été entraînés dans ce monde. Bien qu’Hitchcock ait averti que cette optique était un pari qui résulterait vraisemblablement en des monuments ratés, mais elle a eu d’autres effets qu’il n’avait pas prévus, y compris l’entrée de l’architecture non seulement dans le monde de l’art, mais aussi dans le marché de l’art, la possibilité qu’une maison de banlieue puisse être conçue comme un monument architectural, l’extension de la démarche architecturale à de nouveaux domaines de recherche et la création d’un réseau d’institutions et de discours historiques, théoriques et critiques centrés presque exclusivement sur « le pouvoir expressif spécial qui ne peut légitimement être conféré que par des architectes de génie travaillant en tant qu’individus ». L’« architecture au-dessus des commodités » s’est traduite par une prolifération d’expressions individuelles fondées sur l’apparence d’hétérogénéité stylistique, précisément dans le but d’identifier et de protéger l’architecte en tant qu’individu, tout en concentrant l’attention critique de telle façon que ce qui était auparavant un sous-ensemble du bâtiment devienne un élément constitutif de l’architecture elle-même. En d’autres mots, Hitchcock n’avait pas prévu, que les conditions de base du travail architectural d’après-guerre finiraient par engendrer le postmodernisme, qui n’était pas un style ou même un ensemble de styles, mais l’effet d’efforts engagés pour protéger l’architecture en soi contre les formes d’organisation sociale, technique et épistémologique incrustées dans les bureaucraties de l’information et qui semblaient la menacer.
Rétrospectivement, il peut sembler inévitable que donner aux architectes le choix entre devenir des bureaucrates ou des génies mènerait èa une profession où chaque architecte aspirerait à être reconnu comme un génie. Toutefois, la limite la plus conséquente du raisonnement d’Hitchcock est le fait qu’il définisse les deux catégories comme stables et en opposition. En fait, son évocation « des monuments publics du régime nazi » sonnait comme un avertissement de ce qu’il pourrait advenir si les catégories se voyaient offrir la possibilité de se recouper et que le collectivisme permettait de surpasser l’individualisme2. Nonobstant son attachement affiché à une stabilité catégorielle, les catégories étaient, dans les faits, de moins en moins étanches, avec des systèmes bureaucratiques sans cesse plus intégrés au travail des génies et à de nouvelles formes d’imagination et d’expression souhaitées par ces mêmes systèmes. D’un côté, l’argument d’Hitchcock conserve sa pertinence en ce qu’il souligne l’importance de reconnaître que l’architecte œuvrait au carrefour entre les complexes militaire, industriel et universitaire, lesquels allaient structurer la société de l’information alors émergente. Les façons de travailler des architectes (et les attentes quant aux résultats) ont graduellement été déstabilisées par ces complexes au point où les premiers intéressés eux-mêmes ont exprimé leur angoisse de voir leur propre identité individuelle mise en jeu, ce qui contribue à expliquer pourquoi ils réagissaient souvent par une réaffirmation compensatoire du contrôle autorial. De l’autre, l’opposition d’Hitchcock et sa valorisation implicite du supérieur par rapport au banal ont également renforcé le culte de l’autonomie et de la paternité qui entoure toujours le postmodernisme et détourne l’attention des conditions réelles de la postmodernisation pour la définition desquelles Hitchcock a tant fait. Aujourd’hui, force est de reconnaître d’une part que le postmodernisme a été le produit des efforts consentis pour défendre l’architecture en soi et, à travers elle, les architectes eux-mêmes de facteurs perçus comme susceptibles de les fragiliser et d’autre part, que la nature du péril supposé était l’impact sur le travail, l’intellection et la créativité des forces de la postmodernisation.
Plutôt que de les opposer ou de les isoler, ce projet s’intéresse aux échanges entre bureaucrates et génies et entre postmodernisation et postmodernisme ayant eu lieu approximativement entre 1965 et 1990. J’utilise le mot « postmodernisme » dans son sens historique en architecture : « postmodernisme » a fait son apparition au milieu des années 1960 pour désigner la critique du modernisme en tant que dogme, mais est au fil du temps devenu une sorte de fourre-tout pour des caractéristiques formelles et stylistiques hétérogènes réunies par la notion que l’œuvre architecturale exprimait l’imaginaire unique d’un unique architecte. Malgré le fait que l’activité perpétuellement récurrente consistant à donner au terme une définition a occupé une bonne partie du débat architectural jusque dans les années 1990, quand divers discours techno-naturalistes ont pris le devant de la scène, la particularité la plus constante du mot postmodernisme n’a pas été sa définition, mais ses effets, qui consistaient à présenter comme irréfutable le fait que la nature fondamentale de l’architecture soit celle d’une forme d’art et d’une discipline indépendante par essence autonome et anhistorique. C’est en raison du succès de cette conversion de l’idée en fait que je soutiens que le postmodernisme a transformé l’architecture en mythe de l’« architecture en soi », un mythe qui perdure aujourd’hui, tant chez celles et ceux qui glorifient encore les figures héroïques engendrées par le mythe que chez ceux qui seraient surpris, voire horrifiés, d’apprendre que leur conviction selon laquelle l’architecture est définie non par des formes de travial, mais par des individus dotés de ce que Thierry de Duve appelait « attitude » est en soi un héritage du postmodernisme1.
Ici, la postmodernisation désigne le « cadre », au sens de l’idée d’Hitchcock, qui a façonné mentalités comme travaux architecturaux, des conditions préalables forcément exclues des discours sur le postmodernisme : technologies émergentes des communications et de l’information, économies relatives à la diffusion et à la valorisation de l’architecture et matériaux à la base des institutions architecturales, des axonométries et des façades de bâtiments. Ces dernières années, il y a eu un véritable foisonnement dans les publications sur l’architecture de la bureaucratie, les réalisations à dimension collective, [ce qu’on comprend], les réseaux institutionnels et certains types de production architecturale au cours de la période qui m’intéresse ici2. Dans une large mesure, cependant, ces études évitent le sujet des figures, concepts et produits de la prédominance postmoderniste, à la fois pour corriger le déséquilibre de l’attention historique portée aux récits de production architecturale centrés sur l’auteur et, plus important, dans un souci de critique par omission. Mon intérêt pour la dynamique entre postmodernisme et postmodernisation me porte à écarter l’exclusion comme méthode historique, de telles exclusions empêchant finalement toute remise en cause des définitions du postmodernisme les plus répandues, des définitions souvent établies par des acteurs historiques de la période encore actifs et promptement remises au goût du jour par un nombre étonnamment élevé de jeunes architectes et universitaires qui abordent le sujet moins avec des questions qu’avec des postulats déjà bien ancrés sur ce qu’a été le postmodernisme. En ce sens, le postmodernisme produit encore plus de postmodernisme et, si l’on met de côté ce phénomène actuel, banalise autant le registre historique qu’il le répète.
-
Dans son analyse de la situation idéologique et historique contemporaine de l’éducation artistique, Thierry de Duve affirme que si certains artistes contemporains conçoivent une attitude critique comme précisément critique du paradigme postmoderne, cela revient en fait au même, « moins de confiance, plus de méfiance ». Voir Thierry de Duve, « When Form Has Become Attitude – And Beyond » dans Stephen Poster et Nicholas de Ville (dir.), The Artist and the Academy: Issues in Fine Art Education and the Wider Cultural Context, Southampton, Angleterre, John Hansard Gallery, 1994, p. 23 à 40. ↩
-
Voir la bibliographie générale ci-après, mais également Michael Kubo, « The Concept of the Architectural Corporation », dans Eva Franch I Gilabert, Amanda Reeser Lawrence, Ana Miljacki et Ashley Schafer (dir.), OfficeUS Agenda, [Zurich : Lars Muller Publishers, 2014,], p. 37 à 48, pour ne citer qu’un exemple traitant spécifiquement et de manière détaillée de l’essai d’Hitchcock. ↩
Pour contrer la mythification persistante du postmodernisme, et aussi l’anonymisation de la production architecturale liée à l’historiographie du « cadre », ce projet propose une histoire étroitement balisée par des descriptions basées sur l’expérience d’exemples concrets d’échange entre postmodernisme et postmodernisation. Ce n’est pas une enquête, ni ne prétend à l’exhaustivité que le terme implique, mais plutôt ce que je souhaite être un échantillonnage significatif d’un point de vue statistique des intersections entre actes non revendiqués d’imagination enchâssés dans le vécu des procédures bureaucratiques et du complexe des outils, règlements et économies qui ont modelé les conditions d’un possible génie, tel qu’on l’appelle. Les exemples particuliers ont parfois été trouvés plutôt que sélectionnés parmi un champ potentiel délimité par quatre éléments principaux. Premièrement, l’accent est mis sur les réalisations ayant pour cadre l’Amérique du Nord ou qui ont vu le jour sous les auspices des États-Unis, non pas parce que cet ensemble incarnait une forme de norme d’action d’un acteur étatique moderne, mais parce que la variété des personnes, institutions et technologies qui y interagissaient offrait un domaine de recherche inhabituellement diversifié ainsi qu’un contexte où se sont formés les mécanismes qui allaient plus tard propulser l’architecture dans une dynamique mondiale. Deuxièmement, certains exemples ont été choisis parce qu’ils permettaient de dégager la définition la plus complète possible des procédures extraordinairement normales qui ont ancré l’« architecture en soi » dans l’univers des choses1. D’ailleurs, au lieu des imposantes charpentes métalliques et constructions en béton produites en série par l’industrie moderne, amplement étudiées, ce sont souvent des choses modestes, mais riches de données, comme les antennes de télévision, les mains courantes, les carnets et autres notes de recherche, éléments généralement négligés par les historiens et conservateurs de l’architecture. Autant que possible, la preuve de ces intersections est présentée directement, dans l’espoir qu’elle servira à nourrir des perspectives supplémentaires et différentes. Troisièmement, d’autres exemples ont été retenus dans le but de donner un éclairage alternatif à des discours d’ordinaire bien rodés : des institutions du savoir malmenant du matériel au point d’en modifier la teneur historique, des architectes et responsables de projets associés à des valeurs d’authenticité et d’équité sociale mettant sciemment la « pédale douce » sur des aspects politiquement sensibles de leur travail, des ordinateurs faisant leur apparition dans des endroits hautement improbables, autant d’anomalies attirant l’attention sur la rétroaction dynamique à l’œuvre dans le lien entre le travail de personnes en particulier et les systèmes impersonnels utilisés pour l’accomplir.
-
Cette phrase est adaptée de la description de Carlo Ginzburgʼs des caractéristiques des objets qui se prêtent à l’analyse microhistorique. Citant Edoardo Grendi, Ginzburg soutient qu’en raison de l’improbable, de l’« exceptionnel normal » et donc de l’anomalie, les objets offrent des formes de documentation potentiellement riches. Voir Carlo Ginzburg, « Microhistory : Deux ou trois choses que j’en sais », trad. John Tedeschi et Anne C. Tedeschi, Critical Inquiry 20, no. 1 (automne 1993) : 10-35. ↩
Enfin, et c’est sans doute le plus important, le projet s’articule autour d’objets récupérés, de fragments architecturaux largués par le début de dégradation des bâtiments postmodernes, de dessins passés inaperçus parce que classés parmi la paperasse et de photographies inédites parce que représentant des lieux sans prestige architectural. Non seulement la découverte fortuite d’objets devenus moins familiers dans le registre historique par l’éloignement de leur « milieu naturel » a-t-elle joué un rôle stratégique en évitant la répétition de récits standardisés, mais leurs caractéristiques assurément matérielles ont elles aussi démenti la conviction encore bien présente que le postmodernisme avait instauré le triomphe inévitable et inéluctable de l’image sur la matière. Ils indiquent plutôt, avec leur matérialité si étrange et obstinée, que si le postmodernisme cherchait à asseoir la certitude incontestable des mythes, la postmodernisation a accouché d’une instabilité de plus en plus grande dans la compréhension de la nature même de l’architecture et de sa finalité. Roland Barthes comparait l’objet postmoderne idéal à Argo, le vaisseau du récit mythologique de Jason et des Argonautes dont chaque pièce usée est remplacée tout au long de sa longue odyssée, jusqu’à ce qu’il ne reste rien du navire d’origine, à part son nom et son image. Les fragments architecturaux font l’inverse, tout comme chaque cannette de bière ou bardeau d’asphalte érode l’autonomie du nom par lequel il est entré dans la sphère architecturale, et attirent l’attention sur les nombreux systèmes matériels et logistiques souvent anonymes mis en œuvre pour leur production. J’ai bon espoir que grâce à cet examen approfondi de la dynamique entre les fantaisies circonscrites du postmodernisme et les exigences croissantes de la postmodernisation, bureaucrates comme génies finiront par redevenir architectes.
Ce texte présente Architecture Itself and Other Postmodernization Effects, publié à l’occasion de L’architecture en soi et autres mythes postmodernistes.