Plan du site du Freeway Park de Seattle

Anna Renken sur une image à plusieurs mains

Alors que l’approche moderniste du paysage interprétait le site comme une table rase délimitée sur laquelle le concepteur peut raffiner une composition échelonnée, le postmodernisme a généralement été associé à des compréhensions plus complexes du site, du processus et de l’utilisation. Selon les idées les plus répandues au sujet du design postmoderne, la collaboration interdisciplinaire avait pour objectif de répondre à divers intérêts et publics, valorisant à la fois le fait de comprendre l’histoire et d’accepter les choses comme elles sont1. L’architecture de paysage a, depuis sa formalisation comme profession, appliqué des approches pragmatiques et expérientielles à des buts tant sociaux qu’environnementaux2. L’ouverture du domaine au postmodernisme a augmenté les occasions d’inclusion dans ce processus, tout en posant de nouveaux défis de communication en cette période de redéfinition des conventions et des paramètres.

La carrière de Lawrence Halprin retrace cette transformation, passant d’un fondement moderniste à une pratique polyvalente positionnée comme contextuelle, participative et intuitive3. Là où ses mentors (y compris Christopher Tunnard et Thomas Church) sont reconnus pour leurs jardins et leurs campus calibrés, Halprin est réputé pour ses explorations soutenues de modèles naturels et d’infrastructures urbaines4. Une étude attentive du matériel de présentation produit dans le cadre de la pratique professionnelle d’Halprin dévoile des calculs méticuleux sous-jacents à ses esquisses gestuelles maintes fois reproduites. Si ces investigations écologiques et logistiques peuvent remonter aux premières thématiques propres à la profession, leur présence au sein d’un même corpus introduit des priorités et des techniques conflictuelles, allant d’une humble observation à une lourde ingénierie. Dans son livre de 1966, Freeways, Halprin décrit cette tension comme une nouvelle forme de sculpture urbaine pour le mouvement; les concepteurs de celle-ci se doivent d’avoir une grande sensibilité non seulement pour la structure, mais aussi pour l’environnement5. Malgré cette insistance, les références à la nature dans l’ouvrage tendent à définir la « verdure » comme périphérique, versent dans la métaphore écologique et privilégient l’expérience humaine6.

La dichotomie entre l’interaction expressive avec le paysage et sa médiation procédurale est particulièrement évidente dans le projet Freeway Park de Halprin (1976). La conception de cet espace public paradoxal a été complexe, tant financièrement que juridiquement, de nombreux acteurs y prenant part à chaque étape. Le plan des années 1950 d’inscrire un segment de douze voies de l’Interstate-5 à travers Seattle, séparant le centre-ville du quartier chic de First Hill à l’est, avait soulevé la controverse7. Alors que les manifestants scandaient « Stop the Ditch » [Pas de tranchée] en 1961, dénonçant la pollution et les problèmes de circulation, des architectes et des organismes locaux (dont le First Hill Improvement Club et la Seattle Arts Commission) ont suggéré de recouvrir l’autoroute d’une surface en béton pour faire place à un parc ou un autre aménagement. La construction de l’I-5 a néanmoins été achevée sans le recouvrement proposé en 19668, l’année même de la publication de Freeways. Consciente de la publication du livre, l’administration municipale de Seattle a invité Halprin à travailler au projet du parc, et, avec Angela Danadjieva comme conceptrice principale, l’agence de celui-ci lance le projet en 1969.

À cette époque, une petite place publique avait été construite le long de l’autoroute et une combinaison de financement municipal, fédéral et de l’État de Washington avait été obtenue : une partie des terrains était propriété publique, et l’espace au-dessus de l’autoroute pouvait être utilisé sans fonds municipaux, grâce aux droits aériens publics gérés par l’État9. Des négociations fructueuses entre la Ville et la R.C. Hedreen Company ont poussé le promoteur privé à déplacer une tour de bureaux de vingt et un étages loin de l’autoroute et à enterrer le stationnement, ménageant de l’espace et de la lumière pour le parc tout en augmentant la valeur de la propriété10.

La conception de Halprin, pensée pour tenir compte de ces circonstances, a souvent été qualifiée de connective tant au niveau conceptuel que spatial. Le parc en diagonale forme un couvercle au-dessus de l’autoroute, avec la Naramore Plaza et la Hedreen’s Park Place déjà aménagées au sud-ouest, ainsi qu’un nouveau stationnement public sous la partie courbe du parc, au nord-est. Des plateformes en béton bordées de conifères ont été construites autour des trois places principales et un canyon spectaculaire a été creusé pour accueillir une chute d’eau11. Cette topographie abstraite répondait aux attentes des divers intervenants en produisant des terrains supplémentaires et en variant son élévation pour même y ajouter un effet de démultiplication. En mettant en scène des vues qui se transforment selon l’échelle, l’agrégation irrégulière semble organique, tout en conservant un haut niveau de contrôle. Ses placettes abritées autonomes ressemblent plus à des pelouses de banlieue qu’à un champ ouvert12.


  1. « Postmodernist », The Cultural Landscape Foundation.  

  2. Charles E. Beveridge, « Frederick Law Olmsted Sr. », Pioneers of American Landscape Design, sous la dir. de Charles A. Birnbaum et Robin Karson, New York, McGraw-Hill Companies, Inc., 2000, National Association for Olmsted Parks.  

  3. Halprin fonde son agence en 1949. Elizabeth K. Meyer, « Lawrence Halprin », TCLF. 

  4. Meyer, « Lawrence Halprin ».  

  5. Lawrence Halprin, Freeways (New York City, Reinhold, 1966), 5.  

  6. En outre, la prise de conscience de la pollution s’est répandue à l’époque, comme le reflètent des publications comme celle de Barry Commoner, The Closing Circle: Nature, Man, and Technology. Reconnaissant les difficultés de communiquer les problèmes environnementaux, Commoner observe une inadéquation entre les cadres conceptuels de la technologie et de la nature : « […] à la différence de l’automobile, l’écosystème ne peut être subdivisé en parties gérables, ses propriétés résidant dans le tout, dans les connexions entre les parties ». Étant donnée la présence de ce niveau d’examen dans le discours public, le traitement des éléments naturels comme étant séparables dans Freeways est surprenant. Barry Commoner, The Closing Circle: Nature, Man, and Technology, New York, Knopf, 1972, p. 187.  

  7. « Seattle Neighborhoods—Past, Present, Future », HistoryLink, 4 janvier 2005.  

  8. Paul Dorpat et Genevieve McCoy, Building Washington: A History of Washington State Public Works, Seattle, WA, Tartu Publications, 1998, p. 94–96.  

  9. Alison B. Hirsch, « The Fate of Lawrence Halprin’s Public Spaces: Three Case Studies  » (thèse de maîtrise, University of Pennsylvania, 2005), 71–75.  

  10. Ibid., 73.  

  11. « Freeway Park », TCLF. 

  12. La nature cellulaire de la conception du parc, bien qu’intentionnelle, limite aussi le potentiel de rassemblement de grandes foules, fait non négligeable à la lumière de la culture de manifestation de cette période tant en faveur de l’environnement que contre le prolongement de l’autoroute sur le site peu de temps avant la planification du parc. 

Lawrence Halprin, plan du site du Seattle Freeway Park, vers 1970-1975. Papier calque blanc avec crayon et marqueur sur impression sépia, 71,12 × 63,8 cm. 014.II.A.271, The Architectural Archives, University of Pennsylvania, don de Lawrence Halprin. Image reproduite avec l’autorisation des Architectural Archives, University of Pennsylvania.

Dans une perspective aérienne montrant le site avant la construction du parc, des voitures bien espacées circulent sur l’autoroute courbe, alors que deux mains pointent vers des vides foncés de chaque côté et deux autres, au-dessus, tiennent des structures qui marquent les limites du futur parc. Ces structures sont définies par des traits pleins, mais les bâtiments au sol, plus pâles, ont été dessinés sur le verso du papier-calque; la construction précise mais informelle du dessin le rend encore plus éloquent. Le parc lui-même est absent de l’image, bien qu’il aurait facilement pu être surligné avec de la couleur; il aurait aussi été possible de dessiner une main faisant glisser la tour pour faire place à une quatrième main qui ajouterait de la végétation. Le dessin signifie plutôt que les mécanismes du projet peuvent être isolés de la conception finale et situe les éléments naturels comme une réflexion après coup. Les efforts de simplification du processus par l’agence révèlent ultimement ses complexités.

L’utilisation de mains génériques trahit un conflit central dans la finalité de l’image, se situant quelque part entre les conventions de la main héroïque dans les photographies de maquettes d’architecture, la main pointée en matière de signalisation et celle qui se répète dans les diagrammes des manuels d’instruction. Dans de telles illustrations, la présence d’une main seule communique en général une information de base, contrairement aux multiples exemples et actions indépendantes évoqués dans le cas qui nous intéresse. On peut voir les quatre mains comme des représentations de différents intervenants – les deux mains pointées pour les architectes et groupes publics ayant identifié des occasions favorables pour le projet, et celles qui tiennent les objets pour les intérêts privés et étatiques dans le projet –, mais les objectifs alignés et divergents en jeu sapent la clarté de cette interprétation. De plus, le rendement didactique d’un genre de perspective éclatée (déjà moins lisible qu’une axonométrie, et éloignée des points d’observation des piétons et des automobilistes) ne fait que semer la confusion dans un site circulatoire à la coupe complexe. Ces tactiques graphiques, ajoutées au rendu imparfait des traits de contour, font que l’image ressemble à une tentative insincère d’évoquer un engagement tactile et d’insister sur l’accessibilité conceptuelle.

Un genre de faux compromis apparaît à travers ces manœuvres, suggérant que l’architecture de paysage de l’époque fonctionnait de façon très différente de ce que l’on comprend communément. Dans une entrevue de 2003, Halprin s’est décrit comme un « praticien généraliste », ajoutant « Je ne voudrais pas être un concepteur d’autoroutes ou un spécialiste de ce que nous faisons, parce que ce serait, selon moi, restrictif1 ». Plutôt que de faciliter la connexion, Freeway Park témoigne de la capacité de la discipline à gérer les conflits. Les mains ne travaillent pas vraiment ensemble, pas plus qu’elles ne jouent uniquement avec les variables préexistantes du site. Si les quatre mains mettent en scène un ajustement de composantes pour former un nouveau tout, elles distraient du geste principal du projet, qui est de produire un territoire supplémentaire, plus fragmenté2. Plutôt que de concilier les intérêts privés et publics avec des intentions sociales ou environnementales, le projet étend et réorganise sa trame pour servir chacun séparément. À sa façon, cette stratégie est peut-être tout aussi utopique que ses précédents modernistes. Plutôt que de préserver ou restaurer des ressources naturelles, elle imagine les découvrir ou les reconstituer, ou encore les créer à partir de rien.


  1. Lawrence Halprin, Lawrence Halprin Oral History, entrevue par Charles A. Birnbaum et Tom Fox, Pioneers of American Landscape Design, TCLF (mars 2003, decembre 2008), p. 32–33. 

  2. Un dessin connexe dans le fonds d’archives montre deux mains tenant un objet unique qui incorpore la piazza, la Park Place, le stationnement public et la zone qui relie le tout, comme dans une maquette d’emplacement traditionnelle. Des traits en pointillés relient cet objet au sol, où le parc a été indiqué par des surfaces texturées et des rangées d’arbres. Lawrence Halprin Collection, Architectural Archives, University of Pennsylvania School of Design, 014.II.A.261, Seattle Freeway Park. 

1
1

Inscrivez-vous pour recevoir de nos nouvelles

Courriel
Prénom
Nom
En vous abonnant, vous acceptez de recevoir notre infolettre et communications au sujet des activités du CCA. Vous pouvez vous désabonner en tout temps. Pour plus d’information, consultez notre politique de confidentialité ou contactez-nous.

Merci. Vous êtes maintenant abonné. Vous recevrez bientôt nos courriels.

Pour le moment, notre système n’est pas capable de mettre à jour vos préférences. Veuillez réessayer plus tard.

Vous êtes déjà inscrit avec cette adresse électronique. Si vous souhaitez vous inscrire avec une autre adresse, merci de réessayer.

Cete adresse courriel a été définitivement supprimée de notre base de données. Si vous souhaitez vous réabonner avec cette adresse courriel, veuillez contactez-nous

Veuillez, s'il vous plaît, remplir le formulaire ci-dessous pour acheter:
[Title of the book, authors]
ISBN: [ISBN of the book]
Prix [Price of book]

Prénom
Nom de famille
Adresse (ligne 1)
Adresse (ligne 2) (optionnel)
Code postal
Ville
Pays
Province / État
Courriel
Téléphone (jour) (optionnel)
Notes

Merci d'avoir passé une commande. Nous vous contacterons sous peu.

Nous ne sommes pas en mesure de traiter votre demande pour le moment. Veuillez réessayer plus tard.

Classeur ()

Votre classeur est vide.

Adresse électronique:
Sujet:
Notes:
Veuillez remplir ce formulaire pour faire une demande de consultation. Une copie de cette liste vous sera également transmise.

Vos informations
Prénom:
Nom de famille:
Adresse électronique:
Numéro de téléphone:
Notes (optionnel):
Nous vous contacterons pour convenir d’un rendez-vous. Veuillez noter que des délais pour les rendez-vous sont à prévoir selon le type de matériel que vous souhaitez consulter, soit :"
  • — au moins 2 semaines pour les sources primaires (dessins et estampes, photographies, documents d’archives, etc.)
  • — au moins 48 heures pour les sources secondaires (livres, périodiques, dossiers documentaires, etc.)
...