Un modèle pour la Falk House (House II)
Sarah Hearne sur une photo mal étiquetée
Quelque part entre le printemps 1972 et l’automne 1973, Randall Korman, alors assistant à l’agence de Peter Eisenman, a loué un Piper PA-28 « Cherokee » à l’aéroport de White Plains, dans le nord de l’État de New York, et s’est envolé vers Hardwick, au Vermont. Là, mettant à profit ses aptitudes de pilotage qu’il avait acquises pendant son service militaire, et, muni d’un appareil Konica SLR équipé d’un téléobjectif, il a pris des photographies aériennes de la House II d’Eisenman récemment achevée1. L’idée de cette expédition venait d’Eisenman lui-même, la photographie ayant en quelque sorte valeur de démonstration : un test comparatif du bâtiment réalisé par rapport à son concept. La pellicule qui en a résulté saisit la maison sous un angle qui, initialement porteur de l’objectivité de la surveillance, est rapidement devenu une métaphore représentative de l’époque postmoderne. Chaque instantané a nécessité des va-et-vient entre les commandes de l’avion et celles de l’appareil photo. Korman a fait faire à son aéronef des virages sur l’aile et devait lâcher les commandes pour prendre des clichés, avant de reprendre le contrôle de l’avion et de refaire une boucle pour prendre une autre photo. On pouvait entendre le bourdonnement du moteur de l’appareil depuis le sol, suffisamment fort pour attirer le fils du client à la fenêtre; celui-ci a d’ailleurs été immortalisé dans les clichés, une silhouette, petite, mais bien visible, pressée contre la vitre.
Dans une entrevue réalisée neuf ans plus tard, Peter Eisenman a déclaré : « House II a été construite comme une maquette (souvent, lorsqu’une photographie de House II est reproduite dans une revue, elle est intitulée à tort “photographie de maquette”)2 ». Cette affirmation mérite d’être revisitée à la lumière d’une reproduction mécanique de la collection du Centre Canadien d’Architecture, cataloguée comme « vue d’une maquette », même si, à l’instar de la photographie décrite par Eisenman lors de l’entrevue, celle-ci constitue en fait une vue aérienne de la House II finalisée. Cette confusion systématique (l’identification de ces clichés comme des instantanés de maquette) révèle en fait une mobilisation inédite de moyens – avions, appareils photo, aérographes et collaborateurs anonymes, sans oublier les conventions médiatiques –, exigée par Eisenman en vue de fabriquer une image convaincante et de la diffuser sous un intitulé inventé. Ce sont, néanmoins, ces interventions mêmes et leur occultation délibérée qui placent cette photographie au cœur de la question plus large de la culture de l’image caractérisant le postmodernisme, où les effets de la reproduction sont amplifiés et où les systèmes de communication – y compris les formats médiatiques par lesquels ces images sont dupliquées et distribuées – sont manipulés à des fins critiques.
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La description de l’événement est basée sur des entrevues téléphoniques et des échanges de courriel entre Randall Korman et l’auteure en 2018. ↩
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Peter Eisenman, cité dans une entrevue avec David Shapiro et Lindsay Stamm : « A Poetics of the Model: Eisenman’s Doubt », dans Idea as Model, Kenneth Frampton et Silvia Kolbowski (dir.), New York, Rizzoli, 1981, p. 121. ↩
Dans ce contexte « reprographique », les reproductions mécaniques (couches de « copies » collées aux fins de fabrication de plaque offset et d’impression) constituaient les sites principaux du projet architectural et sortaient rarement de l’atelier de l’imprimeur, voire jamais1. Comme pour tous les exemples de reproductions mécaniques, la « vue de maquette » donne à voir toutes les étapes des interventions et de la communication qui seront rendues invisibles dans l’image publiée. Dans ce cas, la reproduction mécanique témoigne d’un passage de la dimension géographique à celle de la minutieuse postproduction, où un retoucheur recourt à divers processus matériels qui, ensemble, finissent par abstraire la maison de son contexte, de son échelle et de sa matérialité. Le personnage de l’enfant curieux à la fenêtre est gommé, ainsi que les signes de vieillissement dus aux intempéries sur le toit et la façade de la résidence. Des couches de décolorant, de gouache blanche et de graphite, tout autant de composés courants utilisés pour le virage photographique, ont vraisemblablement été appliquées à plusieurs des surfaces du bâtiment. Amplifiant les effets du papier blanc lustré, ce procédé donne l’impression que la maison est construite en carton. Le paysage étant par ailleurs estompé par l’application d’une fine couche de peinture grise à l’aérographe, la maison semble flotter toute seule, comme posée sur un bureau en mélamine. Enfin, l’intervention graphique la plus flagrante a consisté à porter l’ombre de la résidence sur l’arrière-plan ménagé par les procédés précédents, ses contours tracés sur la surface de l’épreuve plutôt que sur la topographie du paysage effacé. Celle-ci a été dessinée à main levée, avec des délimitations estompées, sa géométrie rappelant l’art controversé de la sciographie, dans lequel le dessin des ombres, que ce soit de mémoire et par l’observation, ou résultant de calculs rigoureux, reflétait en fait une fracture plus fondamentale entre l’artifice et l’interprétation2.
Finalement, toutes ces interventions visaient à être des effacements imperceptibles. L’acte de rendre invisible toute trace d’un processus de production s’est avéré ainsi nécessaire pour soutenir le propos de l’architecture conceptuelle selon Eisenman, où les bâtiments sont seulement accessoires au processus architectural, et non l’aboutissement de celui-ci. Il ne s’agit pas d’une architecture axée sur la visite de sites, mais plutôt d’un art dont les effets sont mieux exprimés par les seules images reproduites – inscrites à l’encre dans des publications ou encore, projetées sur des murs lors de conférences. Cette photographie aérienne a fait sa première apparition dans l’ouvrage House of Cards d’Eisenman, formellement organisé en chapitres intitulés selon les étapes établies de la conception architecturale, de l’esquisse à la photographie du bâtiment; une structure qui a rendu facile l’erreur de légende consistant à classer la photographie aérienne retouchée parmi les photographies de maquettes3. Ce choix d’agencement du livre est plutôt curieux, notamment si l’on considère l’intérêt manifesté très tôt par Eisenman pour un processus conceptuel qui à la fois réduit l’attention portée au bâtiment en tant que tel et multiplie le nombre de documents destinés à la publication, tout en se posant comme une remise en cause des étapes mêmes de la conception architecturale qu’il documente. De même, les interventions autour de la reproduction mécanique intervertissent les conventions de la photographie documentaire centrées sur le bâtiment « terminé » et construit, pour celles de la photographie de maquette, communément admise comme plus proche d’une phase initiale de conception.
Ces activités ont été menées à un moment où s’amplifiait l’engouement pour les maquettes et les dessins d’architecture, en tant que documents de recherche pour les historiens de l’architecture, ou en tant qu’œuvres originales convoitées par les collectionneurs, dans un contexte où les galeries et les architectes cherchaient à augmenter leurs parts du marché de l’art4. Cette nouvelle appréciation s’est traduite en partie par un intérêt accru pour la nomenclature des types de dessin, les normes de catalogage cherchant à situer la place du dessin dans le processus plus global de conception architecturale5. Nombreux sont ceux qui ont défendu l’idée de la prééminence du dessin, censé traduire la « réflexion originelle » de l’architecte, renforçant ainsi l’autorité depuis longtemps établie de l’esquisse, du fait de l’immédiateté de celle-ci. Bien que ces tentatives pour bonifier la valeur de ces œuvres originales puissent sembler contraires à l’adoption par Eisenman d’un processus conceptuel « transformationnel » plutôt que guidé par une intention de l’auteur, cette reproduction mécanique atteste en fait d’un attachement persistant de ce dernier pour un original obtenu, en fait, par des moyens détournés.
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La préparation de la reproduction mécanique s’insère dans le cycle de production entre le travail créatif de l’essai graphique et de sa mise en page, et l’étape de reproduction, avec la fabrication de plaque offset et l’impression. Pour en savoir plus sur les reproductions mécaniques et leur préparation, voir : Bernard Stone et Arthur Eckstein, Preparing Art for Printing, New York, Van Nostrand Reinhold Company, 1965. ↩
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L’intérêt pour la sciographie est réapparu dans différents écrits consacrés à l’histoire du dessin et de la représentation. Voir par exemple : Robin Evans, « La projection », dans L’architecture et son image. Quatre siècles de représentation architecturale. Œuvres tirées des collections du Centre Canadien d’Architecture, Eve Blau et Edward Kaufman (dir.), Montréal, Centre Canadien d’Architecture, 1989, p. 27–28. ↩
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Si l’on en croit la préface d’Eisenman, la genèse du livre commença à son agence à peu près au même moment que la virée aérienne de Korman, quelque treize ans avant sa publication en 1987. ↩
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La valeur attribuée aux dessins a souffert d’une méconnaissance qui se reflétait dans les inexactitudes du catalogage institutionnel. Les efforts déployés par des personnalités comme Margaret Richardson au Royal Institute of British Architects traduisent une tentative de stabilisation de la terminologie des étapes conceptuelles, ou de ce qu’elle appelle « étapes de réalisation », soulignant la valeur des esquisses premières emblématiques et déplorant les pratiques « regrettables » des modifications de dessin, du calquage et du contournement, qui instaurent une distance avec le moment originel, en faveur d’une reproductibilité aux fins de publication. Margaret Richardson, « Architectural Drawings: Problems of Status and Value », Oxford Art Journal, vol. 5, no 2 (1er janvier 1983), p. 13-21. ↩
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En 1973, Paul Rudolph écrivit une introduction à un recueil de dessins d’architecture, dans laquelle on pouvait lire : « Le processus ancestral n’a guère changé. L’idée, transmise à l’esquisse, souvent agrémentée de maquettes, est développée en un rendu, qui à son tour se traduit en dessins de travail. Ceux-ci évoluent pour donner un bâtiment, qui est un des éléments de base de l’urbanisme ». Bizarrement, quatre ans plus tard, le même livre fut réimprimé avec un titre modifié, passant de Drawings by American Architects à Presentation Drawings by American Architects. Cet ajout signifie que la limpidité simple et intemporelle des étapes conceptuelles n’était peut-être pas aussi évidente que le suggérait initialement Rudolph. Paul Rudolph, « Foreward », dans Alfred M. Kemper, Drawings by American Architects, New York, Wiley-Interscience, 1973, p. i–ii. ↩
Ce texte figure dans Architecture Itself and Other Postmodernization Effects.