Ligne de fuite

Kitty Scott offre une relecture de la collection Gordon Matta-Clark

Quand j’ai décidé d’axer Ligne de fuite sur les photographies de voyage de Gordon Matta-Clark, je n’avais jamais vu la documentation auparavant. Aussi mon entrée dans ces archives a-t-elle été plutôt froide, pour ainsi dire. La première fois que je suis venue voir les photographies, les boîtes et les classeurs étaient étalés sur une table dans la salle d’étude, et il y avait une grande quantité de matériel. J’ai été immédiatement submergée par cette expérience. La collection d’images analogiques, très variée, comprend des diapositives, des acétates, des négatifs et des épreuves; mais à part les épreuves, il était difficile de voir quoi que ce soit en détail. J’ai commencé par regarder les images très en surface, en quelque sorte. Peu à peu, mon regard s’est ajusté, mais cela m’a pris un certain temps. Le CCA s’est mis à numériser des feuilles entières de diapos et de négatifs, et c’est alors que j’ai pu commencer réellement à examiner les images, en les agrandissant sur l’écran. J’ai découvert qu’on peut passer des heures à faire des recherches sur une seule image. L’exposition consiste en une sélection d’environ 400 images (une fraction de la collection complète) projetées à une échelle telle que j’ai l’impression de les voir pour la première fois. Bien sûr, je les ai regardées longuement, mais j’en sais certainement plus à leur sujet maintenant qu’au début, lorsque j’en avais sélectionné quelques-unes. Il est intéressant de voir ces images avec les yeux de Matta-Clark, à partir de son appareil photo, et le fait d’agrandir ses photographies suffisamment pour créer une expérience immersive donne cette possibilité.

Matta-Clark a reçu une éducation cosmopolite – habitant tour à tour New York, le Chili, Paris – et un double héritage sud-américain et américain, ce qui l’a conduit à porter sur le monde un regard particulier. En fouillant dans une boîte, j’ai trouvé par hasard son passeport, document témoin de son identité qui lui avait conféré le privilège de voyager. L’époque était différente, bien sûr, mais Matta-Clark comptait néanmoins parmi les privilégiés pouvant se déplacer assez librement partout dans le monde. Le concept d’artiste entreprenant souvent des voyages internationaux était nouveau à l’époque. Dans les années 1970, le prix des billets d’avion ayant baissé, les voyages sont devenus plus accessibles, et Matta-Clark s’est déplacé en peu de temps vers des destinations très diverses. Les images présentées dans cette exposition ont été prises sur une période de sept ans, de 1971 à 1978, au cours de plusieurs voyages en Amérique du Nord, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, ainsi qu’en Europe de l’Ouest. Il s’agit surtout de voyages d’agrément, mais certains avaient parfois un projet pour motif. Cependant, je n’ai pas fait de distinction entre ces types de voyage car je doute de l’utilité d’un tel exercice. Il y a un bel ensemble de diapositives prises par Matta-Clark à Paris, dans lequel il ne fait que prendre des photos de l’aile de l’avion vue depuis le hublot, au fur et à mesure que la lumière change. D’une certaine façon, ce sont des images typiques de touriste, mais ce sont aussi les clichés de quelqu’un qui observe le monde d’une façon très particulière.

Au début de ma recherche, je m’intéressais uniquement aux diapos et je voulais les numériser et les montrer toutes, mais j’ai commencé à me demander comment savoir si Matta-Clark voulait vraiment prendre des diapos si souvent. À l’époque, les pellicules pour photos et pour diapos étaient vendues dans les pharmacies et les petits magasins. On pouvait se présenter pour acheter de la pellicule photo mais ne trouver que de la pellicule pour diapos, ou à l’inverse, on pouvait vouloir de la pellicule pour diapos et ne trouver que de la pellicule photo, ou du noir et blanc, ou de la couleur. Je suis convaincue que la diversité des techniques utilisées par Matta-Clark n’est que l’effet du hasard. Ce qui est intéressant dans les diapos en particulier, c’est qu’elles comportent une date, une année et un numéro qui révèlent dans quelle séquence les photos ont été prises, et quand elles ont été prises ou développées. En pensant au concept de cette exposition, il est devenu clair que plutôt que de choisir une ou deux diapos, je voudrais peut-être sélectionner une feuille entière ou un rouleau entier de pellicule, afin d’examiner comment Matta-Clark prenait ses photos – de le suivre d’un endroit à l’autre au fil de ses voyages. En observant une feuille de diapos, on a l’impression qu’il croise quelque chose qui captive son regard et qu’il le saisit de différents points de vue, ce qui s’apparente à la façon dont un architecte prend des notes pour documenter un site. Matta-Clark n’arrive pas simplement quelque part, il se déplace autour du lieu et trouve ses images. Ainsi, dans une certaine mesure, je considère ses séries de diapos comme des notes d’artiste.

J’ai aussi trouvé des photographies de Matta-Clark prises par d’autres personnes, images vues par ceux qui le regardaient pendant qu’il voyageait ou plongeait dans un lieu autre que New York. Sur un cliché, pris probablement au Pérou, il est devant un vendeur de rue, son petit sac à l’épaule, tenant en main son appareil photo à pellicule. Sur une autre photo, sans doute associée à une série de diapos prises pendant qu’il grimpait le volcan Pacaya, au Guatemala, il est allongé sur le sable, torse nu, chaussé de bottes de suède. Et dans une autre séquence d’images, il se prélasse dans une piscine de Los Angeles, entouré de fleurs. En regardant ces photos, j’ai perçu un être aux facettes multiples : l’artiste, mais aussi l’amoureux, l’ami et l’explorateur.

Gordon Matta-Clark à Sag Harbor, New York, 1976-1977.

Tandis que j’étudiais les centaines de photos prises par Matta-Clark, j’ai commencé à dégager un schéma des choses sur lesquelles il a choisi de se concentrer. Ainsi, lorsqu’il se rend au Machu Picchu, il examine attentivement, avec ardeur même, un mur de pierres soigneusement numérotées. Dans la ville de Guatemala, il observe une fiesta qui avance dans la rue, une procession religieuse très colorée avec ses nombreuses croix et images de la Vierge Marie. Dans divers marchés, il étudie les gens au travail, ainsi que les nourritures et les viandes d’animaux qu’on prépare, cuit, consomme ou vend. J’ai alors commencé à penser que Matta-Clark n’observait pas le monde comme un simple touriste et artiste, mais comme un ethnographe intéressé par la vie de rue et la collectivité, ou même comme un chorégraphe notant les activités et rituels urbains et le mouvement des corps, ou possiblement comme un archéologue étudiant et cataloguant des ruines.

Il est facile de constater le grand intérêt que porte Matta-Clark aux expériences culturelles assez différentes de la sienne. Même s’il est très engagé dans l’une des plus importantes cultures vivantes et productions artistiques de son temps aux États-Unis et en Europe de l’Ouest, il est aussi quelqu’un qui s’arrête pour prendre une photo, par exemple d’une petite fille tirant son cochon dans les rues, sans doute quelque part au Chili. Il observe la situation socio-économique de base, incarnée ici par la relation de l’être humain à l’animal, se demandant peut-être si ce porc est un animal domestique, s’il va être vendu au marché ou s’il a été acheté au marché. Il observe aussi les gens dans la ville vaquant à leurs occupations quotidiennes. En Haïti, il prend toute une série de photos de gens transportant des choses, comme des groupes de femmes et de filles avec de grands paniers sur la tête, ou un individu qui porte une chaise de telle façon que son corps et la chaise ne font qu’un. Ces sujets presque banals reviennent dans ses photos. Il semble ainsi avoir été fasciné par la quotidienneté, mais une quotidienneté différente de celle qu’il connaît à New York.

Quand j’ai réfléchi à la façon dont Matta-Clark travaillait – que chaque fois qu’il visitait une ville, il cherchait des chantiers à transformer – j’ai commencé à regarder ses photos sous une lumière particulière. Ainsi, dans une image en noir et blanc du Machu Picchu, il capte le paysage, les nuages et l’horizon dans l’embrasure d’une porte. On constate alors que cette façon de découper, de regarder à travers l’espace, d’encadrer une autre sphère spatiale – fondement de ses transformations de la construction – est un point de vue réitéré dans ses photographies. Dans un ensemble d’acétates en couleurs prises pendant qu’il déambulait dans la campagne près de Gênes, il contemple les ruines, sans doute romaines, et dans une magnifique séquence, il trouve un fragment de mur percé d’un trou rond et photographie à travers ce trou le paysage derrière. Dans un second cliché, la vue à travers ce trou se modifie et montre une église au loin. Dans une autre série de diapos en couleurs prises à Chichén Itzá, il regarde d’en bas un rocher percé d’un trou, puis il s’approche du trou par un passage intérieur de façon à montrer la lumière qui y pénètre, et saisit à travers ce trou un temple dressé dans le lointain, au-dessus de la cime des arbres.

Des photographies de ruines prises par Gordon Matta-Clark lors d’un voyage près de Gênes en 1976.

Entre les voyages de Matta-Clark et son travail, une autre corrélation se dégage, soit l’intérêt qu’il porte aux ruines à la fois anciennes et contemporaines, et l’influence que celles-ci peuvent avoir exercée sur le type d’emplacements choisis par l’artiste pour ses projets en milieu urbain. Il existe une importante série de négatifs d’un voyage à Miami, surtout des images d’un immeuble résidentiel en ruine, peut-être abandonné par des promoteurs spéculateurs ou endommagé par des ouragans. Matta-Clark explore le bâtiment de bas en haut, photographiant la structure nue, les débris et les traces de papier peint, ainsi que les mauvaises herbes poussant à travers les fenêtres. L’autre ruine contemporaine qui manifestement le fascine est celle d’une voie rapide à Los Angeles, détruite par un tremblement de terre. Il produit une feuille entière de diapos de sa superstructure, de la voie craquant et s’effondrant le long d’une falaise, et il semble l’examiner comme il observe les sites archéologiques qu’il visite. Ces photographies côtoient dans la collection celles de civilisations anciennes, tels les Incas ou les Mayas. En Arizona, Matta-Clark visite le Canyon de Chelly où ont vécu les peuples Pueblo, Mopi et Navajo pendant plus de 4 000 ans, récoltant des légumes et de la nourriture au fond du canyon. Au cours du même voyage, en 1976, il visite le Chaco Canyon, au Nouveau-Mexique, et capte l’intense jeu d’ombres et de lumières créé par des ouvertures pratiquées dans de hauts murs de pierre et projeté dans des citernes circulaires – images qui rappellent Day’s End, tourné l’année précédente.

Une photographie d’une cimetière prise par Gordon Matta-Clark lors d’un voyage au Chili, au Pérou et en Équateur en 1971.

De nombreux autres intérêts émergent lorsqu’on étudie l’ensemble des photographies de Matta-Clark, mais je n’en citerai que quelques-uns. À peu près partout où il voyage, il semble s’arrêter dans un cimetière. Peut-être croise-t-il ces lieux par hasard, ou peut-être les recherche-t-il. Les architectes s’intéressent souvent aux cimetières, car ces derniers offrent des images en miroir de la ville et sont toujours des lieux d’habitation humaine. Matta-Clark semble aussi photographier des animaux partout où il va. Dans le sud du Guatemala, sans doute près de Santiago Atitlán, il prend d’innombrables photos de porcs laineux, de chèvres, de vaches et d’ânes dans un endroit qui semble être un marché de bétail. Au Machu Picchu, il photographie un lama comme si ce dernier posait pour la photo. L’image est humoristique, car l’animal semble être le reflet de Matta-Clark, profitant lui aussi de tout ce que peut offrir le lieu. Mais l’artiste photographie aussi des animaux qu’on prépare pour l’alimentation humaine – un ensemble particulier d’images prises en 1971 montre des porcs écorchés et des rangées de viande dans un marché sud-américain, qui sont peut-être à l’origine du Matta Bones de 1972. Matta-Clark photographie aussi souvent des modes de transport et les vues qu’il a lorsqu’il voyage en avion, en train, en auto, en camion ou en autocar, conférant un sentiment de temporalité à ces images et au cadre de la fenêtre situé juste en dehors du cadre de la lentille de l’appareil photo. Parfois, il privilégie la vue par la fenêtre, comme dans une série de clichés, pris d’un tap-tap (taxi collectif) à Port-au-Prince en 1972, qui montrent des éclats de vie urbaine bourdonnante – je me demande si ces images ont inspiré le film City Slivers, réalisé plusieurs années plus tard.

Exposer les photos de Matta-Clark rend visible la sorte de lentille à travers laquelle celui-ci observait ce qui se passait autour de lui et révèle aussi la diversité des références qui ont pu inspirer ses projets. Une telle exposition témoigne également de son élan apparemment perpétuel d’explorer le monde pour voir autre chose, ce qui suggère qu’il cherchait à échapper à sa propre existence à New York. Matta-Clark appartenait à une génération émergente d’artistes qui, comme lui, ont cherché à fuir les institutions – je pense à Walter de Maria et à son oeuvre intitulée The Lightning Field, produite au Nouveau-Mexique en 1977, ou à Michael Heizer et à sa pièce Double Negative (Nevada, 1969), ou encore à Robert Smithson qui réalise en 1969 Spiral Jetty dans le désert de l’Utah et présente en 1972 sa conférence « Hotel Palenque ». Contrairement à ces exemples, les photographies de voyage de Matta-Clark sont selon moi des documents et non des œuvres d’art, mais malgré tout, une même tendance sous-tend ses images : l’intuition de travailler dans des espaces qui vont au-delà de ceux qu’il connaît et des limites de l’institution. Ce qui importe, à mon sens, dans le processus d’élaboration de cette exposition, c’est l’expérience de fouiller dans des archives, de voir ce qui se produit lorsqu’on examine en profondeur une masse de documents sans schéma préconçu. J’ai laissé les images me guider, et ce projet avant tout visuel a ouvert un espace qui laisse parler les archives.

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