Un mouvement de translation

Esra Akcan sur l'échange multidirectionnel dans l'architecture moderne irakienne

Lorsque l’Irak s’est constitué en tant que pays sous mandat britannique après la Première Guerre mondiale et la dissolution de l’Empire ottoman, la modernisation ottomane de la fin du XIXe siècle avait déjà laissé une empreinte durable dans les villes de l’empire. Le pouvoir officiel a eu recours à des stratégies architecturales similaires à celles appliquées dans d’autres villes coloniales britanniques et a employé du personnel qui avait précédemment participé lors de la colonisation en Inde1. Après que l’accord de 1951 entre le gouvernement irakien et le siège britannique de l’Iraq Petroleum Company (jusqu’en 1929, la Turkish Petroleum Company) ait eu pour effet de diminuer les bénéfices pétroliers britanniques et d’augmenter les revenus locaux, l’architecture a connu un mouvement de translation, bien différent de ce qui se passait sous le mandat du fait que les architectes étaient invités par une nouvelle élite irakienne et le gouvernement irakien. Bagdad est ainsi devenue un centre international d’urbanisme lorsque l’Iraq Development Board, fondé en 1950, a invité une série d’architectes, notamment Constantinos A. Doxiadis, Walter Gropius, Le Corbusier, Frank Lloyd Wright, Josep Lluís Sert et Gio Ponti, à construire une Bagdad moderne aux côtés de designers locaux tels que Hisham Munir, Rifat Chadirji, Qahtan Awni et Qahtan Madfai2.

Selon une lecture courante de la modernisation irakienne, presque tous les projets confiés à des architectes d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord dans les années 1950 auraient été abandonnés après la révolution républicaine du 14 juillet 1958 qui a mis fin à la monarchie du roi Faisal et placé Abdul Karim Qasim à la tête d’un Irak souverain. Les documents d’archives du CCA concernant l’Université de Bagdad et le Gymnase de Bagdad mettent à mal cette conclusion.


  1. Pour plus de détails, voir Esra Akcan, « Democracy and War : University of Baghdad between Collaboration and National Competition », dans Architecture against Democracy : Aesthetics, Nationalism, and Power, dir. Reinhold Martin et Claire Zimmerman (à paraître). Pour en savoir plus sur le mandat britannique et l’architecture à Bagdad, voir Khalid Sultani, « Architecture in Iraq between the Two World Wars, 1920-1940 », Ur : International Magazine of Arab Culture 2-3 (1982) : 92-105; et Mark Crinson, Modern Architecture and the End of Empire, Ashgate Publishing Company, Burlington, 2003.  

  2. Sur l’architecture de Bagdad durant cette période, voir Ihsan Fethi, « Contemporary Architecture in Baghdad: Its Roots and Transition », dans « Medinat al Salaam: Baghdad 1979–83 », dir. Sohiko Yamada, numéro spécial, Process Architecture 58 (1985) : 112–132; Hoshiar Nooraddin, « Globalization and the Search for Modern Local Architecture: Learning from Baghdad », dans Planning Middle Eastern Cities: An Urban Kaleidoscope in a Globalizing World, dir. Yasser Elsheshtawy, Routledge, Londres, 2004, 59–84; Pedro Azara, dir., City of Mirages: Baghdad, from Wright to Venturi, Universitat Politècnica de Catalunya, Barcelone, 2008); Magnus T. Bernhardsson, « Faith in the Future: Nostalgic Nationalism and 1950s Baghdad », History Compass 9/10 (Octobre 2011) : 802–817; Lydia Harrington, « Architecture and Nation-Building in Mid-20th Century Urban Turkey and Iraq » (mémoire de maîtrise, University of Washington, 2014); Caecilia Pieri, Baghdad: La construction d’une capitale moderne (1914–1960) (Beyrouth: Damas, 2015); et Ridha Al Chalabi, موسوعة العمارة العراقية [Encyclopédie de l’architecture irakienne], 3 vol. (Ridha Al Chalabi, Baghdad, 2018). 

En 1954, Ellen et Nizar Jawdat, étudiants en architecture à l’Université Harvard, ont convaincu le père de Nizar, l’ambassadeur irakien à Washington Ali Jawdat Al-Aiyubi, d’inviter leur professeur, Walter Gropius, à prendre en charge la planification de l’University of Baghdad. La conception architecturale, la politique éducative et la mise en œuvre partielle de l’université furent le fruit d’une collaboration internationale entre Gropius, son cabinet d’architectes TAC (The Architects Collaborative) basé à Boston, une importante équipe de professeurs et d’experts de Harvard University ainsi que l’architecte et enseignant Hisham Munir, non crédité à ce jour. L’université a fait l’objet de trois propositions élaborées entre 1954 et 1981, et le projet a traversé trois régimes politiques et a connu six souverains1. Ellen Jawdat a continué sa correspondance avec les architectes tout au long du processus.

Un rare portfolio de la collection du CCA contient l’ensemble des dessins, des rendus et des détails de construction de la deuxième proposition, datant de 1960, qui est très proche du projet construit2. Ce plan a été préparé après une réunion tumultueuse entre l’équipe d’architectes et Qasim; devenu le nouveau dirigeant après la révolution de 1958, ce dernier a demandé quelques ajustements de conception très visibles, propres à incarner le changement de régime. En complétant ce dossier à l’aide de documents issus d’autres archives, nous pouvons retracer avec précision le processus de conception et observer la collaboration qui a transformé le complexe immobilier et suscité des actes de translation tournés vers l’appropriation mais aussi vers l’aliénation3.


  1. Le projet a été publié dans Casabella 242 (août 1960). Pour des comptes rendus savants sur la conception de l’Université de Bagdad, voir Gwendolyn Wright, « Global Ambition and Local Knowledge », dans Modernism and the Middle East: Architecture and Politics in the Twentieth Century, dir. Sandy Isenstadt et Kishwar Rizvi, University of Washington Press, Seattle, 2008, 221–254; Mina Marefat, « The Universal University: How Bauhaus Came to Baghdad », dans Azara, City of Mirages, 157–166; Fiona MacCarthy, Gropius: The Man Who Built Bauhaus, Belknap Press, Cambridge, MA, 2019; et Michael Kubo, « ‘Companies of Scholars’: The Architects Collaborative, Walter Gropius and the Politics of Expertise at the University of Baghdad » dans Dust and Data: Traces of the Bauhaus across 100 Years, dir. Ines Weizman, Spector Books, Leipzig, 2019, 504–523. 

  2. La plupart des articles savants ne mentionnent que deux versions plutôt que trois. En général, la version de 1981 n’est pas mentionnée, bien que les chercheurs semblent se référer à cette version pour obtenir des informations sur la version du projet datée de 1960. Les documents primaires du projet de l’Université de Bagdad sont répartis entre plusieurs archives : le Centre Canadien d’Architecture; les Walter Gropius Papers, Houghton Library, Harvard University; la Frances Loeb Library, Harvard Graduate School of Design; les MIT Museum Collections; les Harvard Art Museums Archives; et le Hisham Munir Archive, Aga Khan Documentation Center, MIT Libraries. 

  3. Pour lire plus de détails et de références sur ces changements, voir Akcan, « Democracy and War ». Pour les définitions de l’aliénation et l’appropriation dans la translation, voir Esra Akcan, Architecture in Translation: Germany, Turkey, and the Modern House, Duke University Press, Durham, 2012. 

Walter Gropius & TAC et Hisham Munir, Premier projet de la mosquée de l’Université de Bagdad, 1957. Dans The Architects Collaborative, The University of Baghdad: Preliminary Design ([Cambridge, MA]: TAC, 1960), ID:95-B4971, CCA © Socan / VG Bild-Kunst

Hisman Munir, Projet de thèse pour une mosquée, 1953, Aga Khan Documentation Center, MIT Libraries © Hisham Munir

Walter Gropius & TAC et Hisham Munir, Deuxième conception de la mosquée de l’Université de Bagdad, 1960. Dans The Architects Collaborative, Report on the University of Baghdad (Cambridge, MA : TAC, 1957). LG338.B33 R47x, Special Collections Rare Oversize, Frances Loeb Library, Harvard Graduate School of Design. Avec l’aimable autorisation de la Frances Loeb Library, Harvard Graduate School of Design.

Comme l’illustre le portfolio du CCA, le plan de 1960 divise le campus de l’Université de Bagdad en zones communes, académiques et résidentielles, disposées de manière centrifuge, les bâtiments devenant progressivement plus compacts à mesure qu’ils s’étendent du centre vers le fleuve Tigre qui les borde. Les structures communes, telles que les bâtiments de l’administration centrale et de la bibliothèque, se retrouvent au cœur du premier anneau, sur une place centrale jouissant de vues sur l’extérieur. Les départements situés à la périphérie intérieure de l’anneau sont rassemblés autour de cours vertes relativement plus petites mais d’échelle urbaine, avec moins de perspectives. Des rues surélevées et des chemins ombragés créent un réseau continu de circulation qui relie les espaces d’enseignement entre eux. Bien que chaque département ait son propre siège, dans le plan, ils partagent des infrastructures, des salles de classe pour 20, 40, 80 et 200 étudiants, et même quelques laboratoires afin de favoriser le dialogue interdisciplinaire. Dans le deuxième anneau, des dortoirs de taille moyenne, réservés aux hommes et aux femmes (initialement prévus pour une capacité de 5 600 hommes et 2 400 femmes, puis réaffectés en établissements d’enseignement), occupent des cours plus étroites. Le troisième anneau, non construit, un tissu compact de maisons individuelles de faible hauteur destinées au président, au corps enseignant et aux chercheurs, aurait dû se trouver à la périphérie, le long du fleuve Tigre. L’équipe de conception a localisé ces espaces de dortoirs en fonction de l’emplacement des digues existantes, construites pendant le processus de modernisation initié vers la fin de l’empire pour réguler le flux des eaux et prévenir les inondations. L’équipe a également proposé un réseau d’irrigation et un système de traitement des eaux usées afin de disposer d’eau bactériologiquement sûre pour irriguer le paysage du campus.

Certaines de ces conceptions, modifiées par rapport au plan antérieur de l’université, ont été mises en œuvre en réponse aux requêtes de Qasim après son arrivée au pouvoir. Il avait demandé à l’équipe d’ajouter un grand bâtiment sur la place centrale pour que, selon l’architecte du TAC Louis A. McMillen, il puisse le voir depuis son bureau situé à des kilomètres de là, ou bien, selon Munir, afin de signaler clairement au public que le gouvernement construisait le pays1. De plus, dans le premier plan, la mosquée de l’université était placée sur la place centrale au même titre que les bâtiments communs, partageant le tissu urbain avec les autres édifices du campus. Dans le plan de 1960, elle a été déplacée en dehors du premier anneau vers un site séparé, où elle se dresse comme un objet autonome sur une plateforme circulaire. La décision des concepteurs reflétait ici davantage l’atmosphère de nationalisme laïque de l’époque que l’orientalisme américain de Hamilton Gibb, l’un des experts de Harvard University qui appartenait à l’équipe de Gropius et considérait l’Islam comme le cœur de toute vie dans les sociétés du Moyen-Orient2. La conception architecturale de la mosquée du premier projet suivait la typologie sunnite classique, avec une cour d’entrée et un dôme placé au sommet d’une base carrée, tandis que la version de 1960 est un dôme en coquille de béton d’une forme particulière, posé directement sur le sol. Cette modification s’est appuyée sur le plan d’une mosquée conçue par Munir, composée de trois dômes en forme de coquille s’élevant directement du sol pour intégrer les nouvelles technologies et les nouveaux matériaux. Le fait que son projet ait inspiré le TAC à transformer « leur mosquée traditionnelle en une nouvelle forme » a été, aux dires de Munir, « l’un des plus grands moments de sa carrière3». Munir, qui a vécu à Bagdad tout au long du projet, a assuré la continuité et la qualité de la construction malgré les interruptions régulières des travaux.


  1. Il est à remarquer que les souvenirs différents des deux architectes montrent clairement une divergence dans leurs lectures respectives des motivations derrière le projet. Louis A. McMillen, « Notes for Gropius Book » (manuscrit non publié, 1989), n.p.; Hisham Munir, « When Politics and Architecture Collide » (conférence au MIT, Cambridge, MA,15 octobre 2015). 

  2. Pour approfondir la discussion de l’orientalisme dans le design, voir Akcan, « Democracy and War ». 

  3. Hashim Munir, manuscrit expliquant « Thesis: Mosque 1953 », Hashim Munir Archive, Aga Khan Documentation Center, MIT Libraries. 

L’Université de Bagdad est structurée en pôles autonomes, avec de vastes espaces verts entre les bâtiments, ce qui, à première vue, semble contraster avec le tissu traditionnellement dense et serré de la ville. Ses bâtiments en béton apparent, prolongés par des façades modulaires, rappellent l’esthétique de l’industrialisation. Mais le plan du campus ne résulte pas d’un processus de translation aliénant. Au contraire, grâce à la collaboration d’architectes comme Munir et Ellen Jawdat, l’University of Baghdad est devenue un site propice à la création d’un nouveau vocabulaire moderne au milieu du siècle dernier, avec des surfaces et des espaces extérieurs protégés du soleil, des allées couvertes qui maximisent les surfaces ombragées, des pare-soleils, des cours, des toitures parapluie, des couloirs de circulation du vent et des galeries d’aération. L’équipe de conception a expressément mis l’accent sur des techniques de régulation passive du climat, qu’elle a apprises en étudiant les méthodes de construction traditionnelles1. À mesure que le travail progressait, de l’agencement du plan du site à la conception de bâtiments spécifiques, le vocabulaire de l’équipe a évolué, et les références aux « vieilles maisons de Bagdad » se sont multipliées. À l’époque, alors que les études approfondies de l’érudit irakien Ihsan Fethi sur la construction traditionnelle étaient rendues publiques2, des architectes locaux à la sensibilité moderniste expérimentaient le concept de façades protégées du soleil, dont la façade en nid d’abeille d’Ihsan Kamil à la résidence Khan Pasha (1957) est un exemple. Pendant qu’ils mettaient au point leurs techniques modernes de régulation du climat, Gropius et le TAC ont étudié des versions de maisons traditionnelles existantes ; ils se sont entretenus avec des collègues irakiens et des architectes associés et ont observé les nouvelles constructions réalisées par des architectes locaux. Une analyse précise du processus de planification montre que l’invention d’un nouveau modèle moderniste au milieu du siècle dernier, qui est généralement attribuée aux « grands maîtres modernistes » tels que Gropius, Le Corbusier, Sert et Oscar Niemeyer, fut en réalité le résultat d’un processus de translation multidirectionnel et multinational impliquant de nombreux acteurs3.


  1. Cet aspect est souligné non seulement dans toutes les publications et mémoires du projet, mais aussi dans les rapports de l’équipe de conception elle-même. John Harkness, The Walter Gropius Archive. Vol 4: 1945–1969. The Work of The Architects Collaborative, Garland Publishing Inc., New York,1991; The Architects Collaborative, « University of Baghdad », Architectural Record, avril 1959, 147–154; Giulio Carlo Argan, « Walter Gropius and the Design of the University of Baghdad, Iraq », (manuscrit non publié, 1960). Le rapport de 1957 de l’équipe fait également référence à l’étude sur les logements à bas prix effectuée par Doxiadis pour l’Irak. 

  2. Ihsan Fethi, « Urban Conservation in Iraq », 3 vol. (Thèse de doctorat, University of Sheffield, 1977). 

  3. Pour en savoir plus sur cette multidirectionnalité, voir Akcan, « Democracy and War ». 

Ce texte est un extrait de Abolish Human Bans : Intertwined Histories of Architecture, un livre résultant de la participation d’Esra Akcan au Programme de bourses de recherche du CCA.

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