À l'échelle de... un numéro de référence, un cabinet, une boîte aux lettres

Savia Palate, Gerlinde Verhaeghe et Ensar Temizel

Voici le premier volet de « À l’échelle de… », une série de contre-propositions aux concepts d’échelle conventionnels rédigée par les participants à notre Outils d’aujourd’hui 2020 et présentés par Émélie Desrochers-Turgeon et Eliyahu Keller dans cet article. Dans les textes qui suivent, Savia Palate se penche sur un numéro de référence d’archives, Gerlinde Verhaeghe étudie un cabinet et Ensar Temizel analyse une proposition de boîtes aux lettres du futur. Chaque auteur utilise un dispositif de confinement et de communication comme un élément dans lequel s’effondrent les distances spatiales, temporelles et culturelles sont réduites.

À l’échelle d’un numéro de référence

Savia Palate

Ce texte comporte deux actes. Le premier est celui de la collecte qui a créé l’artefact étudié, une boîte de classement logée dans l’entrepôt de la bibliothèque du CCA. Le second est un acte d’interprétation parmi de nombreux autres – infinis et indéfinis si la boîte est correctement conservée – occasionnés lors de chaque réouverture de la boîte. Pour rendre possible ces deux opérations, la boîte porte un numéro de référence : HD7332.A3 G3 1950. Cette suite de caractères indique à la fois l’endroit où elle est localisée dans un espace plus vaste et désigne les connections de cette boîte dans un système plus large de catalogage. Ce numéro de référence, qui a sa propre logique et son propre raisonnement scientifique, suggère l’effacement de la subjectivité humaine, même si les processus de catalogage, de classement et d’archivage ont inévitablement un caractère instrumental et liés à enjeux sociopolitiques1. Néanmoins, une confusion d’échelles se produit entre l’espace d’archivage, la boîte et le savoir qu’elle contient, une confusion que le numéro de référence rend maîtrisable – un exemple de structure humaine qui exige que le monde soit contrôlable.

HD7332.A3 G3 1950 contient plus de cent brochures, imprimés, pamphlets, rapports officiels et documents législatifs provenant d’Angleterre, d’’Écosse, de France, d’Allemagne, d’Italie, de Suède et des Pays-Bas. Le collecteur de ces documents, l’architecte Jean Gareau, les a rassemblés à titre de précédents à son rapport « L’habitat collectif en Europe occidentale » qui sera publié en 1963. C’était son premier acte. Le second acte de Gareau, son interprétation consécutive des documents, a certainement été nourri par le contexte du pourquoi, du comment et de la mesure dans laquelle il a utilisé ces documents lors de la compilation du nouveau rapport. Pourtant, il y a inévitablement d’autres intentions et paramètres qui entrent en jeu lorsque la boîte est ouverte par un nouvel interlocuteur. Alors que cette boîte a été remplie par les documents de Gareau, il m’a fallu la vider, du moins de l’essence dont Gareau l’avait initialement imprégnée – ce qui me rappelle l’argument de Jean Baudrillard selon lequel « la collecte est qualitative dans son essence et quantitative dans sa pratique »2. Je savais à peine qui était Jean Gareau et ce qu’était « L’habitat collectif en Europe occidentale ». L’apprendre ne faisait pas partie de mes objectifs. J’ai relu et traduit les documents contenus dans la boîte comme autant d’influences transnationales potentielles pour un autre rapport publié en Grande-Bretagne en 1961, « Homes for Today and Tomorrow ». Cependant, les échelles de temps et d’espace qui déterminent respectivement mes enquêtes et celles de Gareau sont similaires si l’on considère la manière dont cette multitude de documents peut alimenter la production d’un rapport prescrivant ce qu’on appelle, dans mon cas, le logement social et, dans le cas de Gareau, le logement collectif au début des années 1960. Nos processus d’extraction, de manipulation et d’analyse de ces documents tels qu’ils ont été trouvés ont généré des histoires différentes. Cependant, ces processus se sont inévitablement croisés, donnant à voir une miniature des histoires du monde qui entremêlées à travers la circulation globale de la culture3.

La référence impersonnelle et plutôt singulière fournie par HD7332.A3 G3 1950 réduit l’immensité des mots, des idées et des questions de façon à les rendre aussi maniables qu’une collection de documents divers. Et bien que ma propre interprétation de cette collection effectuée par Gareau demeure traçable sous ce numéro de référence, la reconceptualisation de cette collection pour chaque translation qui suivrait peut rester obscure, voire introuvable, sans un numéro de référence et la formation d’un autre système qui recense par qui, à quel moment et pour quelle raison la réouverture de la boîte a été décidée.


  1. Pour en savoir plus sur la subjectivité des processus archivistiques, voir Craig Robertson, The Filing Cabinet: A Vertical History of Information, University of Minnesota Press, Minneapolis et Londres, 2021; Ann Laura Stoler, Along the Archival Grain: Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2009. 

  2. Jean Baudrillard, « Subjective Discourse or the Non-Functional System of Objects », dans The Object Reader, dir. Fiona Candlin et Raiford Guins, Routledge, New York, 2009, 3. 

  3. Pour en savoir plus sur la conceptualisation de la notion de l’interprétation, voir Esra Akcan, Architecture in Translation: Germany, Turkey, and the Modern House, Duke University Press, Durham et Londres 2012.  

À l’échelle d’un cabinet

Gerlinde Verhaeghe

Carlo Mollino, Vue intérieure de la Casa Devalle montrant le salon avec une vitrine en forme de temple avec un fronton ouvert entouré de sculptures, Turin, Italie, v. 1940. Tirage à la gélatine argentique, 19,1 x 29,2 cm. PH1999:0097, CCA © État italien

Pour le particulier les locaux d’habitation se trouvent pour la première fois en opposition avec les locaux de travail. Ceux-là viennent constituer l’intérieur ; le bureau en est le complément. […] Le particulier qui ne tient compte que des réalités dans son bureau demande à être entretenu dans ses illusions par son intérieur. […] De là dérivent les fantasmagories de l’intérieur; celui-ci représente pour le particulier l’univers. Il y assemble les régions lointaines et les souvenirs du passé. Son salon est une loge dans le théâtre du monde1.

Ces lignes bien connues de le texte Louis-Philippe ou l’intérieur dans lequel Walter Benjamin décrit l’intérieur bourgeois du XIXe siècle, ont résonné dans mon esprit tout au long des confinements imposés par la Covid-19 qui ont enfermé les gens chez eux partout dans le monde. À l’inverse des mots de Benjamin, « l’espace d’habitation » se confondait, une fois de plus et pour une période indéterminée, avec le « l’espace de travail » du « particulier». Désormais virtuellement connectée, la chambre privée ne s’est pas seulement transformée en « une loge dans le théâtre du monde », mais elle est rapidement devenue elle-même un spectacle diffusé à la face du monde.

La photographie ci-dessus d’un cabinet dessinée par Carlo Mollino capture la métaphore du théâtre domestique à travers les échelles : elle présente le meuble comme un théâtre miniature dans un intérieur domestique. L’image en noir et blanc montre une armoire-théâtre placée dans le salon d’une maison de collectionneur, la Casa Devalle. Le mur blanc est décoré de fragments d’une frise, d’une architrave, d’un chapiteau ionique et d’un bas-relief figuratif. Le meuble lui-même a la forme d’une miniature de temple grec, avec fronton2. Ses portes coulissantes en miroir à la découpe irrégulière reflètent la lampe et les rideaux de la salle à manger. L’armoire n’incarne donc pas seulement une référence historique au temple grec, mais fait aussi référence aux rideaux de théâtre. L’armoire-théâtre semble combiner les caractères démonstratifs de l’art et du théâtre : photographiée avec ses portes ouvertes, elle présente de petites figurines antiques, qui semblent occuper une scène, rappelant ainsi le monde des mythes et des tragédies. Si l’armoire rassemble des objets miniatures tirés d’espaces et d’époques lointaines et les place sur « une scène d’art », elle forme aussi une image miroir de son environnement et renvoie au collectionneur son propre regard.

Le terme français de cabinet (un usage vieilli du mot signifiant une vitrine ou une armoire-vitrine) désigne à la fois un espace pour les objets et l’objet même. Réceptacle d’objets par excellence, le cabinet fonctionne à plusieurs échelles : meuble, intérieur d’exposition, espace d’exposition et de représentation de son occupant-collectionneur. Passant, en d’autres termes, de celle du meuble cabinet dans une pièce à celle de la pièce en tant que cabinet. Par conséquent, la photographie de Mollino peut se lire comme une mise en abyme du cabinet : de meuble à intérieur pour exposition.


  1. Walter Benjamin, « Paris, capitale du XIXe siècle » (Exposé de 1939), http://www.arpla.fr/canal2/figureblog/wp-pdf/Expose_1939.pdf.  

  2. Pignon triangulaire de la façade du temple grec. 

À l’échelle d’une boîte aux lettres

Ensar Temizel

Les « Techno-Trees » (arbres techno) ou « People-Poles » sont des structures à grande échelle proposées par Cedric Price et Gordon Pask dans le cadre du concours Campus City 1986 pour Kawasaki, au Japon. Le projet marquait la deuxième collaboration entre les deux architectes après leur célèbre Fun Palace. Tel que défini par ses organisateurs, le concours visait à solliciter des propositions pour la revitalisation de Kawasaki, afin de la faire passer de « grande ville industrielle établie de longue date » à « ville humaniste et à circulation intensive d’information »1.

Comme l’indique le texte explicatif fourni par Price et Pask à l’occasion de leur participation au concours, les Techno-Trees devaient porter, selon leur hauteur, jusqu’à quatre « capsules sphériques », à l’intérieur desquelles les installations seraient définies en fonction de l’emplacement (industriel/résidentiel). Hormis cette variation, chaque arbre technologique comprendrait généralement des « installations d’échange de données électroniques » au niveau le plus élevé, des « conditionneurs d’environnement locaux » au niveau intermédiaire et des « ressources accessibles au public, y compris l’équivalent du “facteur local” et de la librairie » au niveau le plus bas. Plusieurs centaines de Techno-Trees seraient disséminés sur l’ensemble du territoire municipal de Kawasaki, leur emplacement exact étant déterminé par la demande des utilisateurs. L’ensemble du réseau était proposé comme un « jouet d’apprentissage socio-civique » temporaire destiné à être « toujours visible – toujours disponible »2.

Price n’était pas étranger à l’idée d’utiliser de grands éléments sphériques à des fins civiques. Le projet Olympia – imaginé pour la place piétonne du village olympique de Munich en 1972 – impliquait aussi un élément sphérique de grande taille avec des installations multimédias proposées au public. Toutefois, comme le montrent les affiches du concours Techno-Trees, les capsules sphériques pourront fonctionner à une toute autre échelle : elles pourraient communiquer entre elles et avec d’autres installations de ce type capables d’échanger des informations. Le projet reposait sur le principe que l’infrastructure proposée permettrait un flux et un stockage illimités d’informations, puisqu’elle disposerait d’un minimum de soixante gigaoctets de mémoire vive et de stockage, ainsi que de quelques canaux en fibre optique/coaxial et de lignes téléphoniques – une estimation généreuse pour l’époque. Le réseau agirait comme un « facteur invisible », et les arbres techno individuels comme des boîtes aux lettres de haute technologie « disponibles pour un accès et une utilisation aléatoires »3. Dans une note adressée à Price, Pask a représenté un Techno-Tree à côté de ce qui semble être une boîte aux lettres traditionnelle surdimensionnée, du type de celles largement utilisées en Grande-Bretagne, et demande, avec ironie, laquelle est la plus grande boîte aux lettres.

Si cette analogie implique subtilement que les Techno-Trees sont essentiellement des boîtes aux lettres, elle illustre clairement la différence d’échelle physique entre la boîte aux lettres traditionnelle du paysage urbain britannique et l’arbre technologique massif du projet Kawasaki, qui constituerait un emblème de la ville mondialement connectée. Cependant, lorsqu’on les considère comme des incarnations physiques des technologies qu’elles représentent, il est permis d’affirmer que la boîte aux lettres et le Techno-Tree fonctionnent à une échelle similaire. La première est un produit du développement technologique du transport ferroviaire qui a permis d’accroître la mobilité des personnes et des biens au XIXe siècle; la seconde a été imaginée par Price et Pask comme un symbole précoce de la technologie de ce que l’on appelle aujourd’hui Internet. Pourtant, toutes deux peuvent simplement être considérées comme des composantes individuelles de systèmes plus vastes censés fonctionner à l’échelle mondiale.


  1. Japan Association for Planning Administration & Mainichi Newspapers, International Concept Design Competition for an Advanced Information City: Competition Brief, v. 1986. Livre, 30 x 22 cm. DR2004:0470:001, Fonds Cedric Price, CCA. © CCA 

  2. Cedric Price et Gordon Pask, Campus City Competition Registration No: 1005 Explanatory Summary Text, v. 1986. DR2004:0427, Fonds Cedric Price, CCA. © CCA 

  3. Cedric Price et Gordon Pask, panneaux de présentation du projet pour Kawasaki, v. 1986. DR2004:0449, Fonds Cedric Price, CCA. 

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