À l'échelle de... un bateau/maison, un gratte-ciel, une ruine

Mengxiao (Mechelle) Tian, Haohao Zhu et Ecem Sarıçayır

Voici le troisième volet de « À l’échelle de… », une série de contre-propositions aux concepts d’échelle conventionnels rédigée par les participants à notre Outils d’aujourd’hui 2020 et présentés par Émélie Desrochers-Turgeon et Eliyahu Keller dans cet article. Dans les textes qui suivent, Mengxiao (Mechelle) Tian explore les modes de vie variés abrités par différents types d’hangar à bateau, Haohao Zhu décrit l’assemblage de grandes formes urbaines et d’événements plus petits et interconnectés, et Ecem Sarıçayır analyse des travaux archéologiques hors-la-loi réalisés avant la Première Guerre mondiale dans le Sud-Caucase. Chaque auteur analyse la façon dont les bâtiments et leurs caractéristiques donnent naissance à d’énormes convergences et contradictions culturelles.

À l’échelle d’un bateau/maison

Mengxiao Tian (Mechelle)

John Thomson, Vue de personnes sur un quai avec des maisons sur pilotis, des sampans et une rivière, Cholon (aujourd’hui Cho Lon), Cochinchine (aujourd’hui au Vietnam), vers 1867. Tirage argentique, 9,4 x 10,8 cm. PH1982:0643:038, CCA

Pour les personnes vivant dans des situations précaires, sans propriété foncière ni accès à l’espace, vivre sur l’eau, en se servant de bateaux comme habitation, est une alternative durable. Ce premier type de bateau/maison (aussi appelé maison flottante) est en fait plus fonctionnel qu’une habitation statique, car il répond aussi aux besoins de la migration, de la pêche et d’autres moyens de culture et de production. Si la taille de cette habitation est inférieure à celle d’une maison flottante traditionnelle, son organisation spatiale est similaire à celle d’un bateau, et elle peut être amarrée plus près des ports, des marchés et des rivières pour accéder aux eaux de pêche.

Photographe inconnu, Vue de maisons au bord d’une rivière, probablement en Cochinchine (aujourd’hui au Vietnam), vers 1866-1879. Épreuve à l’albumine argentique, 5,6 x 9,5 cm. PH1986:0365, CCA

Ce mode de vie s’accommode d’un deuxième type de bateau/maison, un petit bâtiment désigné en chinois par 水欄 (Shuǐ lán), ce qui signifie approximativement « cabanon au bord de l’eau ». Il se dresse au bord d’une rivière grâce à un système structurel de hauts et minces piliers en bois qui s’enfoncent verticalement dans la boue pour soutenir l’espace de vie au-dessus. Pendant la saison sèche, un petit bateau de pêche peut être ancré sous le logement et l’espace entre les piliers peut servir à abriter des animaux. Des échelles permettent d’accéder à la maison du côté de la rivière. Mais à la saison des pluies, le niveau de l’eau monte et l’ensemble du bâtiment semble flotter sur l’eau, comme un bateau. Certains de ces bateaux/maisons de deuxième type flottent entièrement sur l’eau, se rapprochant ainsi des bâtiments standards par leur forme et leur fonction. Les occupants peuvent stationner leur bateau à côté de la maison et entrer directement dans le bâtiment. Ces maisons sont mobiles, elles peuvent se déplacer sur l’eau vers n’importe quel endroit plus propice à la production ou pour éviter une inondation. Lorsque ces maisons mobiles sont regroupées ensemble, elles forment une société flottante et un marché sur l’eau, une extension de la société sur terre. Ces maisons flottantes présentent des caractéristiques de temporalité spatiale, dans la mesure où ils ont la flexibilité de changer en fonction des modèles climatiques. La souplesse d’adaptation en fonction des changements climatiques qu’ils offrent leur confère une dimension de temporalité spatiale.

Enfin, il existe un troisième type de bateau/maison qui est plus proche d’un bâtiment dans sa configuration spatiale et son apparence, mais qui flotte sur l’eau ou bien est amarré à la rive à la manière d’un bateau. Ce mode de vie était probablement un choix contraint au début (pour les gens privés de droits d’utilisation des terres), mais l’architecture a progressivement révélé son autonomie par rapport à la nature. La mobilité de ce troisième bateau/maison est réduite. Et pourtant, l’échelle est plus grande, l’espace est plus flexible, et les décorations prennent plus d’importance. Comme il peut être une résidence ou une maison de vacances, ses besoins spatiaux sont donc plus importants et commencent à nécessiter l’intervention d’architectes. Avec un espace plus flexible et une fonctionnalité plus riche, ce bateau/maison n’est plus une extension ni une prolongation de la terre. Au contraire, sa plus grande échelle en fait un lieu qui peut presque être juxtaposé à la terre. Parfois, il peut même se vendre comme une île ou avec une île. Ce n’est plus la structure économique de travail et de vie utilisée depuis des générations, mais plutôt un bâtiment flottant dans lequel la forme et la fonction du bateau ont disparu.

À l’échelle de la grandeur

Haohao Zhu

L’échelle et la quantité sont très étroitement corrélées dans le processus d’urbanisation. Avec l’essor rapide des sociétés industrielles modernes dans les années 1920, la question de la quantité n’a cessé de se poser, notamment au regard de l’afflux croissant de la population dans les villes, de la pénurie de logements, de l’obsolescence des infrastructures, de l’expansion rapide des zones d’habitation, etc. Le mouvement moderne en architecture a fourni la conception spatiale de base pour le modèle fordiste. Cependant, sous l’effet de la transformation des structures économiques et sociales dans les années 1960, une génération de jeunes architectes insatisfaits a remis en question les principes des premiers architectes modernistes, remplaçant le rationalisme par l’empirisme. Mettant en avant une nouvelle interprétation de la relation entre échelle et quantité, ils ont replacé cet enjeu dans le discours de la proportion, dont la légitimité provenait de la relation entre la partie et le tout.

Ce contexte a permis la réintroduction du terme Grossform (qui signifie littéralement « grande forme » en allemand). La forme véhicule des significations structurelles plus fortes, visant à fournir des ordres clairs pour l’organisation efficace de la complexité architecturale. De la même manière, sur la base des principes de la Gestalt dans la perception visuelle, la Grossform établit une analogie entre le tissu urbain et les images des objets quotidiens. En vertu des caractéristiques sans échelle de la relation entre les parties individuelles, le système hiérarchique des différentes échelles se transforme en une expression continue des connexions entre la partie et le tout. Ici, « Gross » (grand) signifie réaliser l’intégration de divers éléments morphologiques à travers des règles structurelles de forme. Il s’agit de l’un des paradigmes de la réflexion sur la Bigness (la Grandeur) dans le domaine de l’architecture urbaine.

Mike Hedge, Vue aérienne de Shanghai, 2008. © Mike Hedge www.mikehedge.com

Un autre paradigme s’invite, lié au fait que les bâtiments ne cessent de s’agrandir. Le manhattanisme, autrefois calomnié par Le Corbusier, fournit un modèle de ville à la mesure de la gloire de la civilisation mécanique. Sous la pression de la grille urbaine et des limites claires fournies par la loi sur le zonage, les gratte-ciels offrent une combinaison illusoire d’individus hétérogènes. Un énorme conteneur neutre enferme divers éléments dans une limite bien définie. Grâce aux divisions horizontales des dalles de plancher et aux connexions verticales des ascenseurs et autres éléments mécaniques, son intérieur constitue un réacteur pour d’innombrables événements. Les parties fragmentées sont finalement juxtaposées dans un montage pour former un nouvel ensemble, qui peut être considéré, comme l’écrit Rem Koolhaas, comme la « stratosphère de l’ambition architecturale. 1»

Telle est l’architecture métropolitaine qui a émergé avec l’essor du capital industriel au XXe siècle. Elle est fondée sur la concentration de la population et du capital et liée à l’intensité des opérations économiques, à la promiscuité de la vie des gens et à la vitalité des interactions sociales. En tant que symbole de la nouvelle culture urbaine, la densité semble être le rassemblement d’un grand nombre de bâtiments, mais son essence réside dans le rassemblement des personnes et de leurs vies. Si une ville cesse d’être considérée comme une agglomération de constructions, alors dans « un monde déplumé d’architecture », la vie urbaine peut encore donner naissance aux traits de la Grandeur2.

Dans l’hypothèse de changements majeurs infligés à l’échelle des villes et de l’architecture au XXe siècle, une vision plus large de la Grandeur se construit dans le champ de l’architecture urbaine. Sous l’influence philosophique de la coïncidence des opposés, l’idée de la Grandeur établit de nouvelles connexions internes entre les éléments par le biais d’un processus structuré, complète la tolérance et l’acceptation de fragments différenciés et réalise l’unité de la complexité et de la contradiction.


  1. Rem Koolhaas, « Bigness, or the Problem of Large », dans SMLXL, 010 Publishers, Rotterdam, 1995, p. 513. 

  2. Koolhaas, « Bigness, or the Problem of Large », p. 516. 

À l’échelle des nations

Ecem Sarıçayır

Tʻoros Tʻoramanyan, Zvarʻnostʻ, Gagkashen, (Sovetakan Grokh, Erevan, Arménie, 1984), planche 22 et 29. Bibliothèque MAIN, BIB 183112, CCA. En se basant sur les ruines de l’église de Gagkashen (à gauche) et sur la sculpture de Gagik (à droite), qui aurait un jour tenu une maquette architecturale de l’église dans ses mains, Tʻoramanyan a soutenu qu’une autre structure arménienne importante, Zvarʻnostʻ, avait également un plan circulaire – allant à l’encontre du clergé et des autres érudits travaillant sur les églises arméniennes.

À la suite de la guerre russo-turque de 1877-1878, l’Empire russe a annexé la ville frontalière de Kars dans l’Empire ottoman, qui était notamment habitée par des Arméniens et des Grecs, ainsi que par des musulmans comme les Kurdes et les Karapapakhs. Kars et sa région environnante devaient demeurer à l’abri à l’intérieur des frontières de l’Empire russe jusqu’à la Première Guerre mondiale. Au cours de ces quarante années, la région de Kars est devenue le théâtre d’aspirations impériales et nationales concurrentes. L’Empire russe a développé son environnement bâti à des fins militaires et coloniales, et l’histoire et la culture de la région ont fait l’objet de recherches par divers érudits issus de l’Empire russe. L’intérêt impérial s’est particulièrement manifesté à l’occasion des fouilles archéologiques de Nikolaĭ Yakovlevich Marr à Ani, une ville historique près de Kars dont diverses structures attestent de la diversité multiethnique et multiconfessionnelle du Caucase du Sud, qui remonte au Ve siècle.

Nikolaĭ Gavrilovich Buniatov et I͡uriĭ Stepanovich I͡aralov, Arkhitektura Armenii [Architecture arménienne] (Gos. izd-vo arkhitektury i gradostroitelʹstva, Moscou, 1950), 7, 71. Bibliothèque MAIN, NA1474 .B8 1950, CCA. I͡aralov a publié à titre posthume les diverses illustrations et idées de Buniatov sur l’architecture arménienne dans Arkhitektura Armenii [Architecture arménienne]. Bien que son travail théorique sur l’architecture arménienne s’écarte souvent de la littérature occidentale, la pièce d’ouverture du livre – une nature morte représentant la ruine d’une église arménienne dans un paysage romancé et désert – suit largement la convention occidentale consistant à isoler la structure architecturale. De même, le plan de l’église d’Abughamrents à Ani reproduit l’église à l’aide du dessin d’arpentage, qui puise ses origines dans les techniques militaires.

Avant que la Première Guerre mondiale ne fasse obstacle à la poursuite des recherches archéologiques, le linguiste Marr a travaillé avec de nombreux architectes, historiens et ouvriers locaux sur Ani, avec la conviction qu’un tel travail devait être mené en collaboration avec des équipes pluridisciplinaires et divers habitants de la région. Tʻoros Arutyunovich Tʻoramanyan (1864-1934), surnommé « l’architecte » par ses collègues sur le site de fouilles, a produit l’une des premières théories architecturales portant sur le patrimoine de la région. Travaillant aux côtés de Tʻoramanyan à Ani, l’architecte Nikolaĭ Gavrilovich Buniatov (ou Buniatyan) (1884?-1943) a réalisé de nombreux dessins et illustrations des bâtiments fouillés d’Ani et, surtout, des relevés d’édifices. En outre, Nikolaĭ Mikhaĭlovich Tokarskiĭ (1892-1977) a fait des recherches sur le vaste réseau de grottes situé sous et autour d’Ani avant d’écrire ensuite une histoire de l’architecture régionale fondée sur son expérience à Ani.

Nikolaĭ Mikhaĭlovich Tokarskiĭ, Po stranitsam istorii armianskoĭ arkhitektury [À travers les pages de l’histoire de l’architecture arménienne] (Aĭastan, Erevan, 1973), 19. Bibliothèque MAIN, PO15081 NA1371.A5 T6 ; ID:87-B18776, CCA

Même si le regard qu’ils posaient sur les ruines portait la marque de l’Occident, ces chercheurs ont proposé des conceptualisations différentes de l’architecture de la région qui entraient parfois en contradiction avec les discours académiques et étatiques sur l’identité et la culture. Je soutiens que le patrimoine architectural de la ville historique d’Ani a incité ces chercheurs à développer des récits d’hybridité qui ont permis d’interpréter les histoires et les productions culturelles des différents peuples du Caucase du Sud. Avec Nikolaĭ Y. Marr, ils se sont écartés des méthodologies scientifiques dominantes et ont créé des théories alternatives qui mettent l’accent sur l’échange, l’interconnexion et la co-constitution. Souvent, leurs arguments reposaient sur l’inspection minutieuse et la reproduction de détails spécifiques des ruines d’Ani. Ces fragments de patrimoine, éclipsés par les concepts universalisants d’empire et de nation, sont devenus des preuves qui soutiennent et contestent en même temps les nationalismes émergents dans la région. Cette fouille montre comment, à l’échelle du fragment architectural, les États-nations se font et se défont.

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