Sur les paysages de la logistique

Fredi Fischli, Niels Olsen et Irene Chin en conversation avec Tadeáš Říha et Kateřina Frejlachová

NO
Dans votre travail sur les paysages de la logistique, la notion de paysage vue sous l’angle de l’histoire de l’art semble être au cœur de votre démarche.
TR
La notion de paysage a été un point de départ ou une perspective via laquelle nous avons décidé d’étudier ces structures. Nous nous sommes imaginés en voyageurs ou explorateurs découvrant ces vastes espaces et les explorant comme un phénomène nouveau. Utiliser le concept bien établi de paysage dans l’histoire de l’art nous paraissait important. C’est avec intérêt que nous nous sommes aperçu que les promoteurs faisaient appel à des procédés semblables pour présenter et commercialiser les entrepôts, produisant des photographies aériennes de leurs installations toujours dans un cadre naturel, un environnement verdoyant avec des animaux et de l’eau, de vastes horizons bucoliques et des forêts en arrière-plan. Et nous avons envisagé partir de là pour décortiquer d’autres sujets ayant trait aux paysages, comme la propriété de la terre, son utilisation, sa population et le type de relation qu’implique l’accaparement du territoire.
KF
Cette façon d’envisager les entrepôts nous a permis de nous intéresser à leur architecture et aux bâtiments, mais aussi à des thématiques plus larges. Le paysage est un système qui est également de nature culturelle et politique.

Miroslav Pazdera, Paysages de la logistique, 2019. À partir du projet Villes d’acier, 2020, Kateřina Frejlachová, Miroslav Pazdera, Tadeáš Říha et Martin Špičák.© Miroslav Pazdera

FF
Il est pertinent d’examiner l’entrepôt en tant que paysage, parce que dans nombre de ces constructions, l’extérieur, tout autant que l’intérieur, est affaire d’esthétique. Un autre élément intéressant que vous avez examiné en considérant ce paysage est la réalité du positionnement géographique de ces entrepôts.
KF
Effectivement. Nous avons mené des recherches sur la distribution de ces structures en particulier en Europe centrale et plus précisément en République tchèque. Habituellement, il n’y a pas qu’un seul entrepôt mais un ensemble de bâtiments. Et il existe plusieurs types de ces centres logistiques. Ils sont regroupés et situés à la périphérie des grandes villes qui en assurent l’approvisionnement, puis il y a ceux implantés dans des régions frontalières plus éloignées, qui sont un cas à part car généralement orientés vers des marchés autres que celui de la République tchèque. Les centres de distribution où sont entreposées temporairement les marchandises avant d’être expédiées à l’étranger présentent un intérêt particulier du point de vue du paysage, car ils sont isolés, comme de véritables espaces semi-urbains, souvent situés près d’une autoroute ou dans un petit village. Comment le paysage est-il défini et perçu dans un tel contexte?
NO
Votre projet s’est également invité à l’intérieur de ces espaces pour y explorer la manière dont ils sont habités et organisés, notamment en ce qui concerne les conditions de travail. Je suis assez curieux d’avoir votre point de vue sur la manière dont ces bâtiments gigantesques sont occupés, une réalité sans doute méconnue des consommateurs.
TR
Nous avons découvert l’existence d’une relation particulière entre les employés et les machines, laquelle a fait évoluer notre compréhension du rapport entre l’automatisation et le travail dans un sens quelque peu dystopique, je dirais. Par exemple, un lecteur optique fait l’interface entre les travailleurs et le réseau en ligne de l’entrepôt : il communique les directives, collecte les données et dirige les salariés au sein de l’entrepôt. Il assure souvent le suivi de leur vitesse d’exécution et, dans certains cas, les avertit de leur manque d’efficacité. Ces lecteurs sont également utilisés dans la gestion des différences culturelles et linguistiques dans ces entrepôts. Ainsi, on emploie des employés de différentes nationalités qui ne parlent pas toujours couramment le tchèque, mais le système peut être ajusté pour fonctionner en plusieurs langues.

Miroslav Pazdera, Paysages de la logistique, 2019. À partir du projet Villes d’acier, 2020, Kateřina Frejlachová, Miroslav Pazdera, Tadeáš Říha et Martin Špičák.© Miroslav Pazdera

TR
Alors qu’auparavant, il existait une certaine possibilité d’unifier la main-d’œuvre, du simple fait que des centaines de personnes travaillaient dans un même espace, cette possibilité est aujourd’hui de plus en plus réduite, ce qui est assez préoccupant. Bien entendu, ces systèmes augmentent l’efficacité et le rythme, ce qui signifie économies et fluidité pour les entreprises du commerce électronique, mais les conséquences de ces petites améliorations et efficiences sur la vie des gens dans les entrepôts sont plutôt négatives.
NO
Vous avez expliqué comment vous avez mené des visites sur ces sites pour étudier leur organisation; j’aimerais savoir si vous comptez approfondir l’analyse de ces paysages, ou quelle est l’orientation que vous souhaitez donner à vos travaux pour la suite.
KF
Je peux vous décrire l’une des visites dans un centre logistique situé à proximité de la frontière allemande en Bohême occidentale. Nous savions qu’un dortoir pour les travailleurs y avait été construit à l’intérieur, et nous avions envie de savoir comment cet espace était géré, organisé, etc. Nous avons participé à une visite guidée officielle du centre et avons appris comment le dortoir fonctionne. Puis, nous avons parcouru les alentours, curieux de connaître la réalité de la vie dans les villages à proximité.

Par hasard, nous avons trouvé une sorte de dortoir plus ou moins officiel et avons eu l’occasion d’échanger avec les personnes résidant dans ce genre d’endroit et travaillant également au centre de distribution. Le contraste était frappant entre les personnes vivant dans ces conditions informelles et celles qui sont au centre. Tous travaillent au même endroit et résident sur ce territoire, mais ont des points de vue différents. Nous nous sommes également efforcés de rencontrer des habitants de la région, dans les villages ou villes à proximité, pour comprendre comment ils perçoivent ces nouvelles formes d’espaces dans leur environnement.

Si vous abordez le centre logistique avec un regard extérieur, vous ne pouvez que vous sentir minuscule tellement l’endroit est immense; il n’est pas construit pour les humains, et il est très compliqué d’interagir avec ce type de structure de quelque manière que ce soit. On n’y trouve que d’infimes traces d’activité humaine.
FF
Considérant leur ampleur, je me demande comment ces lieux peuvent être habités ou humanisés par celles et ceux qui y travaillent.
KF
L’espace lui-même a plusieurs dimensions : il y a le bâtiment, structure purement typologique; puis, il y a le système en place, les algorithmes, les rangées d’étagères, tout ce qui est planifié à l’intérieur; et enfin, il y a les personnes qui y travaillent. Et si vous y travaillez et que vous vous apercevez que le système n’est pas logique pour vous ou pour vos collègues, il vous faut le contourner d’une façon ou d’une autre. Il y a donc beaucoup de choses bricolées, comme des sacs à provisions faits main, des notes manuscrites ou des fumoirs avec des sièges assemblés à partir des outils employés sur place.
FF
Comment décririez-vous le personnel d’entrepôt?

Miroslav Pazdera, Paysages de la logistique, 2019. À partir du projet Villes d’acier, 2020, Kateřina Frejlachová, Miroslav Pazdera, Tadeáš Říha et Martin Špičák. © Miroslav Pazdera

TR
Les employés d’entrepôt peuvent être divisés entre salariés et contractuels d’agence, deux groupes complètement différents. Les salariés vivent pour la plupart dans les villes avoisinantes et soit font la navette, soit habitent une maison à proximité de l’entrepôt. Les contractuels forment une catégorie plus problématique. L’industrie de la logistique dans son ensemble est à faible valeur ajoutée et les marges de profit sont très minces. Elle se doit donc d’être extrêmement flexible dans la gestion de ses effectifs, qui sont souvent externalisés à des sous-traitants par le biais de travailleurs intérimaires. La flexibilité recherchée se traduit directement en précarité pour les travailleurs venus d’agences.

Parfois, ces derniers vivent dans des dortoirs exigus, illégaux, dans une maison transformée comme celle que nous avons vue. Ils déménagent fréquemment. La division sociale entre les employés permanents et les contractuels est aussi entretenue par le personnel. On nous a confié que les travailleurs permanents refusent de se mêler à ceux mandatés par des agences – ils se socialisent à part et prennent leur repas à des heures différentes. Leur rémunération et leurs conditions de travail diffèrent, même s’ils font tous le même travail.
FF
Les agences sont donc au sommet d’une hiérarchie?
TR
L’une des raisons pour lesquelles les gens finissent par travailler pour des agences est que trouver un hébergement autrement est ardu dans ces endroits éloignés. Les agences contrôlant également le logement, elles sous-traitent les travailleurs comme des ressources. Elles s’occupent de les loger, fournissent les contrats, et il n’est pas rare qu’elles gèrent les questions disciplinaires. Ceci, évidemment, brouille la démarcation entre travail et vie privée.
NO
Avez-vous suivi l’évolution de ces milieux de travail depuis vos recherches effectuées en 2019?
TR
Leur présence est croissante, même si je ne suis pas au courant de tous les aspects. Pendant la COVID, certains de ces sites, notamment ceux près de la frontière allemande, sont devenus d’importants vecteurs de propagation de l’épidémie, parce que de nombreuses personnes d’horizons différents y vivaient dans des espaces restreints.
FF
Je m’interroge également sur l’avenir des achats en ligne, à l’origine de cette apocalypse qu’a connue le commerce de détail. Ces entrepôts incarnent un idéal de la mondialisation, d’un capitalisme toujours plus présent. Avec les récents événements internationaux comme le Brexit, la montée des nationalismes, est-ce qu’une nouvelle sorte d’apocalypse du commerce de détail est à l’horizon? Les enjeux internationaux actuels annoncent-ils des difficultés pour les centres de distribution, qui ont besoin d’un système national stable pour fonctionner?

Miroslav Pazdera, Paysages de la logistique, 2019. À partir du projet Villes d’acier, 2020, Kateřina Frejlachová, Miroslav Pazdera, Tadeáš Říha et Martin Špičák.© Miroslav Pazdera

TR
C’est une importante question. Je crois que cela peut évoluer dans de nombreuses directions. Il y a quatre réponses possibles. Il y a un échec optimiste, ou au contraire pessimiste. Il y a un succès optimiste, ou au contraire pessimiste. Donc, à mon point de vue…, si je me concentre sur la réponse optimiste, ces développements nous montrent que ces installations sont des noyaux essentiels d’une expression contemporaine intrinsèque du capitalisme. Et les travailleurs des communautés locales ont un pouvoir d’influence sur le système dans sa globalité, un pouvoir dont ils n’auraient pas nécessairement eu conscience auparavant. Il y a par exemple dans le contexte tchèque un potentiel prometteur de syndicalisation. Les travailleurs ont la capacité de perturber significativement le système.

Évidemment, les entreprises les plus importantes sont au fait de cette vulnérabilité et peuvent manipuler leur propre organisation à leur avantage, à la fois pour améliorer l’efficacité et réfréner l’agentivité du personnel.
KF
Je suis d’accord. Ces centres de traitement des commandes font généralement partie d’un système opérationnel plus important, aux imbrications imprévisibles. On pourrait présumer que les promoteurs iront s’implanter plus à l’est à cause des coûts de main-d’œuvre et de terrains moins élevés, mais la faisabilité d’un tel choix est complexifiée par les considérations géopolitiques. Il est donc à mon avis difficile de prédire quoi que ce soit.
IC
Pouvez-vous imaginer comment ces entrepôts abstraits, en acier, pourraient devenir de nouvelles ruines si et quand leur système de fonctionnement s’effondre? Parce que l’on a aujourd’hui l’exemple du grand magasin, typologie spatiale d’une certaine époque, qui se transforme et se redéfinit sous l’effet des droits des consommateurs et des réformes du travail.
TR
Nous envisageons effectivement une telle dégradation dans notre livre Steel Cities, pas tant au sens social du mot, mais plutôt physique. Le fait que les entrepôts soient des bâtiments qui semblent traduire des systèmes abstraits comme la chaîne d’approvisionnement, le capitalisme, en réalité physique est l’une des raisons qui nous a fait nous y intéresser en premier lieu. L’idée qu’un entrepôt tombe en ruines est fascinante, parce qu’à un certain moment, ce type de structure représentait près d’un tiers des constructions en République tchèque. Leur destruction aurait un impact certain, quasiment géologique compte tenu de la manière dont ils façonnent le paysage.

Il s’agit principalement de dalles de béton que l’on adapte au terrain. Comme elles sont immenses et doivent être planes dans un paysage qui ne l’est pas nécessairement, les travaux d’adaptation à la topographie peuvent s’avérer considérables. Les modifications nécessaires, comme les buttes de terre ou les retenues d’eau, ont parfois des airs d’installations de land art. Et puis il y a ces dalles plates d’entrepôt qui occupent habituellement près de 25% du terrain, puis des zones encore beaucoup plus imposantes dévolues au stationnement et à l’asphalte. À quoi va ressembler le paysage si ces géants d’acier disparaissent?

Nous avons été frappés de constater que pour les promoteurs et certains des organismes de réglementation en République tchèque, ces développements ne sont pas perçus comme particulièrement non pérennes. Par exemple, le paysage agricole sur lequel il était prévu de construire a été présenté comme facteur de risque pour l’environnement en raison des pratiques contemporaines en matière de cultures, par exemple la gestion de l’eau, le traitement ou la fertilisation des sols. L’argument avancé par les développeurs était que construire sur ces champs constituait une avancée dans la réduction des émissions de CO2 existantes.

Nous avons découvert que ces affirmations étaient incorrectes après les avoir examinées, mais l’idée que construire un entrepôt sur d’anciennes terres agricoles puisse être considéré comme une solution plus durable que de continuer à y cultiver ce qui poussait avant nous a laissés bouche bée. L’entrepôt dans sa forme actuelle est foncièrement un autre type de paysage non durable. Parfois, nous détruisons l’environnement un peu plus, d’autres fois, un peu moins. Et couler du béton sur un champ verdoyant n’est qu’une aggravation supplémentaire du traitement que nous faisons déjà subir à la nature.

Vente finale a été conçu par Fredi Fischli et Niels Olsen. L’exposition est actuellement présentée dans nos Vitrines et Salle octogonale jusqu’au 12 février 2023.

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