Keekagin, la chose que vous cherchez pour vous orienter quand vous êtes perdu
Leslie Beedell, Sarah Chin et Madeleine Reinhart explorent la guérison et la construction au Lac Barrière
Pour le troisième et dernier volet de Dans la postcolonie, un cycle thématique de trois ans, organisé dans le cadre du Programme pour les étudiants à la maîtrise initié par le CCA, des étudiants ont entrepris un projet de recherche en collaboration avec des membres de la communauté des Algonquins de la Première nation de Barriere Lake et Shiri Pasternak, une alliée de longue date de Barriere Lake et membre de la faculté de criminologie de la Toronto Metropolitan University. Cette recherche fait suite au projet actuel de la communauté de construire un pavillon de ressourcement polyvalent sur son territoire. La communauté vit dans une réserve de cinquante-neuf acres, située à environ trois heures de route au nord d’Ottawa, dans un espace désormais connu comme la région de l’Outaouais au Québec, bien que leurs territoires traditionnels s’étendent sur dix-sept mille kilomètres carrés.
Les étudiants de la cohorte 2022 ont effectué des recherches sur la communauté de Barriere Lake et sur les pratiques traditionnelles de guérison sur le territoire. Ils ont également mené des activités de proximité, notamment des visites dans plusieurs centres de guérison existants. Le projet s’est conclu par une visite du site du futur pavillon de ressourcement de Barriere Lake et une rencontre avec les membres de la communauté impliqués dans sa construction et sa programmation. Au cours de leur visite, les étudiants ont recueilli des images pour un court métrage destiné à documenter l’état d’avancement actuel du pavillon de ressourcement et les caractéristiques du terrain sur lequel il sera implanté. Le film se trouve dans un Google Drive en accès libre créé pour archiver les recherches sur le projet de pavillon de ressourcement et pour aider à structurer les futures demandes de financement de la communauté.
Ce projet s’inscrit dans le cadre du Syllabus Ré-orienter, une plateforme ouverte et collaborative visant à initier un regard rétrospectif sur la pédagogie de l’architecture. Le court métrage créé l’été dernier pour la communauté de Barriere Lake complétera le volet « Traduire » dans le syllabus à accès libre. Alors que « Traduire » dévoile les façons dont l’environnement bâti véhicule les histoires, les connaissances et la matière afin de réexaminer leurs récits historiques linéaires, le pavillon de ressourcement polyvalent de Barriere Lake sert à véhiculer les connaissances relatives à la guérison fondée sur le territoire par le biais d’une infrastructure dont la construction a récemment débuté. Déplacer l’infrastructure, des personnes et des programmes en lien avec l’éducation et la guérison provenant du territoire vers un site hors réserve soulève des questions de juridiction autochtone et de droits à la cérémonie traditionnelle en tant qu’extension du système carcéral canadien.
Afin de rendre cette recherche accessible à court et à long terme, cet article et le court métrage associé seront traduits en Anishnaabemowin.
Ndinendananan odi peshot nigan kidja kishka abijitcigadek odja wi pehnaktowin koni kinesh kidja ayamin, wedi keh nabwadimin koni keh wabidimin mizinsek, kida anishnabemomigan acitc.
Le pavillon de ressourcement autochtone peut être considéré comme une architecture exprimant des revendications juridiques dans les domaines de la justice, de la santé, de l’éducation et du territoire lui-même. Les pavillons de ressourcement représentent à la fois des espaces spécifiquement conçus et un moyen de répondre aux programmes et aux besoins spirituels des délinquants autochtones lors de leur retour sur leur territoire. Le concept de pavillon de ressourcement a été introduit en 1990 par l’Association des femmes autochtones du Canada comme une extension du système judiciaire canadien, motivée par la surreprésentation des Autochtones dans les prisons et par l’absence de programmes autochtones et d’accès aux pratiques cérémonielles dans les prisons. L’introduction des pavillons de ressourcement dans le système correctionnel fédéral constituait un pas vers la reconnaissance du droit autochtone – des formes juridiques de compréhension du territoire et des coutumes qui existaient bien avant l’arrivée des colons au Canada. Les pavillons de ressourcement visaient aussi à favoriser le renforcement des relations entre le Service correctionnel du Canada (SCC) et les communautés autochtones qui contribuaient à la conception des installations et à l’exécution des programmes et des enseignements destinés aux délinquants autochtones. Bien que le SCC conserve finalement le contrôle de la conception et de la gestion de ces établissements, le pavillon de ressourcement n’en constitue pas moins un pivot central pour élargir la souveraineté autochtone sur les territoires et les traditions culturelles.
Huit des dix pavillons de ressourcement affiliés au SCC se situent sur des terres régies par les traités numérotés, dont trois dans des réserves établies par ces traités1. Le village de guérison Kwìkwèxwelhp, en Colombie-Britannique, est installé sur des terres faisant l’objet de négociations actives de traités, tandis que le centre Pê Sâkâstêw est situé sur des terres appartenant à la Première Nation crie de Samson qui les loue au SCC2. Les modes de gouvernance qui se chevauchent dans les dix pavillons de ressourcement accrédités par le SCC révèlent les niveaux de compétence concurrents qu’ils incarnent. La gestion d’un pavillon de ressourcement en dehors du processus d’accréditation du SCC permet aux communautés autochtones de conserver leurs propres structures de gouvernance, les relations à long terme entre les aînés et les résidents, ainsi que les partenariats communautaires. Les Algonquins de Barriere Lake ont une longue histoire de gouvernance indépendante, s’étant opposés à la politique de revendications territoriales globales du gouvernement canadien en faveur de l’Accord trilatéral, une politique instituant la cogestion des terres sans supprimer les droits autochtones sur le territoire. Le pavillon de ressourcement de Barriere Lake se positionne donc hors de la gouvernance de l’État canadien et de l’affiliation au SCC, étant un projet de construction autonome, géré et entretenu en vue d’établir un avenir positif pour leur communauté et leur territoire.
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Gouvernement du Canada, Relations Couronne-Autochtones et Affaires du Nord Canada, The Numbered Treaties (1871-1921), 15 février 2013, https://rcaanc-cirnac.gc.ca/eng/1360948213124/1544620003549. ↩
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Gouvernement de la Colombie-Britannique, « Stó:Lō Xwexwilmexw, B.C., Canada Move Forward on Major Treaty Innovations », communiqué de presse, 13 octobre 2018., https://archive.news.gov.bc.ca/releases/news_releases_2017-2021/2018IRR0068-001989.htm; Correctional Service of Canada, « Institutional Profiles: Prairie Region: Pê Sâkâstêw Centre », 11 février 2013, https://www.csc-scc.gc.ca/institutions/001002-4008-en.shtml. ↩
Le projet du pavillon de ressourcement de Barriere Lake
Keekagin est un pavillon de ressourcement polyvalent et multi-sites en cours de construction, destiné à soutenir les Mitchikanibikok Inik/Algonquins de la Première Nation de Barriere Lake. Keekagin, qui se traduit en Anishnaabemowin par soutien ou plus précisément par « la chose que l’on cherche pour s’orienter quand on est perdu », aidera les membres de la communauté récemment sortis de prison à faire la transition du retour sur le territoire ou à attendre d’être placés dans des centres de traitement à long terme, tout en offrant aux jeunes et aux familles une éducation liée au territoire. Le manque de fonds disponibles pour fournir l’infrastructure de base du pavillon de ressourcement a pour effet d’aggraver les crises de santé mentale qui sévissent au sein de la communauté.
Le premier site du pavillon de ressourcement fait l’objet de tensions socio-spatiales et juridictionnelles entre l’État canadien et les modes de vie Anishinaabe. Construit sur le territoire familial non cédé de Michen et Maggie Wawatie, sur une île située à l’extérieur de la réserve de Rapid Lake, le pavillon de ressourcement rejette l’aliénation imposée à la communauté de Barriere Lake par les processus continus de dépossession coloniale, d’empiètement et d’extraction des ressources. Le choix de placer le site à l’extérieur de la réserve est fondamental pour que la communauté puisse étendre ses revendications de souveraineté territoriale tout en offrant un espace de guérison exempt des distractions de la vie quotidienne dans la réserve.
L’été dernier, l’une des deux cabanes qui avaient été construites sur le site a entièrement brûlé. Ce contretemps a retardé le processus de construction et a entravé le financement du projet. Cet été, suivant les conseils de l’aînée Maggie Wawatie, le site a été débarrassé du bois brûlé et des broussailles, et des plates-formes ont été nivelées et construites selon une disposition radiale autour de la cabane restante. Nous avons pu visiter la communauté de Barriere Lake en août et sommes arrivés à temps pour voir la première plateforme des tentes de prospecteur en cours de construction sur le site. La communauté prévoit actuellement d’ériger cinq tentes de prospecteur pour loger les résidents du pavillon de ressourcement et d’achever la construction de la cabane existante qui servira de cuisine commune, ce qui constituera une première étape pour offrir un abri aux résidents du pavillon de ressourcement. De futurs plans prévoient la construction d’une hutte de sudation et d’un tipi pour les séances de guérison individuelles, le débroussaillage d’un sentier pédestre dans la forêt et la reconstruction de la seconde cabane pour accueillir des ateliers communautaires et des services de santé.
Au-delà de la structure du pavillon de ressourcement, des aspects du processus de guérison se reflètent dans le choix du terrain et dans le processus de construction lui-même. Lors de notre visite, Kelley Bird-Naytowhow de la Première nation crie, travailleuse sociale autochtone et partenaire d’un membre de la communauté de Barriere Lake, a décrit comment l’état actuel du pavillon de ressourcement et le lent processus de son devenir fonctionnent comme une analogie de la guérison :
« En traversant la forêt, vous avez été patient là où vous marchiez, et c’est ainsi que nous voyons la guérison. Comment préparer quelqu’un à la guérison? Ce stade brut du moment présent est l’amorce parfaite de la guérison de quelqu’un. Quelqu’un qui n’a pas travaillé sur lui-même, voilà à quoi cela ressemblerait. Des troncs d’arbres ici, coupés en morceaux, en désordre ici, des émotions non traitées là, de quelle façon commencer à approcher cela? »
En concevant des programmes centrés sur la guérison et le soin, la communauté de Barriere Lake espère intégrer ce qu’elle a appris en accueillant un ancien programme éducatif sur ses territoires familiaux traditionnels tout au long des années 1990. Le « Summer Remedial Program » (Programme estival de soutien) offrait un moyen de transmettre aux jeunes de la communauté le savoir traditionnel fondé sur le territoire, parallèlement au programme d’études du système éducatif provincial. Cette approche éducative multi-sites de la programmation sert de préambule à toutes les étapes du processus de guérison par le biais d’enseignements fondés sur la terre, et honore la tradition de préservation et de protection du paysage contre la surutilisation en alternant les sites d’une saison à l’autre.
À mesure que nous menions des recherches sur la communauté de Barriere Lake et à ses côtés, la nécessité de soutenir la résurgence autochtone s’est imposée. Leanne Betasamosake Simpson, spécialiste des Michi Saagiig Nishnaabeg, écrit qu’il faut créer des espaces de pédagogie autochtone fondée sur la terre qui remettront inévitablement en question l’autorité et les institutions coloniales :
« …une résurgence des systèmes intellectuels autochtones et une récupération du contexte opérationnel de ces systèmes favorisent davantage la propulsion vers l’avant de notre nation et le rétablissement des systèmes politiques autochtones parce qu’elles repositionnent les gens sur la terre dans un contexte propice à la résurgence et à la mobilisation. »
Situé à l’extérieur de la réserve, le pavillon de ressourcement de Barriere Lake défie déjà l’autorité coloniale. En tant que chercheurs non autochtones dans les disciplines de l’architecture et de l’urbanisme, nous avons dû reconnaître les limites de notre participation et les risques d’académiser la recherche d’une manière qui idéaliserait davantage le savoir occidental par rapport au savoir autochtone. Notre objectif était de produire quelque chose de concret et d’utile tout en préservant l’autonomie et la voix des dirigeants communautaires. L’approche pragmatique consistant à créer des résultats pour notre recherche essentiellement centrée sur le projet de pavillon de ressourcement de Barriere Lake, ainsi que notre décision de réaliser un court métrage mettant en valeur les traditions orales de la communauté, soutiennent la résurgence autochtone en offrant des outils autonomes qui existent en dehors de la structure institutionnelle du CCA.
Tel qu’il ressort de la présence d’une page GoFundMe et de notre première conversation avec Norman Matchewan, conseiller de la bande des Algonquins de Barriere Lake qui dirige le projet du pavillon de ressourcement, la communauté doit trouver des fonds pour pouvoir lancer la première phase de construction. S’il existe bien des plans futurs pour le projet susceptibles d’impliquer des architectes, les chercheurs ou chercheuses et les étudiants et étudiantes en design que nous sommes ont choisi d’adopter une position d’observation des besoins de la communauté dans les premières étapes du projet et de fournir un type d’infrastructure médiatique qui pourrait répondre à ces besoins et continuer d’être utilisée au sein de la communauté.
Après une semaine de visite à Rapid Lake, nous avons déterminé que le meilleur résultat de notre recherche serait de produire un Google Drive en accès libre qui contiendrait un court métrage sur le pavillon de ressourcement comme point d’entrée pour ceux qui accèdent au Drive pour la première fois ou pour les personnes qui désirent en savoir plus sur le projet de centre de ressourcement, suivi d’une archive incluant les documents de financement. Avec la permission de Norman, nous avons produit des images et des audioclips de Keekagin lors de notre visite à Rapid Lake et enregistré des conversations sur la phase actuelle de construction entreprise par la communauté. N’ayant au préalable aucun objectif précis quant à ce que nous allions produire pendant notre séjour à Rapid Lake, nous espérions trouver le moyen d’exprimer l’état actuel du pavillon de ressourcement et du terrain sur lequel il est situé afin de mieux comprendre les tenants et aboutissants du projet de construction et ce qu’il représente pour la communauté.
Lors de notre entretien avec la directrice du pavillon de ressourcement Onen’tó:kon, Lori Tarbell, nous avons appris que le suivi planifié des demandes d’admission des clients, les ressources liées à la programmation de l’établissement et la documentation des premières étapes de la mise en place d’un pavillon de ressourcement contribuent tous à l’obtention de fonds auprès de diverses sources gouvernementales et non gouvernementales. Suite aux informations que Lori a partagées avec nous, et forts de notre connaissance du réseau géographiquement éloigné des soutiens de Barriere Lake, dont fait partie Shiri Pasternak, alliée de longue date, nous avons décidé de créer une infrastructure numérique pour faciliter le traitement et l’organisation des documents relatifs au financement et à la construction du pavillon de ressourcement. De cette façon, la communauté de Barriere Lake ainsi que ses appuis et les personnes intéressées par la façon dont les centres de guérison autochtones sont établis pouvaient facilement accéder, partager et contribuer aux ressources dans le cadre du Drive.
Le Google Drive en libre accès du pavillon de ressourcement polyvalent de Barriere Lake (Barriere Lake Multipurpose Healing Centre Open-Access Google Drive) contient actuellement des archives liées aux demandes de financement antérieures, un formulaire d’admission pour suivre les demandes de prise en charge de clients, des fichiers audio et visuels de l’état d’avancement actuel du pavillon de guérison et le court-métrage. Un guide d’utilisation (user guide) fournit aux lecteurs un plan de la structure des dossiers et des instructions pour utiliser le Google Drive. Nous avons choisi Shared Drive de Google comme structure globale, car il s’agit d’une ressource à long terme gratuite qui comprend des fonctionnalités intuitives pour les utilisateurs de bureau et mobiles. La propriété du lecteur (Drive) sera transmise à Norman Matchewan, Shiri Pasternak et à toute personne membre de la communauté ou alliée qui souhaite participer. Nous espérons que les informations contenues dans le Google Drive partagé constitueront un précédent utile pour d’autres communautés autochtones qui souhaitent établir des espaces de guérison sur leurs propres territoires.
Alors que le cycle thématique de trois ans de Dans la postcolonie touche à sa fin, nous proposons de positionner ce projet, ainsi que les immenses efforts déployés par la communauté de Barriere Lake pour matérialiser un pavillon de ressourcement sur leur territoire, comme une incitation à poursuivre les conversations autour des conséquences de la dépossession spatiale et territoriale entraînées par les pratiques coloniales.
Ce projet a été réalisé sous la direction de Rafico Ruiz et en conversation à la fois virtuellement et en personne avec de nombreux contacts de proximité.
Tout au long du projet, les étudiants à la maîtrise se sont entretenus avec la communauté de Barriere Lake et d’autres alliés du projet au sujet de leur futur pavillon de ressourcement, avec des architectes et des directeurs généraux de pavillons de ressourcement existants, avec des cinéastes locaux œuvrant aux côtés des communautés autochtones du Québec, avec des designers (graphiques et architecturaux) qui conçoivent des trousses à outils destinées à aider les communautés à mieux comprendre les systèmes politiques complexes, et avec le personnel du CCA qui a participé au montage du court métrage et du projet de recherche. Les auteurs tiennent à remercier Norman Matchewan, Jessica Thuskey, Maggie Wawatie, Cindy Deschenes, Kelley Bird-Naytowhow, Obert Friggstad, Guillaume Collin, Ann March, Lori Tarbell, Arlette Vandenhende, Norman Clarke, Rosten Woo, Christopher Clarke McQueen, Isadora Chicoine-Marinier et le personnel du CCA. Ils expriment aussi leur gratitude à Shiri Pasternak pour ses commentaires judicieusement distillés au cours du projet et pour son plaidoyer énergique en faveur de Keekagin et d’autres initiatives en cours au sein de la communauté de Barriere Lake.