Bruxelles : luttes, mémoire collective et tactiques de résistance queer
Bui Quy Son et Paul-Antoine Lucas d'Exutoire en conversation avec Léa Brami et Alexander Auris sur la défaillance queer et le potentiel d'un monde post-binaire
Bruxelles, 9h30 du matin, terrasse de La Perle
Nous avions posé le dictaphone sur la table du café pendant qu’Alexander et Léa partageaient avec enthousiasme sur leurs quêtes respectives d’identité queer dans l’art et l’architecture. Ensemble, nous avons passé la journée à flâner dans les quartiers de Laeken et de Schaerbeek, découvrant Bruxelles à travers les yeux et les histoires d’Alexander et de Léa – du marché animé de la Place Bockstael et de la Place Liedts très fréquentée à l’espace associatif de Brave et chez Léa. Les différentes expériences d’Alexander et de Léa nous ont amenés à débattre des difficultés liées à la quête du sentiment d’appartenance en ville, de la vulnérabilité des jeunes praticien·ne·s dans leurs efforts pour trouver leur voix et de l’avenir de leurs pratiques.
- PAL
- Bonjour, Alexander et Léa. Qui êtes-vous et qu’est-ce qui vous a amené·e·s à Bruxelles? Qu’est-ce qui vous a poussé·e·s à vous intéresser à la notion du queer en architecture? Et avec cet intérêt en tête, quelle est votre expérience vécue de la ville?
- AA
- Je suis un architecte péruvien et je suis venu à Bruxelles il y a quatre ans pour mon master. Comme mes études antérieures m’avaient laissé plutôt désabusé, je me suis promis de ne plus travailler que sur des sujets qui m’intéressent vraiment, des discussions auxquelles je peux vraiment apporter quelque chose. Pendant mes études en Belgique, j’ai trouvé la liberté et le soutien nécessaires pour développer mes propres idées. Pour mon projet de diplôme, j’ai commencé à faire des recherches sur le queer et sur la manière dont ma propre identité queer se relie à ma compréhension de l’espace.
- LB
- Je suis artiste, architecte et écrivain; ma pratique se réalise à travers des installations, des performances, l’enseignement, l’art textile et la sérigraphie. Je suis venu à Bruxelles parce que je voulais étudier l’art et que je ne me voyais plus vivre à Paris. Ma pratique a débuté sous l’emprise d’une grande colère. À 22 ans, alors que j’étudiais l’architecture, j’ai commencé à remarquer à quel point le patriarcat avait nui à ma vie et à mon corps. J’étais aussi déprimé par mes études d’architecture, par l’école, et je ne m’identifiais pas aux connaissances partagées par mes professeurs. Quand j’étais très jeune, les musées me semblaient un endroit plus safe. Cependant, cette crise personnelle vécue à 22 ans m’a révélé qu’il y avait beaucoup de violence institutionnelle dans les musées, beaucoup de sexisme. Pour mon mémoire de master, j’ai proposé un manifeste pour une nouvelle forme de musée en employant une approche féministe. C’était une façon de transformer ma colère en quelque chose de plus beau, quelque chose qui avait du sens pour moi. C’est ainsi qu’est née ma pratique. Mon but n’était pas d’inventer une pratique queer, mais de créer une architecture qui puisse nous moduler, nous libérer et nous émanciper.
- BQS
- Comment la ville influence-t-elle votre pratique et vos recherches sur le queer en l’architecture?
- AA
- Construire un réseau d’ami·e·s, un réseau d’espaces safe et de personnes avec qui on se sent à l’aise prend toujours du temps. Il m’en a fallu un peu pour trouver ma place en Belgique. Ça fait à peine un an que j’ai pris l’initiative de rencontrer de nouvelles personnes et de réellement découvrir ce que la ville a à offrir. D’après mes observations, étudiant·e·s qui viennent à Bruxelles restent souvent après leurs études en tant qu’artistes ou architectes, mais la plupart d’entre nous ont du mal à trouver un emploi stable, à être payé·e·s correctement. Nous aimons notre travail, mais nous sommes vulnérables. C’est probablement la raison qui nous pousse à entrer en contact avec d’autres personnes, à collaborer. C’est triste de penser que l’énergie de la ville pourrait être le produit de cette vulnérabilité.
- BQS
- Vous semblez parler de Bruxelles comme d’une méta-ville plutôt que d’un lieu physique. C’est là où vous construisez votre réseau social et votre infrastructure.
- AA
- Mon problème est que j’oublie souvent d’être architecte; en ce moment, j’ai tendance à m’intéresser davantage à la performance et aux corps. L’espace physique n’est parfois que le contenant où se produisent les interactions. C’est pourquoi j’aime l’endroit où nous nous trouvons en ce moment, le café La Perle – la nuit, quand la fête commence, mais aussi le jour, en raison de la Place Bockstael, à laquelle le café fait face. À Bruxelles, il y a différents marchés qui ont lieu une ou deux fois par semaine et qui se déplacent d’une place à l’autre. Je pense que les marchés illustrent bien cette ville très diverse, cette ville de migrants, dans leur façon d’apparaître, de disparaître et de se déplacer. Pour moi, c’est un phénomène très particulier, comparé à l’endroit d’où je viens. Ici, la précarité est très visible. On l’a sous les yeux tout le temps, et j’aime être dans des endroits où elle n’est pas cachée. Il en résulte une quantité de choses qui ne pourraient pas se produire dans une autre ville.
- PAL
- Lorsque l’on discute du queer en architecture, on évoque souvent l’idée d’une méthodologie queer, d’une approche queer de la création d’espace, du processus créatif ou de la pensée théorique. En tant que personne queer contrainte de passer par l’étape du coming out, il nous faut constamment prendre conscience de notre propre présence dans l’espace et de la façon dont les gens nous regardent. Donc, le fait d’être architecte ou designer nous amène souvent à penser intuitivement à la manière dont nous positionnons les gens dans un espace où ils seront regardés.
Cette dualité de perspective crée une conscience de soi particulière, une inclusivité intuitive, un besoin constant de faire en sorte que les gens se sentent les bienvenu·e·s dans l’espace que l’on crée. On veut s’assurer qu’iels ne seront pas jugé·e·s lorsqu’iels y entreront. Cela peut se manifester de différentes manières – dans l’accessibilité de l’esthétique de l’architecture, dans ses préoccupations écologiques, dans une architecture suffisamment bizarre et étrange pour rendre tout acceptable. En créant de l’inconfort, ce travail met tout le monde (ou presque) au même niveau. - LB
- Je suis d’accord. Quand je réfléchis à ce qu’est une approche queer, je pense au capitalisme, au racisme, au validisme, et pas seulement en me demandant si je suis bisexuel ou non-binaire. Nous subissons toutes et tous les impacts des systèmes, nous pouvons donc toutes et tous reproduire l’oppression et nous devons en être conscient·e·s.
Une partie de mon travail porte sur la mémoire collective, la manière dont nous pouvons préserver nos tactiques, nos connaissances, toutes les choses que nous apprenons et découvrons, tout ce que nous créons en tant que communauté. Je crois vraiment que le fait d’avoir des artefacts, des lieux ou des rituels est un bon moyen de sauvegarder nos connaissances. À force d’être racontées à maintes reprises, les histoires ont tendance à disparaître parce qu’il n’y a rien pour les recueillir. Dans mon travail, je recrée et manipule la mémoire avec des artefacts et rituels imaginés. C’est une sorte d’acte réparateur. - AA
- Quand j’ai commencé à développer ma pratique, je voulais que mes recherches soient aussi inclusives que possible et j’ai décidé de ne pas travailler sur les espaces physiques, mais sur les expériences. Je me suis demandé, par exemple, comment mon expérience en tant que personne queer au Pérou se compare à celle d’une personne queer en Belgique ou en France. J’ai défini trois sphères, trois étapes dans l’affirmation de l’identité queer dans le monde.
La première consiste à se rendre compte que l’on est différent·e dans ce monde hétéronormatif. Cette expérience de prise de conscience se produit partout et nous rassemble à un certain niveau. Je veux analyser les espaces qui permettent cette prise de conscience; je les appelle la « sphère affective ». La deuxième sphère consiste à rechercher des personnes comme nous et à réaliser que ces interactions peuvent avoir lieu aussi bien dans l’espace virtuel que dans l’espace physique. Cette deuxième strate, la « sphère XXXXX », peut se dérouler dans des espaces publics, privés ou virtuels, selon la ville. La troisième de ces sphères est la « sphère politique ». C’est ici que nous décidons de la manière dont nous voulons nous présenter dans la vie publique de tous les jours. L’idée d’être out ou non est une décision politique liée aux espaces publics et aux espaces de pouvoir. La sphère politique comprend la chronologie des événements politiques et historiques de chaque culture ou ville qui nous ont permis de vivre à ce moment précis et dans cet environnement, d’être out ou non.
Cette notion de réalisation de soi, de reconnaissance chez les autres, d’ouverture aux autres et à la vie publique vient de mes propres expériences queer. Ce qui m’intéresse à présent, c’est de voir comment je peux utiliser cette recherche et la traduire en interventions physiques dans l’espace, pour ajouter une nouvelle dimension à ma pratique architecturale. - LB
- Je pense que l’espace physique est important. L’argument que j’ai avancé à la fin de mes études est que la seule architecture qui s’adapte aux bouleversements est peut-être le corps. Lorsque l’on est confronté·e à quelque chose d’inhabituel, on peut changer ses habitudes, développer d’autres gestes et créer une autre façon d’agir et d’entrer en relation avec les autres. Pour ce faire, nous avons besoin d’espaces qui remettent en question notre identité et nous donnent l’occasion d’entrer en contact avec d’autres personnes. Toutefois, le design queer a tendance à cristalliser les choses de manière trop méticuleuse; ce qui importe davantage, c’est une pratique queer, un regard queer, qui nous permet de construire différemment.
- BQS
- Parfois, la subversion programmatique d’un espace existant pourrait être associée à une certaine approche queer. Le design est-il possible dans des espaces déjà institutionnalisés, ou peut-on rendre ceux-ci queer? Ou alors, faut-il concevoir ou créer de nouvelles typologies d’espace?
- PAL
- Je pense qu’il reste important d’essayer de penser et de construire des espaces inspirés par des méthodologies queer, au risque d’échouer et d’obtenir de mauvais modèles. Cela permettrait de laisser des traces, une mémoire, quelque chose sur lequel on peut s’appuyer, qui a le potentiel d’avoir une influence disciplinaire et de changer les espaces urbains de nos villes. Un autre effet pourrait être de remettre en question les méthodologies dépassées que nous utilisons en tant qu’architectes. La possibilité de concevoir une intervention qui serait liée à ces artefacts d’une manière plus spatiale vous intéresserait-elle?
- LB
- Parfois, j’ai trop peur d’échouer. C’est une grande responsabilité de construire quelque chose; c’est peut-être pour cela que je fais de l’art. Si je réalise que j’opprime quelqu’un ou que je pousse un corps à agir d’une certaine manière, il me sera difficile d’y faire face. Mais vous avez raison, nous avons besoin de personnes qui ont une pratique architecturale queer, qui sont en train de faire, d’échouer, de créer et de recréer.
- PAL
- Dans notre pratique, nous voulons aussi être critiqués. Nous voulons d’abord exister, être visibles et voir ce qui en découle. Je pense qu’une pratique queer a besoin d’être commentée, d’être constamment repensée – selon un processus de construction et de déconstruction. Cela peut être un défi, mais c’est justement le bon côté de la chose.
Revenons aux espaces de résistance, au besoin de mémoire, aux espaces plus safe. Pour que les mémoires soient collectives, pour qu’il y ait un partage du savoir collectif, la question de l’intendance semble être une nécessité. Katarina Bonnevier en a beaucoup parlé. Il ne s’agit pas seulement de construire un pavillon queer et de l’installer sur la place centrale, il s’agit de savoir qui va activer ou entretenir ce lieu. Cet acte d’administration est également un acte queer. S’il fallait, par exemple, redessiner une place publique, comment s’assurer d’impliquer la communauté qui l’utilisera et qui se l’appropriera? - BQS
- Les pratiques queer se ramènent aussi à des pratiques du care. Pour une bonne part, il ne s’agit pas seulement de fournir l’infrastructure, mais aussi de la maintenir en vie.
- LB
- Et cela, nous ne l’avons pas appris à l’école d’architecture. Ce qui nous manque dans notre pratique, ce sont tous les gestes liés à l’entretien, au nettoyage, à la logistique et à toutes les personnes impliquées dans l’organisation. Nous les ignorons, mais sans elleux, nous ne sommes rien, et nos bâtiments ne seraient rien.
- BQS
- Dans cette optique, je me demande ce que vous faites pour entretenir vos propres pratiques. Quel est votre modèle économique? Comment faites-vous pour survivre?
- AA
- Je travaille comme architecte à Bruxelles et cela me permet de payer mes frais de subsistance. En parallèle, je fais des recherches personnelles et je partage mon temps entre des projets artistiques qui prennent différentes formes : films, workshops et conférences. Comme j’ai reçu une bourse du gouvernement flamand, j’ai pu développer mes recherches dans le cadre d’un cours optionnel à la faculté d’architecture de la KU Leuven.
- LB
- Je pense qu’il est important d’en parler; cela fait partie de notre pratique et c’est une réalité. Pour moi, la réalité est moins rose que pour Alex parce que je travaille dans un café. J’ai décidé d’en faire mon gagne-pain. Je suis devenu serveur, car mes revenus étaient très instables. Parfois, je gagne juste assez d’argent pour vivre un mois, et parfois je ne retire qu’une centaine d’euros de ma pratique. Comme je réalise et paie pour mes projets moi-même, j’ai besoin d’argent pour acheter des textiles ou de la résine, et c’est très cher. En ce moment, je fais des démarches pour obtenir une résidence et une bourse parce qu’il est très difficile de développer une pratique quand on a un travail à côté. On est toujours fatigué·e, on met tant d’énergie dans quelque chose qui n’a pas de sens. Lorsque nous aurons fini de parler aujourd’hui, j’irai au travail, pour effectuer mon service de nettoyage au café.
- PAL
- Comment voyez-vous l’évolution de votre pratique dans un avenir proche? Quels avenirs – idéaux et réalistes – imaginez-vous pour votre pratique?
- AA
- Ma prochaine ambition est de passer à des interventions spatiales, à des représentations et des expériences architecturales physiques, mais je veux aussi poursuivre mes recherches sur les « Queer Commons ». Le futur pour moi, c’est aussi obtenir une habilitation en architecture. Après cela, je continuerai à expérimenter avec le design à travers des concours, et j’espère que ça m’apportera d’autres possibilités.
- BQS
- Souhaiteriez-vous poursuivre vos recherches universitaires parallèlement à la construction?
- AA
- Oui, car je suis en désaccord avec cette idée que la théorie et la pratique sont indépendantes l’une de l’autre. La recherche académique ne m’intéresse que si elle se traduit dans la pratique.
- LB
- J’espère que j’obtiendrai bientôt des conditions matérielles décentes pour ma pratique, que je n’aurai plus besoin d’un travail d’appoint. Mais je ne vous dirai pas ce que je pense de mon avenir [rires]. J’ai une idée précise de ce dont je rêve et de ce que je veux, mais il vaut mieux que cela reste secret, car je veux l’avoir pour moi [rires].
- BQS
- Très bien. Mais au moins, vous savez ce que vous voulez faire pour l’instant: sortir de ce mode de survie, ce qui, je pense, sera un grand pas en avant.
- PAL
- À présent, une dernière question : Quelles seraient les conditions idéales – sociales, politiques, environnementales, idéologiques – pour une pratique queer de l’architecture? Y a-t-il quelque chose que vous changeriez radicalement, ou quelque chose de nouveau que vous pourriez insuffler?
- LB
- Cette question n’a rien d’amusant. Quand je l’ai lue, je me suis dit : « Oh mon Dieu! Je n’en sais rien! »
- AA
- Je pense qu’à l’avenir, nous devrons réaliser que nous sommes toutes et tous queer [rires]. Nous ne savons pas que nous ne sommes pas statiques et que nous évoluons constamment. Il s’agit simplement d’en prendre conscience et d’être plus ouvert·e·s.
Cet article est le deuxième d’une série de trois articles rédigés par Exutoire et intitulés “Pratiques queer en architecture : nouvelles perspectives à Stockholm, Bruxelles et Paris”.