Mousse de sphaigne (Sphagnum flexuosum)
Ces articles font partie de Zomia Garden, un projet organisé et rédigé par notre commissaire émergente 2023–2024 Yutong Lin. Dans cette série, Lin invite divers chercheurs et artistes à réfléchir à l’écologie, au paysage et à la culture de la région montagneuse de l’Himalaya et du Hengduan à travers l’analyse d’espèces botaniques spécifiques.
L’étendue de la mousse
Hongyu Chen
1 Les montagnes Gaoligong séparent les réseaux hydrographiques des fleuves Nu et Irrawaddy, où convergent plusieurs plaques continentales2. Cette région abrite une diversité botanique et différents types de sol distribués verticalement. Cela signifie que des réalités de vie distinctes prennent ancrage à des altitudes différentes, sur des pentes variées.
Perché à 1 800 mètres d’altitude, le village d’Heifeishu, dont le nom signifie « écureuil volant noir », est l’implantation la plus haute que j’ai atteinte dans les montagnes Gaoligong. Son nom évoque une richesse écologique révolue – un milieu où évoluaient les écureuils volants parmi les forêts denses dont ils dépendaient – et les anciens modes de vie des villageois – chassant ces animaux, puis fumant et séchant leur viande. Aujourd’hui, les écureuils ont disparu, mais les maisons à ossature de bois des habitants sont toujours là, leurs structures délabrées reflétant les bouleversements environnementaux subis dans la région.
À l’origine, nous venions pour documenter la pratique traditionnelle du chant baishi chez le peuple local Lisu3. Cette tradition fait appel à une expression improvisée régie par un ensemble de conventions, exigeant à la fois une endurance physique pour épouser son style vocal très codifié et une maîtrise de la langue lisu pour canaliser une charge émotionnelle profonde. Dans le village d’Heifeishu, les gardiennes de cette coutume étaient une poignée de femmes comme Shuohuama. Elle a près de soixante ans, et fume toujours la pipe pendant ses pauses. Elle a un don pour improviser ses pensées tout en chantant. Autrement, nous ne connaissions pas grand-chose d’elle, même pas son véritable nom. Les gens l’appelaient Shuohua ma, ce qui veut dire « mère de Shuohua ».
Shuohuama se lève toujours la première le matin. Dans la maison bâtie autour de l’âtre, elle fait mijoter le gruau de maïs, puis sort discrètement nourrir le bétail. Vers huit heures, ses amies – ses belles-sœurs – arrivent. Provisions sèches et eau sanglées sur le dos, les femmes discutent et rient en s’enfonçant dans les bois à la recherche de mousse. À la tombée de la nuit, elles émergent de cette même forêt, portant des sacs de tissu plus grands que leur propre corps. Elles sont à ce moment trop épuisées pour parler.
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Cet article est dédié à Petit oncle. Il retrace mes premières incursions dans l’écologie des bryophytes. À notre retour au village d’Heifeishu en septembre 2024, nous avons appris que Petit oncle était tombé d’une falaise lors d’une cueillette. Sa maison est toujours là, avec ses planchers en bois centenaires, habitée aujourd’hui seulement par sa veuve. ↩
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La chaîne de montagnes Gaoligong, située à la frontière entre la Chine et le Myanmar, marque la zone de suture entre la plaque Shan-Malay et le continent eurasien, ainsi que la frontière de collision entre la plaque indienne et le bloc de Qinghai-Tibet. Possédant une topographie unique et une riche biodiversité, ces montagnes ont attiré au vingtième siècle des chasseurs de plantes occidentaux comme George Forrest et Frank Kingdon-Ward. De nombreuses espèces végétales indigènes aux monts Gaoligong sont aujourd’hui conservées dans des herbiers aux Royal Botanic Gardens de Kew et au Royal Botanic Garden d’Édimbourg, entre autres institutions. ↩
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Le peuple Lisu vit à cheval sur le sud-ouest de la Chine, le nord du Myanmar, le nord de la Thaïlande et le nord-est de l’Inde. ↩
Les sacs de tissu sont remplis d’une variété de mousse humide particulière. Les Lisu l’appellent ꓢꓶꓹ ꓑꓲ ꓡꓲ, terme général pour des mousses à la définition vague, mais distinctes des lichens ou des usnées. Il y a cinq ans, un négociant extérieur itinérant s’est présenté au village d’Heifeishu avec une photographie d’une mousse bien précise, demandant si quelqu’un en avait vu. Tout le monde ici savait qu’elle poussait en abondance sur la montagne en arrière des maisons – un endroit qu’ils nomment ꓠꓲ ꓚꓵ ꓛꓵ: ꓗꓹ ꓛꓲ ꓛꓲ, « terrain de jeu des petits fantômes1 ». Cette montagne est l’endroit où les gens du village avaient l’habitude de récolter herbes médicinales, champignons et bois de chauffage, et où ils ont commencé à prélever la mousse pour le négociant. On dit que les mousses n’ayant jamais été perturbées, leurs tiges et leurs feuilles poussaient si densément imbriquées qu’à la première récolte par les villageoises, le couvert tout entier dépassait le genou d’un adulte.
La montagne ꓠꓲ ꓚꓵ ꓛꓵ: ꓗꓹ ꓛꓲ ꓛꓲ abritant la forêt la plus proche du village, cette dernière a été dépouillée de sa mousse dès la première année. Par la suite, les villageois ont dû s’aventurer plus loin chaque saison sèche. Les gens pensaient que la mousse repousserait en cinq ou six ans et étaient persuadés que leurs récoltes n’endommageraient pas l’écosystème. Avec le temps, ce sont surtout les femmes qui ont assuré la cueillette, les hommes – qui ont tendance à boire plus d’alcool – étant plus susceptibles de tomber des falaises lors de marches prolongées.
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« ꓠꓲ ꓚꓵ ꓛꓵ » est une sorte de fantôme. Il se montre généralement sur la montagne du crépuscule à minuit avec du feu sur sa tête. Apparaissant toujours en groupes, il aime la fête et la danse. En 2024, quand nous sommes revenus sur la montagne, la saison des pluies achevait et nous avons trouvé une quantité de gros bolets. Les habitants locaux croyaient qu’ils étaient vénéneux. Cela m’a fait m’interroger sur les origines du nom de la montagne – peut-être fallait-il y voir un lien avec les hallucinations provoquées par les champignons. Une autre possibilité est que le nom vienne des croyances animistes des Lisu. Les fréquents rituels d’exorcisme dans le village peuvent avoir eu pour fonction de repousser les esprits vers la montagne. ↩
Les négociants ne viennent au village qu’une fois amassée suffisamment de mousse pour que leur voyage à travers ces reliefs en vaille la peine. Ces dernières années, le jeune acheteur du village voisin a fait tout un périple avec son petit camion à travers les localités en haute altitude des confins du Tibet et du Nujiang, notamment le comté autonome Derung et Nu de Gongshan, le comté de Fugong et la ville de Liuku pour collecter la mousse ramassée. Les prix fluctuent constamment – parfois 80 yuans par sac, parfois 100 yuans1. Une fois que l’entrepôt est rempli de sacs de mousse, des négociants extérieurs à la province les chargent sur des camions plus grands.
Les vendeurs n’étaient pas totalement certains de la finalité commerciale de la mousse, mais ils disaient qu’elle était excellente pour la culture des orchidées. Plus tard seulement, j’ai réalisé qu’ils ramassaient en fait de la sphaigne. La capacité sans égal de celle-ci à retenir l’humidité tout en assurant l’aération du sol permet aux amateurs d’orchidées de recréer les conditions naturelles de croissance de ces plantes délicates – une relation symbiotique observée dans les montagnes Gaoligong. La flore de cette région possède la plus grande variété d’orchidées en Chine, avec à ce jour 74 genres, 263 espèces et 3 variétés recensées, un portrait appelé à s’enrichir au fil des explorations botaniques à venir2. Historiquement, durant les périodes où les transports étaient inadéquats et la réglementation, laxiste, les montagnes Gaoligong ont été un pôle de récolte des plantes rares et de leur commerce illégal. Les gens du cru abattaient des arbres au bois précieux, cueillaient des orchidées et autres végétaux dans les montagnes, qu’ils vendaient ensuite à des intermédiaires pour des prix dérisoires. Ces produits étaient ensuite acheminés jusqu’aux marchés, où ils s’échangeaient pour des montants bien au-delà de ce que les montagnards auraient pu imaginer.
Les jeunes ici désignent souvent une plante en plaisantant et affirment : « Regardez, c’est une nouvelle variété ». Le mot variété s’est infiltré dans le langage quotidien grâce au commerce des orchidées, où il signale la valeur d’une plante. Si les prélèvements illégaux n’ont pas disparu, ils ont ralenti sous l’effet de la diminution d’orchidées sauvages rares, de la répression accrue de la cueillette interdite et du lent, mais persistant attrait pour le travail salarié, qui entraîne les villageois dans le mouvement migratoire. Contre toute attente, la vie des sphaignes, orchidées et habitants est devenue étroitement liée, par l’action de l’industrie botanique. Avant de me rendre au village d’Heifeishu, je ne prêtais pas attention aux mousses, les considérant surtout comme un signe d’humidité, de nature vierge. La sphaigne est la première d’entre elles que j’ai réellement appris à connaître. Pour les villageois d’Heifeishu, celle-ci était une source d’eau douce bien avant que des étrangers viennent pour l’acheter. Un cueilleur d’expérience, que nous appelions affectueusement « Petit oncle », m’a confié qu’il pouvait boire en pressant la sphaigne à chaque fois qu’il en trouvait dans les montagnes – inutile d’emporter de l’eau. Dans la vague image que je me faisais des monts Gaoligong, je me demandais si c’était le genre de paysage où poussent les sphaignes. Mon intérêt s’est porté sur ce que faisaient les cueilleuses au cours de ces longues journées dans la forêt. Quand j’ai demandé à me joindre à elles dans les montagnes, tout le monde s’y est opposé. Petit oncle a argumenté que les falaises présentaient un risque mortel, et que nous n’y arriverions pas. Après que nous ayons promis de rebrousser immédiatement chemin en cas de terrain impraticable, les tantes ont accepté, à regret, de nous emmener.
En chemin, elles riaient et devisaient comme s’il s’agissait d’un pique-nique, me faisant douter de la dangerosité réelle de ces falaises. Ou peut-être que leur gaieté venait-elle de l’espace social créé par la récolte des mousses – rare occasion d’échanger des blagues hautes en couleur, les potins du village, puis rentrer une fois de plus chargées du produit de la journée. Après avoir longé les falaises pendant un moment, j’ai rebroussé chemin, par crainte, alors que Cui, qui m’accompagnait, a continué à suivre les tantes. En septembre 2024, nous étions de retour dans ces montagnes pour étudier plus avant l’écologie des sphaignes, aux côtés des tantes dans leur expédition de cueillette sur le ꓠꓲ ꓚꓵ ꓛꓵ: ꓗꓹ ꓛꓲ ꓛꓲ. Vu des airs, ce sommet n’est qu’une légère nervure parmi les plis innombrables de la chaîne de montagnes Gaoligong. Sur le terrain, j’ai commencé à prêter attention aux changements dans la couleur des sols et à observer des épiphytes sur les troncs et souches en décomposition. À une altitude de 2 000 mètres, les forêts de conifères cédaient complètement la place aux clairières et à des peuplements d’aulnes népalais. Alors que nous approchions de la cime, les pins se faisaient de plus en plus clairsemés, jusqu’à être totalement absents, remplacés par des buissons agrippés aux falaises abruptes.
Le chemin devant nous était trop dangereux – je n’ai pu atteindre à nouveau les falaises, m’arrêtant à côté d’un arbre mort. À hauteur de regard, ce bois putréfié présentait une tapisserie verticale de vie : le Racopilum entourant la base, la hypne triquelle montant en spirale, le porella brillant de ses frondes cireuses, la parmélie s’émiettant – chaque espèce occupant sa place. Sur les surfaces plus plates, diverses orchidées Bulbophyllum éblouissaient de leurs fleurs mandarine. Peut-être que ces orchidées n’avaient pu dépasser ce perchoir mort qu’avec l’aide des mousses et lichens, qui conservaient humidité et nutriments. C’est là que les tantes avaient cueilli des années auparavant; maintenant, il leur fallait pousser plus loin, permettant à la mousse de se réapproprier ses parcelles pillées.
Il n’y avait aucune trace de sphaigne résiduelle sur tout le flanc sud, même pas au sommet de la montagne où les villageois l’avaient récoltée par le passé. Nous avons pensé que ꓠꓲ ꓚꓵ ꓛꓵ: ꓗꓹ ꓛꓲ ꓛꓲ n’en abritait plus aucune, jusqu’à ce que tante Shuohuama nous révèle qu’il en restait un peu en bas du flanc nord. L’intense lumière du soleil et l’érosion incessante avaient ici considérablement aminci la couche de terre, quelques plaques de lichens séchés se détachant des roches. Les rares touffes de sphaigne atteignaient péniblement deux centimètres de haut, leurs colonies n’étant pas plus larges que la paume de ma main. Des lichens Cladonia poussaient à quelques dizaines de centimètres, leurs apothécies cramoisies rappelant des champignons, ce que, dans un sens, ils étaient, mélange symbiotique de mycophytes et d’algues, capables de supporter une aridité extrême. C’est avec surprise que j’ai constaté la présence de sphaigne – une plante qui s’épanouit dans l’humidité – à côté du lichen Cladonia, qui vit habituellement dans des environnements secs.
Sur l’étroite pente où j’avais fait arrêt, la sphaigne, le lichen Cladonia et le Polytrichum – en plus d’autres espèces non identifiables ou de moindre intérêt – semblaient cloisonner des microclimats de quelques centimètres. Si les tourbières d’Amérique du Nord et des régions septentrionales d’Europe convertissent progressivement au fil des millénaires les dépressions en systèmes aquatiques, les colonies que j’ai croisées dans les montagnes Gaoligong s’accrochent obstinément aux pentes plutôt qu’aux cuvettes. Leur choix d’habitat résiste à l’explication scientifique normale, et leur trajectoire semble énigmatique. Même après mon retour dans des espaces urbains plus régulés, j’ai remarqué la vitalité indomptable de la mousse – si spontanée qu’elle en défie toute gestion de l’espace.
De telles rencontres intimes m’interrogent : que peut signifier percevoir le monde à travers la sensibilité d’une mousse? N’envisager celle-ci que comme un sujet microbotanique, c’est ignorer sa prolifération et sa diversité. La sphaigne seule représente plus de 300 espèces connues à travers chaque continent. Les Scandinaves de l’âge du fer récoltaient la tourbe formée par l’accumulation de sphaigne pour la fonderie, et les Premières Nations d’Amérique du Nord utilisaient les propriétés absorbantes et légèrement antibactériennes de la mousse pour produire des langes, des serviettes périodiques et des cataplasmes1. Peu importe les cultures, la sphaigne est indissociable des sociétés humaines, que ce soit pour le travail ou la survie des femmes, et jusqu’à son rôle dans l’essor des marchés de l’esthétique basée sur la botanique. En même temps, ses migrations planétaires sont probablement survenues avant l’existence humaine, à la faveur des collisions entre plaques continentales, et se sont poursuivies lors des périodes de grands déplacements anthropiques. Mais réduire les mousses à de simples schémas de répartition occulte aussi le génie de celles-ci, capables d’élaborer des stratégies de survies inopinées, même dans les plus modestes crevasses et les recoins les plus négligés. Une telle adaptabilité défie la taxinomie : une même espèce peut adapter rapidement sa morphologie pour se mettre au diapason des évolutions de l’environnement.
L’histoire de la vie des mousses ne peut être racontée sans celle de son environnement. Même l’existence d’une colonie de la taille d’une paume de main dépend étroitement des pluies et sécheresses saisonnières. S’intéresser aux mousses, c’est donc suivre leurs interactions temporelles autant que spatiales. Au fil des siècles, leur prolifération a refaçonné les paysages, réparé ce qui était détruit et transformé ce qui paraissait immuable. Nulle part n’est-ce plus évident que dans les tourbières, où les lentes tractations entre la sphaigne et la durée – strate après strate, millénaire après millénaire – font que la forêt devient marais et que des habitats symbiotiques se créent avec d’autres êtres vivants. Ces mondes étagés sont à la fois cellulaires et génétiques, mais planétaires par leur rayonnement – un geste pour la persévérance de la vie.
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« Peat Cutting and Bog Finds », Moesgaard Museum, https://www.moesgaardmuseum.com/exhibitions/permanent-exhibitions/grauballe-man/the-bog/peat-cutting-and-bog-finds/; Jeffrey Speller et Véronique Forbes, « On the Role of Peat Bogs as Components of Indigenous Cultural Landscapes in Northern North America », Arctic, Antarctic, and Alpine Research, vol. 54, no 1 (2022), p. 96–110. ↩
Le chant des mousses
Cui Jian
J’ai commencé à réfléchir au champ des sonorités de la mousse alors que je recueillais des échantillons du baishi, chant traditionnel du peuple lisu. De prime abord, les villageoises qui récoltent la mousse parlaient de cette activité comme une façon d’améliorer leurs moyens de subsistance et, ma curiosité étant piquée, j’ai commencé à enquêter sur leurs expéditions. Tandis que je marchais avec elles dans les montagnes, j’ai découvert les modes de communication subtils et musicaux des cueilleuses : elles s’expriment et se signalent mutuellement à travers ces étendues par des sons que façonnent tant la nécessité que l’assistance. C’était la première fois que je voyais de la mousse à une aussi vaste et stupéfiante échelle – soulevée par le vent, inondant le ciel, se propageant comme un souffle à travers les montagnes. À ce moment, j’étais sans voix, incapable de traduire mes impressions par des mots.
J’avais par le passé discuté avec des amis de la façon d’évoquer la texture du brouillard par la conception acoustique. Une question m’est venue : comment le son pouvait-il me permettre d’aborder ces systèmes écologiques sensoriels en apparence silencieux? En 2022, j’ai reçu la commande du Musée Times, à Guangzhou, de créer une installation sonore inspirée du travail sur le terrain dans le bassin du fleuve Nujiang–Salouen1. Un soir que j’enregistrais le murmure du fleuve depuis la rive au moment où l’eau était encore basse, j’ai remarqué quelqu’un me faisant un signe de la main depuis un pont à une certaine distance. En m’approchant, j’ai vu qu’il y avait deux personnes : une femme, sans doute dans la soixantaine, et un homme dans la quarantaine. J’ai appris plus tard que la femme récupérait les bouteilles en plastique pour les troquer contre de l’alcool. Elle ne parlait presque pas le mandarin – seulement le lisu. Ne sachant pas trop comment m’adresser à elle, je l’ai simplement appelée dajie, ce qui signifie grande sœur. Elle buvait en silence, risquant un simple sourire de temps à autre. Au bout d’un moment, j’ai demandé, presque sans y réfléchir : « aimez-vous chanter? » Elle s’est figée. Le silence s’est étiré – deux, peut-être trois minutes. Puis, elle s’est mise à chanter. Le son ne ressemblait à rien de ce que j’avais entendu – un sentiment de profonde tristesse, mais, en même temps, d’une jubilation qui vous envahit. J’ai appris plus tard le sens approximatif de sa chanson : « Aujourd’hui nous nous rencontrons comme sœur et frère. C’est un rare hasard du destin. Quand tu partiras, promets de ne pas m’oublier. Et je ne t’oublierai pas. »
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Qu Chang, « “River Pulses, Border Flows” Transcends Politics Via Waterways », Frieze, 16 septembre 2022, https://www.frieze.com/article/river-pulses-border-flows-2022-review. ↩
Le chant baishi connaît un déclin dramatique chez les Lisus. Il est produit par un tremblement de la gorge, une vibration qui vient du plus profond du corps. Tenir une telle résonance n’est pas seulement exigeant, mais aussi éprouvant; la voix s’épuise dans l’acte de la faire surgir. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles la pratique du baishi se perd de nos jours. La musicalité, la portée narrative et la textualité de cette discipline revêtaient une signification profonde dans la vie sociale des Lisus. Chanter, à une époque, était une manière essentielle de raconter, un véhicule pour la vérité et la justice. En ces temps-là, les gens chantaient le baishi pour faire valoir leur cause en cour – pour débattre non pas en haussant le ton, mais par le chant, poursuivant jusqu’à ce que leur voix s’éteigne. Dans la résolution des conflits, on trouvait ainsi également, sans mot dire, une forme de divertissement, de confort, de soulagement émotionnel. Mais c’est presque chose du passé, maintenant. Je ne peux que m’imaginer ce que ce devait être. Peut-être en ai-je une vision un peu trop romantique; ces argumentations chantées auraient aussi bien pu être houleuses, agressives, même, après tout.
Les jeunes générations sont aujourd’hui peu exposées à ces échanges lyriques, et apprennent rarement leurs techniques. Les personnes ayant dépassé la cinquantaine constituent l’essentiel de celles qui font vivre la tradition. Je m’inquiète : quand le grand âge sera venu, le baishi s’en ira-t-il avec elles?
À ma première rencontre avec les mousses, j’en ignorais tout. D’aussi près que je puisse les observer, elles demeuraient un mystère. Bien entendu, je pouvais les approcher par le langage de la science : noms botaniques, caractéristiques et stratégies de survie. Mais ces faits ne sauraient exprimer ma réaction corporelle en leur présence. Par le son et la musique, je tente de refléter la relation entre moi, les mousses et les cueilleuses qui les récoltent. Durant cette recherche acoustique, je m’efforce d’oublier le nom, la forme de ces végétaux. La plupart du temps, je me tiens immobile, à ma table de travail devant mon ordinateur, expérimentant différentes textures sonores et émotionnelles. À force d’exploration, de patience, un canal a émergé, intimité fragile raccordant mon corps à la mousse.
Le paysage sonore et émotionnel qu’il crée est, pour moi, un processus de création d’un récit. Chaque élément est porteur d’un climat et d’une scène relativement indépendants; en tant qu’environnement acoustique achevé, toutefois, ils modèlent collectivement et pleinement une histoire de vie de ma perception de la mousse, une histoire humaine, finalement. Au départ, j’y voyais seulement un récit de survivance et, au sens propre, de ma propre expérience de personne étrangère tissant des liens avec les gens du Nujiang. Mais, une fois l’album achevé et réécouté entièrement, je le comprends maintenant comme une histoire sur le cycle de la vie.
Durant sa création, j’étais constamment en voyage, passant d’un endroit à l’autre et logeant chez différents amis. Je leur en jouais souvent diverses pièces tout en le composant, ce qui est aussi devenu leur première rencontre avec la mousse. Nous avons commencé à réaliser à quel point celle-ci nous accompagne, toujours. Lors d’un séjour chez des proches, nous avons remarqué que la mousse poussait juste en lisière de leur jardin. La plupart du temps, elle paraissait flétrie, ne reprenant vie qu’à la pluie. Ces observations quotidiennes sont devenues de petites histoires tressées dans l’album. Avec le temps, cette proximité avec les mousses a influencé naturellement mon regard sur le monde, jour après jour.
Avec ce projet, j’ai pris conscience que j’avais gagné en courage grâce au travail d’enregistrement sur le terrain. Au départ, en marchant dans des sites retirés, j’avais souvent un sentiment d’insécurité et de malaise. Cette peur venait d’un profond manque de confiance, la peur de l’inconnu. Mais en me familiarisant avec les sons de chaque lieu, d’autres émotions ont pris la place. En côtoyant le son, mon humeur s’est enhardie. C’est une forme de courage des plus tangibles, qui se transporte jusque dans la vie quotidienne. Enregistrer in situ( m’a donné la force d’affronter des choses qui auparavant me déstabilisaient – avec plus de clairvoyance, de sérénité.
Dans ma démarche de modelage du son pour créer l’environnement particulier de l’album, je n’ai pas eu simplement recours aux enregistrements du Nujiang; j’ai davantage concentré mon énergie sur l’échantillonnage comme moyen de préserver la personnalité acoustique du lieu tout en me ménageant une latitude pour la transformation. J’ai employé différentes méthodes de structuration acoustique pour évoquer mes impressions géographiques et la topographie du terrain dans ses grandes lignes. Par exemple, pour représenter les tantes escaladant des escarpements pour récolter la mousse, j’ai utilisé des hautes fréquences montantes et descendantes pour donner l’impression de verticalité, de pente abrupte. J’ai également fait appel à des mouvements circulaires et tourbillonnants pour sculpter la forme du paysage sonore. De ces techniques a émergé mon monde de mousses, dont j’ai essayé de saisir toute l’insécurité. Parfois, le son se mue en sorte d’énigme – codée, fuyante –, et ce mystère participe à sa nature jubilatoire.
Texte traduit de l’anglais par Frédéric Dupuy.