Figurer un territoire

Comment en vient-on à déterminer un territoire, physiquement ou visuellement, et qui construit cette définition? Si le terme « territoire » est fréquemment employé pour décrire une superficie de terre, un pouvoir ou un savoir précis, circonscrits, une telle définition formelle s’avère complexe – voire occultée ou infirmée – étant donné le flot de matériels et de souvenirs qui circulent par-delà les frontières et les périodes. Ce dossier s’attache à mettre en lumière la malléabilité des territoires et les façons dont ceux-ci sont ou pourraient être représentés dans les infrastructures, les médias, les corps et les identités.

Figurer un territoire est conçu par Claire Lubell, Alexandra Pereira-Edwards et Andrew Scheinman.

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Le capital en mouvement et la reproduction de l'empire

Sebastián López Cardozo sur les fixations territoriales du capital. Illustrations de Cécile Ngọc Sương Perdu

« Bien que [les bâtiments] aient la matérialité du ciment, de la brique et du béton – et soient implantés dans les villes, transformant leur paysage et leurs modes de fonctionnement – ces objets sont en même temps des abstractions, des fractions d’unités de valeur en circulation dans la sphère financière. »
— Raquel Rolnik, Urban Warfare, 57.

« Béni soit le papier-monnaie! La toute dernière et meilleure offre! Qui dote la Corruption d’ailes plus légères pour voler! L’or qui t’a été transmis peut permettre les choses les plus ardues, Il peut mettre dans sa poche des États, peut vendre ou porter des Rois. »
— Alexander Pope, « Epistle III: To Allen Lord Bathurst », 90n. Traduction libre.

La dématérialisation des formes de monnaie

Dans « Epistle III: To Allen Lord Bathurst », Alexander Pope (1688-1744) raconte l’histoire d’un « vieux Patriote insoupçonnable » qui, après avoir reçu du roi un sac de guinées en guise de pot-de-vin, s’apprête à sortir silencieusement du château1. Sous le poids des pièces, le sac se déchire et une « guinée tombante » s’exprime, « [tintant] dans l’escalier de service », dénonçant les agissements corrompus du vieil homme et de son roi2. Dans cette épître, composée vers 1730, Pope compare le « discours » de la pièce métallique – sa manifestation sonore matérielle – à la discrétion et au silence du papier monnaie, une forme d’échange nouvellement introduite en Angleterre3. Cette innovation, dotée « d’ailes plus légères pour voler », pouvait « [vendre] un roi ou [acheter] une reine », sans être vue ni entendue4.

L’argent métallique, c’est-à-dire les pièces frappées en métaux précieux, offrait déjà un moyen d’échange compact et moins encombrant, comparé, par exemple, à des formes de proto-monnaie comme les carrés de fourrure utilisés en Russie sous Pierre le Grand (1682-1725)5. Mais la monnaie métallique pesante aussi, note l’historien Fernand Braudel, avait ses « problèmes techniques »6. Dans le Naples du XVIIIe siècle, par exemple, la valeur de toutes les pièces de cuivre, d’argent et d’or en circulation s’élevait à 18 millions de ducats, alors que le total des paiements impayés entre toutes les entités s’élevait à 144 millions de ducats7. Cela ne pouvait fonctionner que grâce à une circulation constante : « Chaque pièce doit changer de main huit fois. »8 Si, comme l’a écrit Karl Marx, le capital est une valeur en mouvement9, alors le poids et la matérialité de la monnaie métallique allaient bientôt rendre cette forme de monnaie « lente à remplir ses fonctions », et devait « évoluer ou être remplacée d’une manière ou d’une autre »10.

Bien que la colonisation des Amériques par les empires européens ait soutenu la prédominance de la monnaie métallique en Europe et atténué la pression de la circulation sur l’offre monétaire, la vaste expansion du volume des échanges qui s’est ensuivie – avec la formation et le développement du capitalisme – a favorisé l’abandon des métaux précieux au profit de formes plus légères et moins matérielles (comme le billet de banque sécurisé et privé)11. L’anthropologue Shannon Speed (Chickasaw) écrit que « le colonialisme européen a été le catalyseur de l’expansion du capitalisme et continue [italiques ajoutés] à structurer l’existence sous le capitalisme à mesure qu’il traverse différentes phases »12.


  1. Alexander Pope, « Epistle III: To Allen Lord Bathurst », dans Epistles to Several Persons (Moral Essays), F. W. Bateson (dir.), Methuen, Londres, 1951, 90. « Epistle III » a été écrit en 1732 et le volume a été publié en 1781 sous le titre Moral Essays: In Four Epistles to Several Persons. Au sujet du lien entre l’argent, la parole et les épîtres de Pope, voir James Engell, The Committed Word: Literature and Public Values, The Pennsylvania State University Press, Pennsylvanie, 1999. Deux autres sources, référencées dans le livre d’Engell sont précieuses pour notre compréhension de la matérialité de l’argent et de l’œuvre de Pope : l’« Epistle III: To Allen Lord Bathurst » citée plus haut, et Fernand Braudel, Capitalism and Material Life 1400-1800, traduit du français par Miriam Kochan, Harper Colophon Books, New York, 1967 [Traduction de Civilisation matérielle et capitalisme : XVe-XVIIIe siècle, A. Colin, Paris, 1967]. 

  2. Pope, « Epistle III: To Allen Lord Bathurst », 90. 

  3. Engell, The Committed Word, 103.  

  4. Pope, « Epistle III: To Allen Lord Bathurst », 91. 

  5. Braudel, Capitalism and Material Life 1400–1800, 332.  

  6. Braudel, 362. 

  7. Braudel, 355. 

  8. Braudel, 335. 

  9. Pour une introduction aux idées de Karl Marx et leur mise en contexte pour notre époque, voir David Harvey, A Brief History of Neoliberalism, Oxford University Press, Oxford, 2005 [traduit en français par Anthony Burlaud sous le titre Brève histoire du néolibéralisme, Les prairies ordinaires, Paris, 2014]; David Harvey, Marx, Capital, and the Madness of Economic Reason, Oxford University Press, Oxford, 2018). 

  10. Braudel, Capitalism and Material Life 1400–1800, 362. Traduction libre.  

  11. « L’argent expédié en Espagne [depuis les nouveaux territoires coloniaux] a dépassé, en un peu plus d’un siècle et demi, trois fois les réserves européennes. », Eduardo Galeano, Open Veins of Latin America: Five Centuries of the Pillage of a Continent, Monthly Review Press, New York, 1973, 33. Voir également, Bank of Canada, « A History of the Canadian Dollar: New France (ca. 1600-1770) », https://www.bankofcanada.ca/wp-content/uploads/2010/07/1600-1770.pdf, 2-3; et Braudel, Capitalism and Material Life 1400–1800, 364. 

  12. Shannon Speed, « Structures of Settler Capitalism in Abya Yala », American Quarterly 69, no. 4, 2017, 788. 

La monnaie volante et ses solutions spatiales (spatial fixes)

À l’époque de Pope, l’argent était doté d’ailes métaphoriques : l’or, muni des ailes d’une monnaie plus légère comme le papier monnaie, peut accomplir les « choses les plus ardues » ; une seule feuille de papier suffit pour « embarquer une armée ou expulser des sénats vers un rivage lointain »1. Cependant, la monnaie ailée au temps de Pope reposait encore sur une infrastructure à circulation lente; embarquer « une armée » aurait été lourd et encombrant. À notre époque, la poésie de la monnaie « volante » (terme utilisé par l’urbaniste et spécialiste du logement Raquel Rolnik) est beaucoup moins métaphorique : grâce à l’infrastructure de circulation fondée sur les télécommunications instantanées, les valeurs peuvent faire le tour du monde en moins d’une seconde2.

À mesure que l’argent se fait de moins en moins physique et de plus en plus abstrait (de la fourrure aux pièces d’or, du papier à l’air), sa soi-disant valeur prend une dimension toujours plus géographique. Dans le cadre du capitalisme, la monnaie exige constamment de nouvelles frontières pour son expansion, ou des lieux où atterrir (selon la formulation de Rolnik) – ce que le géographe économique David Harvey a qualifié de solutions spatiales [spatial fix] du capitalisme3. Ce sont, tout simplement, les lieux où l’argent cherche à se reproduire. Le concept est dérivé en partie de la définition anglaise du terme « fix », qui signifie (1) attacher ou fixer quelque chose à un endroit, et (2) réparer quelque chose4. La deuxième définition, explique Harvey, possède également un dérivé métaphorique, couramment utilisé pour décrire une chose nécessaire à la satisfaction d’une dépendance (c’est-à-dire la prise d’une dose/un « fix » )5. Il s’agit généralement d’une réparation temporaire, qui nécessite rapidement d’autres « fix ». C’est en gardant ces définitions à l’esprit qu’Harvey utilise le concept de spatial fix (solutions spatiales) pour décrire l’addiction du capitalisme à fixer ses « tendances internes à la crise » par « l’expansion et la restructuration géographiques »6.

Dans une expansion territoriale ouverte (qui s’apparente à l’expansion géographique d’Harvey), les solutions spatiales s’inscrivent comme de nouvelles revendications dans les espaces sauvages non conquis – ce que l’architecte Lars Lerup décrit comme une « lutte de l’économie contre la nature »7–en se déplaçant radialement vers l’extérieur à partir d’un point central et de l’air vers la terre. Lorsque le système se ferme (à l’instar de la restructuration géographique d’Harvey), les nouvelles frontières doivent nécessairement être générées à partir du territoire existant, suivant un modèle cyclique de dégradation et de renouvellement, une obsolescence artificielle qui ne sert que les besoins du capital lui-même. « [Le capital] doit construire un fixed space (espace défini) (ou « paysage ») nécessaire à son propre fonctionnement à un certain moment de son histoire », écrit Harvey, « pour devoir ensuite démolir cet espace (et dévaluer une grande partie du capital qui y a été investi) afin de faire place à un nouvel “espace défini” (fixed space) »8.


  1. Pope, « Epistle III: To Allen Lord Bathurst », 91. 

  2. Raquel Rolnik, Urban Warfare: Housing Under the Empire of Finance, traduction de Gabriel Hirschhorn, Verso Books, Londres, 2019. Dans Urban Warfare, où la métaphore de l’argent « volant » est utilisée, Rolnik contextualise la notion de « spatial fix » d’Harvey par rapport à ce dont elle a été témoin, entre autres, lorsqu’elle était rapporteuse spéciale des Nations unies après la grande récession de 2008.  

  3. Voir par exemple : David Harvey, « Globalization and the ‘Spatial Fix’ », Geographische Revue 2, 2001. 

  4. Harvey, « Globalization and the ‘Spatial Fix’ », 24. 

  5. Harvey, 24.  

  6. Harvey, 24.  

  7. Pour en savoir plus sur la formulation de Lars Lerup de « la lutte de l’économie contre la nature », voir Lars Lerup, « Stim & Dross: Rethinking the Metropolis », Assemblage 25, no. 25, 1994. Les termes Stim et Dross (Stim pour « économie » et Dross pour « nature »), développés par Lerup pour décrire Houston, au Texas, dans les années 1990, ont été utiles pour visualiser les flux d’argent et leur effet sur le territoire. Le Stim, dans sa traduction littérale une « stimulation » ou une « voix » (comparer à l’argent de Pope comme « parole »), se définit par opposition à un extérieur (le Dross) qui n’est pas son opposé mais sa propre absence – l’absence de flux d’argent. Lerup définit Dross [rebut, scorie] comme les « résidus économiques ignorés, sous-évalués et malheureux de la machine métropolitaine ». 

  8. Harvey, « Globalization and the ‘Spatial Fix’ », 25. 

La création engendre la destruction; l’économie consomme la nature. La machine devient le jardin. Les organes vestigiaux s’épaississent et se gonflent. Les nouveaux dieux revendiquent leur espace, stérilisant le territoire et numérotant les parcelles. Les résidus non digérés s’accumulent dans les coins. Les corps travaillent parmi les fragments de la nature brisée pour ériger le prochain colosse…

Comme le note Rolnik, au cours des dernières décennies, le volume d’argent volant a dépassé (en raison de l’hyper-accumulation) le nombre de lieux où le capital peut trouver son fix : « Ce “mur d’argent” cherche toujours plus de nouveaux champs d’application, transformant des secteurs entiers (tels que les marchandises, le financement de l’éducation et les soins de santé) en actifs pour alimenter la soif de nouveaux vecteurs d’investissement rentable »1. Lorsque ce processus a lieu – l’amorçage d’un secteur pour l’atterrissage du capital – les objets et les paysages qu’il affecte vivent simultanément dans deux états primaires : le premier est leur état physique que tout le monde connaît (par exemple, « [leur] matérialité de ciment, de brique et de béton »); le second est leur valeur abstraite (« fractions d’unités de valeur circulant dans la sphère financière »)2. En d’autres termes, les objets et les territoires correspondent à la fois à leur présence et à l’impact sur les vies qu’ils contribuent à façonner. Ils sont également des flux monétaires connectés aux réseaux financiers mondiaux. De plus en plus, c’est à cet endroit (et de cette manière) que vit l’argent.


  1. Rolnik, Urban Warfare, 17.  

  2. Rolnik, 57.  

…Détachées de l’écorce terrestre, réduites en poudre et remodelées, ces choses sans vie qui survivent encore : verre miroir, béton et acier. Extraction et épaissement, vallées et reliefs; le désert est la dernière oasis. L’air chaud de l’empire se presse contre l’air extérieur…

Contrairement au tintement des pièces de monnaie du vieux Patriote, les flux monétaires qui fabriquent aujourd’hui les objets et les territoires sont silencieux, invisibles. Ils se déplacent dans toutes les directions, bondissant de l’air à la terre et de la terre à l’air. L’argent d’aujourd’hui s’exprime rarement à travers un véritable tintement sonnant. Il s’exprime à la fois par la manière dont il compose – et réside dans – les territoires (en faisant surgir des gratte-ciels, des autoroutes et des puits de pétrole) et par la manière dont il les décompose (en menant des guerres contre des corps et des terres vulnérables). Comme le prédisait Pope, « une feuille, comme les sybilles, éparpille de-ci de-là, au gré des vents, nos destins et nos fortunes; Enceinte de milliers, la ferraille invisible s’envole, Et silencieusement vend un roi, ou achète une reine »1. L’argent parle à la fois à travers la grue de construction et le boulet de démolition.


  1. Pope, « Epistle III: To Allen Lord Bathurst », 91. 

…Contre la fureur de la combustion et de la consommation, la nature en lutte (le monde extérieur) et ses corps orphelins bougent et chantent la révolte. Contre la cacophonie mécanisée, notre nature s’appelle elle-même et rappelle la force et la portée de sa voix. Les rues se gonflent de rassemblements, le corps se souvient de lui-même. L’air chaud vibre d’histoires et de chants. Dans la convergence, le lieu et le temps s’effondrent pour révéler un air partagé, une terre partagée, un avenir partagé. Le monde extérieur connaît sa continuité.

Ce texte a été rédigé en collaboration avec Sumayya Vally. L’auteur tient à remercier Lauren Phillips, Gabriela Palomo et Stefan Novakovic pour leurs contributions et leurs commentaires.

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