Siej, Jri Bramon et autres plantes
Pujita Guha s’intéresse aux manières dont les Khasi tissent leurs mondes dans la forêt
Cet article fait partie de Zomia Garden, un projet organisé et rédigé par notre commissaire émergente 2023–2024 Yutong Lin. Dans cette série, Lin invite divers chercheurs et artistes à réfléchir à l’écologie, au paysage et à la culture de la région montagneuse de l’Himalaya et du Hengduan à travers l’analyse d’espèces botaniques spécifiques.
I. Siej
Je visitais Tyrna, un petit village forestier niché dans les East Khasi Hills, qui, avec ses hameaux et villes voisines, connaissent les plus fortes précipitations au monde. Frontalières du Bangladesh, les East Khasi Hills se trouvent dans l’État indien du Meghalaya, au nord-est du pays, que l’on peut traduire par « demeure des nuages ». Les Khasi, communauté autochtone habitant ces montagnes basses, se définissent comme un peuple de la brume1. Le paysage, sculpté par de profondes gorges calcaires, se compose de forêts subtropicales où pins et bananiers cohabitent dans un territoire placé sous l’autogouvernance de la communauté khasi2.
En fin d’après-midi, accompagnée de Federick (mon interlocuteur khasi) nous avons choisi d’emprunter les sentiers les moins fréquentés des environs de Tyrna. Plus tôt dans la journée, j’avais failli perdre mon sang-froid face à un routard allemand qui me demandait sans cesse de lui indiquer d’hypothétiques itinéraires secrets à travers la forêt. Je lui ai répété plusieurs fois qu’il n’existait pas de terres vierges ou inexplorées, aucune terra nullius, ni traces d’échelles, ni aucun réseau reliant ici les civilisations autochtones des ceintures tropicales de la planète – assurant des liens historiques avec les infrastructures construites par les Mayas et les Aztèques. Cette interaction m’a permis de mieux comprendre ma propre relation avec les forêts en tant que terre autochtone, habité et préservé par la communauté khasi, dont je voulais respecter l’hospitalité en y marchant en tant qu’invitée. Aux côtés de Federick, j’ai commencé à réfléchir à la façon dont je cheminais « avec » mes partenaires autochtones : par la reconnaissance de notre camaraderie et de notre amitié, par la conversation et l’accueil de nos silences, mais aussi par une conscience et une prise en compte des asymétries fondamentales de pouvoir et de positions structurelles entre nous. En tant que Bengali de la caste supérieure, je porte en moi l’héritage de la domination culturelle et économique de ma communauté – des relations d’extraction persistantes avec les peuples autochtones – ainsi que des liens étroits avec les forces coloniales de la région3. Dès lors, l’invitation de Federick à marcher avec lui était un geste de générosité, une invitation par laquelle je devenais une invitée de la forêt. Politiquement, elle m’engageait à agir de manière éthique et critique en tant qu’alliée non-autochtone, en orientant ma recherche vers les mondes de la vie forestière dans les hautes terres d’Asie4.
Pendant que nous marchions, je percevais d’abord les sentiers comme des lieux intacts – tapissés de mousse et de paillis humides, les cris des oiseaux et les grognements des sangliers résonnaient dans le lointain. Toutefois, ma conversation antérieure sur les forêts et les « terres vierges » m’a progressivement amené à reconnaître la présence humaine dans ces voies forestières. Federick attira mon regard sur les profondes entailles sculptées dans les troncs de bétel et d’aréquier par les populations villageoises khasi. Faute de pouvoir transporter des échelles à travers la forêt, ces encoches leur permettent de grimper le long des tiges épaisses pour cueillir les feuilles et les noix. Les feuilles de bétel et les noix d’arec servent à confectionner le kwai, ou noix d’Arec roulées avec de la feuille de bétel et de la chaux [chique de bétel]. La mastication et le crachat répétés du kwai constituent une forme socialement reconnue de consommation de stupéfiants, souvent au cœur de toute réunion sociale khasi. La faible concentration d’arécoline contenue dans la noix provoque une légère sensation euphorisante chez les novices.
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Fileona Dhkar, « We Come from the Mist » dans We Come from the Mist, Janice Pariat (dir.), New Delhi, Zubaan, 2023, pp. 100-103. ↩
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Le Khasi Hills Autonomous District Council est un conseil dirigé par les Khasis qui dispose d’une autorité légale ou administrative sur les East et West Khasi Hills, dans le Meghalaya. Il a été constitué en 1952 et assure encore aujourd’hui une représentation quotidienne dans la région. ↩
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Reeju Ray, Placing the Frontier in British North-East India Law, Custom, and Knowledge, Oxford University Press, 2023; Sanghamitra Misra, « Bengali Communities in Colonial Assam », Oxford Research Encyclopedia of Asian History, 2019. ↩
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Candace Fujikane, Mapping Abundance for a Planetary Future: Kanaka Maoli and Critical Settler Cartographies in Hawai’i, Durha, Duke University Press, 2016, 16. La notion de « critical settler ally » [alliance inclusive critique par les non-autochtones] désigne une personne chercheuse non-autochtone qui est à la fois consciente de l’histoire de la violence coloniale et qui accorde une importance de premier plan aux savoirs et aux modes d’être au monde autochtones. ↩
Les Khasi récoltent les feuilles de bétel dans la forêt, à la fois pour subvenir à leurs besoins en les vendant sur les marchés des villages environnants, et pour jouir des plaisirs que la forêt leur offre. Les anneaux taillés dans les troncs rendent ces réjouissances possibles. Ils participent d’un paradigme de conception khasi fondé sur la reconnaissance de l’abondance de la forêt, tout en faisant preuve d’humilité. Il ne s’agit pas ici d’une conception ou d’une architecture qui engage une ingénierie lourde ou qui façonne des environnements dominés et maîtrisés, mais plutôt d’un bricolage sensible avec la nature, qui ouvre des possibles et favorise l’épanouissement de la vie. Pour les Khasi, la forêt est un lieu de vie quotidien, un territoire parcouru de traces légères, d’inscriptions, de marques et de gravures qui racontent des manières d’habiter ses interstices.
À certains endroits, Federick remarquait que les souches de bois dur bordant le sentier se couvraient de mousse, tandis que les troncs plus imposants avaient été prélevés pour la construction de huttes en bois dans la forêt. Ces souches, étaient également envahies par le synsar (herbes à balai ou jhadu) et le siej (bambou). Ce sont des perturbations mineures dans la forêt qui permettent à la lumière de traverser la densité tropicale de la canopée – d’aérer la lumière de la forêt, en quelque sorte. Le synsar et le siej prolifèrent particulièrement dans les zones de déboisement ou les forêts secondaires, prenant le pas sur les herbes en lisière. Comme ces espèces se répandent rapidement, les Khasi les récoltent. Le synsar est principalement utilisé pour fabriquer des balais vendus sur le marché tandis que le siej est utilisé en fonction de son âge, sa forme et sa structure. Le siej shrah (bambou long, dur et haut) sert à la construction; le lung siej (plus jeune) est utilisé pour le saumurage et l’alimentation; le siej long (tige de bambou parfaitement creuse et droite) forme des canaux d’irrigation pour les cultures en terrasses; les tiges fines et souples sont quant à elles idéales pour le tressage. Dans ces forêts, le bambou prolifère et se transforme en genres et en espèces, dont les couleurs, les formes et les feuillages varient. Son abondance et ses multiples possibilités débordent du cadre stricte de la définition du terme anglais désignant la famille des graminées. Le siej est omniprésent, et Federick, avec lui, construit tout un monde.
II. Jri Bramon
Bien que tout petit, le village de Tyrna a récemment vu affluer touristes, écologues et fonctionnaires du ministère de l’État, pour étudier, parcourir et documenter les ponts de racines vivantes, les itinéraires de randonnée et les cascades de la région, quoique de manières très différentes. Les ponts de racines suspendus sont construits en tressant ou en cordant ensemble les racines aériennes du caoutchouc indien, le Ficus elastica. Les Khasi les appellent Jingkieng Jri – Jingkieng pour « pont » et Jri Bramon pour « caoutchouc ». Le processus débute par la plantation d’un Ficus elastica sur une ou les deux rives d’un cours d’eau. Au fil de sa croissance, lorsque les racines se développent et sont les plus souples et malléables pendant la mousson, un échafaudage est mis en place pour les orienter, et les entrelacer. Cette pratique est appelée iaki-thied, ou formation des racines : une chorégraphie khasi fondée sur le contrôle et le soin de la plante. L’échafaudage, composé de poteaux synsar ou de siej, se détériore lentement avec le temps, tandis que les racines du ficus poursuivent leur croissance et finissent par devenir le pont lui-même. Dans cette région marquée par des pluies torrentielles, les ponts en siej ou en acier sont rapidement emportés par les eaux, s’effritent ou rouillent. Seuls les ponts de racines vivantes résistent et se développent au fil du temps avec ce climat.
Construire un pont racinaire implique fondamentalement de se confronter à un relief escarpé. Il faut gravir et redescendre des milliers de marches à flanc de montagne. Les hameaux sont perchés en hauteur, sur les crêtes, tandis que les ponts vivants se situent toujours au creux des gorges, là où le terrain est généralement assez plat pour que le ficus puisse s’enraciner et qu’il soit possible d’acheminer les poteaux de synsar ou de siej jusqu’aux rives des cours d’eau. Les Khasi construisent ces ponts au rythme du végétal, en laissant les arbres atteindre une maturité de trente ou quarante ans avant de pouvoir être utilisées comme des passages fonctionnels. Chaque pont pousse pendant un siècle ou plus.
Aparajita Majumdar souligne que les ponts-racines incarnent une typologie autochtone « récalcitrante » – une forme ingouvernable qui a défié les usages coloniaux britanniques du Ficus elastica. Dans la région, les propriétaires de plantations britanniques avaient tenté de domestiquer cet arbre pour l’exploitation du caoutchouc, en l’intégrant à des plantations – une entreprise qui s’est finalement soldée par un échec1. Assise près d’un pont de racines à Tyrna, j’ai remarqué des entailles sur les troncs de Jri Bramon. Comme me l’a expliqué Federick, elles témoignent d’une époque où les Khasi récoltaient aussi le caoutchouc de ces arbres. Mais une fois que les racines avaient commencé à former un pont, cette extraction cessait. On laissait alors l’arbre « vivre et donner plus longtemps », selon leurs propres mots. Les Khasi construisent des mondes à partir d’entailles qui guérissent au fil du temps, les blessures plus anciennes recouvertes de nouvelles couches d’écorce.
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Aparajita Majumdar, « Recalcitrant Lifeworlds: Decolonizing the History of Human-Plant Relations », Environmental Humanities, 16, 1, 2024, 79-99. ↩
Au cours des dix ou vingt dernières années, les Jiengking Jri ont acquis la reconnaissance du public et de l’État. L’État du Meghalaya a récemment déposé une demande d’inscription au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. À Shillong, la capitale vallonnée du Meghalaya, une plaque commémorative des Jiengking Jri a été installée devant les archives de l’État, et une fresque, peinte en face du bâtiment de la Haute Cour, représente ces ponts au cœur d’une écologie luxuriante : forêts, tigres, Khasi et autres êtres vivants y coexistent dans un tableau vivant célébrant des modes d’existence durables et les relations multi-espèces. Mais cette reconnaissance des savoirs khasi a également menacé les écologies locales. Une ambivalence ou dualité qu’Aparajita Majumdar et Frederick expriment différemment1. À Tyrna se trouve le pont de racines de Ritymmen (le plus long du monde) ainsi que celui de Nongriat, à deux niveaux, vieux de plus de 150 ans et véritable emblème de l’État de Meghalaya. Le premier est aujourd’hui assorti de panneaux à la demande des populations locales de ne pas le traverser en groupe, afin d’éviter qu’il ne s’effondre. À Nongriat, les Khasi ont placé des planches de bois pour protéger les jeunes racines qui continuent de croître.
Le discours autour de la reconnaissance s’accompagne toujours d’un double dilemme. Alors que je ne cesse d’entendre des personnes se demander si cette reconnaissance est méritée ou non, les services d’hébergements et les sentiers bétonnés ont été aménagés sur ces terres pour répondre aux besoins d’un tourisme en expansion. Parallèlement, l’exploitation du calcaire et du charbon au Meghalaya cause des dommages écologiques bien plus graves à ces écosystèmes forestiers. Face à ces ambivalences, une question revient : quel est l’impact réel des économies touristiques, dont dépend aujourd’hui la survie de ces villages, au sein d’une économie néolibérale?2
Au-delà des notions de préjudice, de violence, d’économie et de coûts d’opportunité, je réalise que la reconnaissance désavoue également la manière dont les Khasi se souviennent de la construction des Jingkieng Jri. Alors que la communauté Khasi s’enfonçait de plus en plus dans les montagnes pour échapper à la guerre, ces infrastructures végétales permettaient de franchir les terrains fluviaux et forestiers. Selon les récits oraux et les mémoires généalogiques autour de Tyrna, le territoire s’est structuré à partir d’un épisode de guerre entre les villages voisins de Mawphu et Nongriat, sur fond d’une résistance plus large aux royaumes de Sohra. Mawphu auraient envoyé des taureaux empoisonnés pour piller Nongriat. Sa population, après avoir tué et consommé les animaux, périt presque entièrement, à l’exception d’une seule famille ayant refusé de manger la viande. C’est cette lignée qui aurait, par la suite, étendu son clan à toute la région de Tyrna. Fugitivité, guerre, recherche de refuge en forêt : tels sont les éléments historiques qui expliquent, localement, la construction des ponts vivants par ces communautés. Ces conditions de fuite et de survie ont tissé des relations interespèces entre les Khasi et les arbres Jri Bramon. La reconnaissance contemporaine de l’État colonise donc l’agentivité politique de la communauté – en exploitant leurs mondes et en les transformant en emblèmes de la multiplicité des espèces et d’un mode de vie durable – tout en occultant les conditions politiques et historiques de retrait et de résilience dans la forêt à travers lesquelles ces mondes ont été construits.
Le rejet ou du moins la distance des Khasi vis-à-vis de l’État se manifeste sous de nombreuses formes, dont certaines sont teintées d’humour. Mes camarades et intermédiaires khasi me racontent comment les ponts modernes en acier de la région, conçus par des entreprises de génie civil, se sont effondrés, emportée par la force des rochers entraînés par le courant, ou ont rouillé sous l’effet de l’humidité extrême. À l’inverse, les Khasi ont construit leurs ponts de racines en les plaçant légèrement en biais par rapport au cours d’eau, dans les virages et les courbes le long des rives, afin d’éviter l’impact direct avec les roches. De plus, ils sont faits de racines vivantes, des organismes qui poussent grâce à la pluie plutôt que de s’effondrer sous son effet. Les Khasi s’amusent volontiers des efforts déployés par l’État pour construire des ponts dans la région – un léger dédain à l’égard des infrastructures civiles modernes. Au pont de Mawsaw, les Khasi ont guidé les racines des Jri Bramon adjacents pour les entrelacer autour d’une passerelle en acier existant. Une forme de réappropriation d’une architecture considérée comme une incarnation de la présence étatique dans les montagnes. Bien que le pont de Mawsaw soit fermé pour le moment, j’ai pu observer comment les racines ont été intégrées, tressées et utilisées pour combler les failles du pont en acier. Un jour, cet échafaudage d’acier rouillé s’effritera et les trois arbres Jri Bramon qui l’enlacent retiendront encore le pont et les personnes qui le traverseront.