Bureaucratie défaillante

Mousbah Rajab interviewé par Joyce Joumaa sur la Foire internationale Rachid Karameh à Tripoli et les lacunes de la gestion et de la planification de la ville

JJ
Racontez-nous votre parcours en tant qu’urbaniste, architecte et universitaire. Qu’est-ce qui vous a conduit à mener des recherches sur la Foire internationale Rachid Karameh-Tripoli?
MR
Tout a commencé lorsque j’ai poursuivi mes études en France. Après avoir obtenu mon diplôme d’architecte au Liban, j’ai effectué un doctorat à Paris dont la thèse portait sur le Vieux-Tripoli. À mon retour, j’ai été invité à participer à une commission sur la vieille ville, en partenariat avec la municipalité. Ce travail s’est étendu sur deux ou trois ans. Nous avons beaucoup travaillé sur des projets de coopération avec d’autres villes méditerranéennes.

À cette époque, nous avions mis en place un centre de conservation au sein de l’Université Libanaise. Nous nous sommes très rapidement aperçus, dès que les premiers étudiants ont obtenu leur diplôme, que cela n’était pas suffisant, que le patrimoine devait être inclus dans un plan directeur et que toute action en faveur du développement émanait avant tout de décisions politiques. Avoir du savoir-faire et de l’expérience en conservation et en restauration ne suffit pas. Des décisions politiques à ce propos restent inévitables.

Lorsque les discussions relatives à l’aménagement de Tripoli ont débuté, la foire devait être prise en compte, tout comme le port ou la gare. À cette époque, je travaillais sur plusieurs projets à Tripoli, dont le plus important était le programme « Patrimoine culturel et développement urbain » lancé en 2001. L’autre projet majeur concernait le plan stratégique lancé par le président de la municipalité de Tripoli en 2008.

En 2004, j’ai été contacté par George Arbid qui, avec Joe Nasr, constituait à ce moment-là une équipe dédiée à la foire de Tripoli. Il m’a invité à les rejoindre. Nous nous sommes donc attelés à la tâche, jusqu’à l’ouverture du site restauré de la foire le 12 février 2005. À cette époque, différentes solutions étaient envisagées concernant le futur de la foire.
JJ
La dernière fois que nous avons échangé, vous avez mentionné que vous conduisiez une étude sur la façon dont la foire avait été décrite par la presse. Quelles conclusions avez-vous pu en tirer?
MR
Lorsque le projet de construction de la foire à Tripoli a été initialement annoncé, la presse locale fut particulièrement prolifique sur le sujet. De nombreux journalistes ont écrit des articles, faisant également participer d’autres intervenants tels que des économistes et des organisations économiques. Cette campagne dynamique a pris une ampleur considérable, favorisant l’installation du complexe à Tripoli. Après la décision de la construire, la discussion s’est déplacée sur le choix de l’emplacement, puis sur le moment où la construction pourrait commencer.

L’idée de la foire a pris forme en 1959, sous le mandat du président Fouad Chéhab et de son Premier ministre, Saëb Salam, même si elle avait été proposée pour la première fois sous le mandat du président Chamoun. En 1963, lorsque la première pierre de la foire fut posée, un sentiment de triomphe régnait à Tripoli. Mais les travaux n’ont pas suivi le rythme prévu, et aucune enveloppe budgétaire n’avait été prévue pour ce projet. Les échéances étaient réglées au fur et à mesure de la disponibilité des ressources et les travaux effectués dans les limites de ces versements. C’est ainsi que les choses se sont déroulées jusqu’aux années 1970, lorsqu’ils ont pu terminer les fondations et les travaux de maçonnerie. Il aurait fallu ensuite organiser, meubler et exploiter ces bâtiments, mais la guerre civile a commencé et les choses se sont ralenties.
JJ
D’un point de vue urbanistique, quelles ont été les mutations urbaines déclenchées par ce projet? D’après les archives, la planification de l’autoroute reliant Beyrouth à Tripoli est intervenue après la décision de construire la foire à Tripoli.
MR
Plusieurs emplacements avaient été proposés pour le site de la foire. Certains ont suggéré de le construire à l’endroit où se trouve aujourd’hui le stade olympique, à l’entrée sud de Tripoli. D’autres souhaitaient qu’il soit positionné plus proche de la rivière Abou Ali. D’autres encore pensaient que les collines étaient une localisation idéale, aujourd’hui Al-Qobba et Abou-Samra. Le compromis finalement trouvé a été de l’implanter dans la zone que nous appelons Al-Saqi Al-Gharbi, à Basateen, à cheval entre le port et Tripoli.

Pour ce faire, des expropriations ont dû être menées. Une loi sur l’expropriation a été votée pour entamer le processus. La première expropriation correspondait exactement aux dimensions du projet d’Oscar Niemeyer, un rectangle de 400 000 mètres carrés. Les habitants de Tripoli se sont plaints que c’était trop petit et d’autres terres ont été expropriées. Aujourd’hui, nous aimons dire à Tripoli que le site de la foire couvre un million de mètres carrés, mais en réalité elle couvre entre 600 000 et 700 000 mètres carrés. Le reste est constitué d’infrastructures.

La manière dont les expropriations ont été menées a attiré l’attention des personnes aisées et des propriétaires des biens situés aux alentours des terres expropriées, provoquant une spéculation immobilière. Lorsque la construction de la foire a commencé en 1967-1968, Tripoli se développait vers l’ouest, mais n’avait pas encore tout à fait atteint ce point. Dès le début du XXe siècle, de riches familles ont commencé à quitter le vieux Tripoli et à se diriger vers ce qui est devenu la foire. Elles y ont acheté des terres. Les immeubles se sont multipliés de ce côté de la ville, faisant de ce quartier le plus cher de Tripoli.
JJ
Pour une ville comme Tripoli, dont le tissu politique, sociologique et même religieux est compliqué, comment percevez-vous la foire en tant qu’infrastructure qui devait apporter quelque chose à la ville et à son fonctionnement, mais qui n’a pas réussi à jouer ce rôle?
MR
Je m’intéresse également à la foire en tant que symbole d’un manquement au sein de la gestion de la ville. Je vous ai expliqué précédemment comment je suis arrivé à la conviction que tout plan de développement nécessite une décision politique. Selon moi, l’échec de la foire est à l’image de l’échec d’autres grands projets et équipements à Tripoli : il est dû à l’absence de politiques publiques centralisées pour développer les zones périphériques et aux intérêts politiques propres des politiciens.

Et malgré cet échec, ces politiciens continuent d’être réélus grâce à ce que nos collègues sociologues de l’université appellent la « culture de la pauvreté », par laquelle les habitants pauvres sont piégés dans un circuit fermé de rations alimentaires mensuelles ou de promesses d’emplois. Pendant ce temps, ceux qui ont de l’argent vont l’investir en dehors de Tripoli, là où existent davantage d’opportunités pour eux. L’échec de la foire est en quelque sorte normal, comme celui de la raffinerie, du stade olympique et de la gare, dont on ne sait que faire.
JJ
Pourriez-vous expliquer brièvement les concepts juridiques d’annexion et de tri, et la façon dont ils ont été appliqués dans le cas de la foire?
MR
L’annexion et le tri sont inclus dans la loi libanaise sur la planification civile, publiée pour la première fois en 1963 et mise à jour en 1983. Lorsqu’une ville se densifie et a besoin de s’étendre, l’annexion et le tri sont des outils qui permettent de récupérer des terrains afin de les rendre constructibles en réglementant les limites des biens immobiliers, en créant des infrastructures, des routes et des espaces verts publics, en installant des équipements, etc. Voilà le concept.

Lorsque l’emplacement de la foire a été déterminé et que sa construction a commencé, il a été décidé de construire une autoroute sud-nord qui donnerait accès au site de la foire et continuerait vers le nord. Habituellement, l’État doit exproprier les terres sur lesquelles une autoroute doit être réalisée, mais comme l’État n’a généralement pas d’argent, il a préféré utiliser l’outil d’annexion et de tri à la place. Cette loi inclut le « quart gratuit », qui stipule que le gouvernement peut annexer un quart de n’importe quel terrain dans la région pour les infrastructures, les routes, la planification ou les espaces publics. L’État n’a pas limité l’annexion et le tri uniquement à la zone par laquelle l’autoroute devait passer, mais a décidé de l’étendre à la zone située au sud et à l’ouest de la foire, couvrant une superficie de 3 millions de mètres carrés. Pour une ville comme Tripoli, c’est de la folie. Cela pourrait abriter toute la population de Tripoli de l’époque.

D’un point de vue urbanistique, c’est totalement incohérent, car tout cela demande des moyens, beaucoup de travail et de planification. Et où trouverait-il toutes ces personnes? L’État n’a même pas tenu compte du taux de croissance démographique. Une autre raison d’être sceptique vis-à-vis de cette planification est la dévalorisation des terres dès que vous mettez sur le marché de grandes surfaces à bâtir.
JJ
J’ai souvent pensé aux personnes qui vivaient autour de la zone de la foire avant son existence. Vous avez dit que s’y trouvaient des vergers.
MR
Oui, des vergers de citronniers. Tripoli a prospéré grâce à ces vergers. Quand les expropriations ont commencé, des voix se sont élevées, arguant qu’il s’agissait du moyen de subsistance économique de Tripoli. Mais les habitants ont fini par accepter lorsqu’on leur a expliqué l’ampleur du projet et comment il profiterait à Tripoli. Finalement, la foire a été construite et a complètement modifié le mode de vie de ce lieu, passant d’un mode de vie agricole, d’une logique fermière si vous voulez, à une logique citadine par excellence.

Vue de la Foire et des environs, Tripoli. Séquence de recherche pour le film كیف لا نغرق في السراب / L’inertie du vide, 2022. © Joyce Joumaa

JJ
Mais alors, l’expérience citadine a-t-elle réussi? Je veux dire, ce quartier s’est-il développé comme le centre-ville de Tripoli? A-t-il une utilité vitale pour la ville?
MR
Oui tout à fait. Premièrement, il y a beaucoup de logements. Les gens aiment vivre dans le quartier de la foire, même s’ils n’ont pas de vue directe sur celle-ci. On dit que ceux qui ont une vue directe sont les « rois du château ». Il existe également de nombreuses activités, comme des centres culturels, des restaurants et des cafés, qui ont été construits sur cette zone. Récemment, le parc du roi Fahd (King Fahd Park) a été créé et, avant cela, la Fondation Safady. La foire est devenue un pôle d’attraction économique pour le District Est qui se trouve à proximité. Mais si la question est de savoir si cela profite à Tripoli dans son ensemble, je ne le pense pas.
JJ
Depuis le moment où le projet n’était qu’au stade de la simple idée jusqu’à son exécution réelle sur le terrain, pensez-vous que c’était le début de quelque chose qui faisait appel aux sentiments des personnes qui y ont travaillé, et que l’orientation économique du Liban ne devrait pas être seulement agricole et industrielle, mais qu’elle devrait se diriger vers les services?
MR
L’agriculture était une activité très rentable à Tripoli, mais la vie a changé progressivement avec l’arrivée de la technologie et du progrès économique. Mais je reviens sur le fait que la foire était, comment dire… le sauveur attendu par les habitants de Tripoli. C’était quelque chose qu’ils attendaient et qui est arrivé comme une promesse de sauver Tripoli de ses problèmes et de lui redonner le rôle essentiel qu’elle avait au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Cela redonnerait à Tripoli son rôle économique et régional central, avec son port et ses liaisons directes avec l’intérieur de la Syrie.
JJ
Selon vous, l’incapacité de la foire à jouer ce rôle est-elle due à une vision erronée dès le départ selon laquelle elle représenterait la solution, ou le problème se situe-t-il plutôt dans son administration et sa mise en œuvre?
MR
À l’époque, cette vision n’était pas erronée. Au contraire, le projet était pour eux une locomotive économique destinée à faire progresser la région. Mais dans les recherches que j’ai menées autour des mémoires de Salem Kabbara, un ministre du gouvernement de Rashid Karameh, j’ai appris qu’en réalité Karameh s’était opposé à l’idée d’avoir la foire à Tripoli parce qu’il craignait que les Syriens la considèrent comme un concurrent de leur propre foire à Damas. Comme tout projet, la foire a besoin d’une décision politique ainsi que de politiques publiques pour la pérenniser.

Exposition associée

Articles associés

1
1

Inscrivez-vous pour recevoir de nos nouvelles

Courriel
Prénom
Nom
En vous abonnant, vous acceptez de recevoir notre infolettre et communications au sujet des activités du CCA. Vous pouvez vous désabonner en tout temps. Pour plus d’information, consultez notre politique de confidentialité ou contactez-nous.

Merci. Vous êtes maintenant abonné. Vous recevrez bientôt nos courriels.

Pour le moment, notre système n’est pas capable de mettre à jour vos préférences. Veuillez réessayer plus tard.

Vous êtes déjà inscrit avec cette adresse électronique. Si vous souhaitez vous inscrire avec une autre adresse, merci de réessayer.

Cete adresse courriel a été définitivement supprimée de notre base de données. Si vous souhaitez vous réabonner avec cette adresse courriel, veuillez contactez-nous

Veuillez, s'il vous plaît, remplir le formulaire ci-dessous pour acheter:
[Title of the book, authors]
ISBN: [ISBN of the book]
Prix [Price of book]

Prénom
Nom de famille
Adresse (ligne 1)
Adresse (ligne 2) (optionnel)
Code postal
Ville
Pays
Province / État
Courriel
Téléphone (jour) (optionnel)
Notes

Merci d'avoir passé une commande. Nous vous contacterons sous peu.

Nous ne sommes pas en mesure de traiter votre demande pour le moment. Veuillez réessayer plus tard.

Classeur ()

Votre classeur est vide.

Adresse électronique:
Sujet:
Notes:
Veuillez remplir ce formulaire pour faire une demande de consultation. Une copie de cette liste vous sera également transmise.

Vos informations
Prénom:
Nom de famille:
Adresse électronique:
Numéro de téléphone:
Notes (optionnel):
Nous vous contacterons pour convenir d’un rendez-vous. Veuillez noter que des délais pour les rendez-vous sont à prévoir selon le type de matériel que vous souhaitez consulter, soit :"
  • — au moins 2 semaines pour les sources primaires (dessins et estampes, photographies, documents d’archives, etc.)
  • — au moins 48 heures pour les sources secondaires (livres, périodiques, dossiers documentaires, etc.)
...