Regard transversal

Stefano Boeri à propos de Gabriele Basilico, en conversation avec Stefano Graziani and Bas Princen

Cette histoire orale a été filmée par Jonas Spriestersbach en juillet 2022 à l’Archivio Gabriele Basilico à Milan. Elle fait partie du projet du CCA Les vies des documents—la photographie en tant que projet, une réflexion ouverte sur la façon dont les pratiques passées et contemporaines de création d’images servent d’outils critiques pour lire notre environnement bâti et concevoir le monde d’aujourd’hui.

Bas Princen & Stefano Graziani s'entretiennent avec Stefano Boeri aux archives Basilico
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SG
Sezioni del paesaggio italiano est probablement l’une des collaborations les plus intéressantes entre un photographe, Gabriele Basilico, et vous-mêmes, un architecte et urbaniste autour d’un sujet de recherche commun. Comment est né ce projet? Qu’a-t-il signifié pour vous et pour Gabriele Basilico?
SB
Je connaissais Gabriele et son travail, mais c’est à Gênes, où j’ai enseigné de 1993 à 2000, que nous nous sommes rapprochés. Je l’ai alors invité à développer un projet sur le port de Gênes – dont je concevais le plan directeur – et la singularité de sa sensibilité et de ses capacités m’a immédiatement frappé.

À cette époque, je travaillais avec Jean-François Chevrier, qui collaborait à la documenta X aux côtés de Catherine David, lorsque j’ai commencé à développer l’idée d’un « atlas éclectique » sur les environnements contemporains. Un atlas qui incorpore une multiplicité de regards pour définir un nouvel équilibre entre les mots, les noms et les concepts liés à un lieu. La photographie me semblait l’un des principaux outils permettant de déconstruire le regard hégémonique utilisé habituellement par les architectes et urbanistes. J’ai réfléchi comment elle pouvait au contraire ouvrir de nouveaux points de vue sur la ville contemporaine : sur les changements spatiaux, sur la perspective des sujets qui traversent les territoires, et sur les imaginaires des personnes qui les habitent. J’ai tout de suite senti que Gabriele pouvait être l’un des protagonistes de ce type de regard transversal, qui déconstruit un point de vue zénithal pour composer un montage de différentes perspectives sur un territoire – la dimension éclectique d’un atlas.

Notre collaboration a pris une autre forme lorsque Francesco Dal Co invita Gabriele, de la part de Hans Hollein, à la biennale d’architecture de Venise de 1998, intitulée Sensing the Future : The Architect as Seismograph. Le pavillon italien, dont Dal Co était le commissaire, était consacré à une nouvelle génération d’architectes, représentée par quelques exemples caractéristiques de leurs architectures. Gabriele me dit alors : « Francesco m’a demandé d’aller sur les lieux où se trouvent ces bâtiments et de voir ce qui s’y passe autour, pourrais-tu m’aider? » Je lui ai proposé plutôt de réfléchir à une nouvelle façon de représenter l’Italie urbaine contemporaine, en se concentrant sur ce qui avait changé au cours des vingt dernières années.

J’ai commencé à développer cette approche avec Arturo Lanzani et Edoardo Marini à la fin des années 1980. En 1992, nous avons publié un livre intitulé Il territorio che cambia, un atlas éclectique sur les mutations et l’expansion explosives de l’environnement métropolitain milanais – une transformation provoquée par la multiplication en apparence chaotique de bâtiments médiocres dans toutes les grandes villes italiennes. Avec Arturo, géographe et chercheur, et Edoardo, photographe et chercheur, nous avons voulu décrypter les règles qui sous-tendent cette croissance chaotique. J’ai approfondi ce travail avec Gabriele, je lui ai proposé d’explorer ensemble six ou sept échantillons d’environnements urbains contemporains. Ils devaient partager des similitudes, puisqu’il était important que les critères de l’échantillon restent cohérents. J’ai donc proposé de prélever ce que j’ai appelé des « biopsies » de différentes sections du territoire italien. Avec John Palmesino et Gabriele, nous avons commencé à travailler sur cette immense carte, en sélectionnant des sections d’une superficie de 12 × 50 kilomètres. Ces rectangles nous ont permis de couvrir plusieurs parties du territoire italien, en recherchant des environnements périphériques proches des grandes villes transformées par l’urbanisation récente et qui présentaient des caractéristiques topographiques intéressantes et une route principale. À ce moment, nous avons proposé à Gabriele d’abandonner complètement cette idée d’aller voir les réalisations initiales de ces architectes et plutôt de se balader autour d’elles. Ensuite, j’ai proposé à Gabriele d’essayer de saisir tout ce qui y avait été construit au cours des quinze à vingt dernières années – c’est tout. Je connaissais sa grande rigueur ; je cherchais donc à mobiliser son regard unique sur ces portions du territoire italien.

Stefano Graziani, Planches contact de Gabriele Basilico, Sezioni del paesaggio italiano (Italy: Cross Sections of a Country), 1996. Archivio Gabriele Basilico, Milan. © Stefano Graziani

Sezioni del paesaggio italiano (Italy: Cross Sections of a Country)
Vie du projet

1996
Pendant deux mois et demi, Basilico et Boeri ont voyagé le long de six corridors urbains à travers l’Italie, photographiant Sezioni del paesaggio italiano

1996
Exposition : Sezioni del paesaggio italiano

Présentée dans le pavillon italien à l’occasion de la 6e Biennale d’architecture de Venise, Venise, Italie
15 septembre – 17 novembre 1996

1997
Publication : Sezioni del paesaggio italiano
Publiée par Art&, Udine, Italie
Textes de Stefano Boeri et Marco Folin, images de Gabriele Basilico

1997
Exposition : Sezioni del paesaggio italiano
Organisée à la Photo & Co., Turin, Italie
18 septembre – 15 novembre 1997

1998
Publication : Italy: Cross Sections of a Country
Publiée par Scalo Publishers, Zurich, Suisse

2017
Exposition : Entropia y espacio urbano
Organisée au Museo ICO, Madrid, Espagne
30 mai – 10 septembre 2017

2018
Exposition : Gabriele Basilico. La città e il territorio
Organisée au Museo Archeologico Regionale, Aoste, Italie
27 avril – 23 septembre 2018

2020
Exposition : Gabriele Basilico. Metropoli
Organisée au Palazzo delle Esposizioni, Rome, Italie
25 janvier – 2 juin 2020

BP
En quoi avez-vous perçu votre contribution comme une forme de projet de recherche?
SB
Le projet a toujours été une forme de recherche. J’ai consacré beaucoup de temps à la rédaction d’un texte qui introduisait les photographies, mais exprimait également à quel point j’étais redevable à Gabriele, puisqu’il m’aidait à conforter, à enrichir et parfois à révéler les faiblesses de mes idées sur l’urgence de développer une nouvelle manière de figurer les environnements italiens contemporains. Je cherchais à savoir s’il était possible de recourir à nos regards d’architectes et de photographes pour comprendre ce qui se passait à ce moment-là dans la société italienne, et de quelle manière ces changements redessinaient le paysage.

Sezioni del paessagio italiano a été l’un des premiers projets à décrire les changements survenus en Italie pendant l’ère Berlusconi, du milieu des années 1980 jusqu’à il y a vingt ans. C’est une période de profonde transformation où une société composée d’un petit nombre de décisionnaires a été remplacée par une multitude d’autorités détenant le pouvoir et l’argent investis dans la restructuration de l’espace privé. Mais les investissements ont été affectés à des objets médiocres, ce qui n’a pas favorisé l’émergence d’une éthique collective ou d’un goût individuel. Le modèle de la maison unifamiliale était si important à l’époque, tout comme la conviction que la condition matérielle pouvait s’améliorer par la mobilité qu’offrait l’accès automobile à tous les membres d’un foyer, chaque individu ayant sa routine quotidienne, regagnant et se retrouvant dans la maison familiale et sur la piazza centrale à la fin de la journée.

À l’époque de nos recherches, personne en Italie ne s’intéressait à comprendre les changements physiques des territoires suburbains en tant qu’immenses métaphores de ce qui se passait dans notre société, ce qui était une grave erreur. Les urbanistes continuaient à décrire l’Italie sous la forme d’un réseau de centres historiques, sans élargir leur regard à l’ensemble des agglomérations urbaines et sans prendre conscience que le territoire est – et a toujours été – une métaphore imparfaite de notre société. Avec Gabriele, nous avons voulu montrer que la plupart des personnes qui vivent en Europe habitent un territoire qui n’est pas uniquement représenté par la grande place historique ou le monument de la Renaissance. Nous avons remarqué que plus on s’éloigne du centre de Milan, ou de Naples, vers leurs zones suburbaines, plus on entre dans un territoire formé d’un montage incongru et parfois indéchiffrable de quelques typologies architecturales qui se répètent sans logique ou composition claire, sans syntaxe déchiffrable.

Bas Princen, Photographie de la série de Gabriele Basilico Sezioni del paesaggio italiano (Italy: Cross Sections of a Country), 1996. Archivio Gabriele Basilico, Milan. © Bas Princen

SG
On a parfois perçu Gabriele comme un grand voyageur, ce qu’il était, mais sans reconnaître son ambition de révéler les conditions de la société et de l’environnement bâti à travers la photographie. Je suis curieux de savoir ce que vous avez appris l’un de l’autre dans vos disciplines respectives.
SB
Je pense que les photographes développent souvent des vues conceptuelles indépendamment de toute suggestion intellectuelle émanant d’architectes ou d’urbanistes. Gabriele a été l’un des premiers à utiliser la photographie pour repenser le vocabulaire de l’architecture. Il a toujours été animé par les concepts de variation et de répétition. Tandis que je considérais l’architecture italienne en fonction d’un nombre limité de typologies – le centre commercial, la maison unifamiliale, l’îlot urbain – les photos de Gabriele révèlent les infinies interprétations locales de ces modèles. Bien que la maison individuelle de Sicile, la maison individuelle de Brianza et celle de Mestre possèdent la même structure et suivent les mêmes règles architecturales, elles sont tout à fait différentes. Leurs variations reflétaient les différences d’identité locale, de structures familiales et d’usages.

Notre collaboration visait à déterminer si la photographie pouvait nous permettre de déchiffrer un phénomène urbain que nous n’avions pas vu ni compris et de confirmer nos idées sur l’évolution du territoire italien. Je continue de m’intéresser à la manière dont la photographie peut nous aider à appréhender la ville comme un lieu où cohabitent différentes espèces, à introduire le point de vue des espèces non humaines au sein de notre perspective de l’environnement urbain. Le concept de territoire que Gabriele avait en tête contrastait fréquemment avec l’état matériel des environnements qu’il saisissait, un contraste qui rend ses images uniques et riches et que je qualifiais, en plaisantant avec lui, d’une sorte de cruauté sadique. Je me disais : « Gabriele, tu es un sadique », parce qu’il acceptait sans réserve les conditions qu’il observait et les photographiait dans toute leur médiocrité : rien d’intéressant ne se construisait à ce moment-là dans l’architecture italienne. En somme, il n’y avait que des mauvais bâtiments. Gabriele a su respecter cette médiocrité ambiante et donner à ces bâtiments une dignité à travers ses photographies. Il adoptait la même approche pour photographier la maison individuelle la plus médiocre et la plus inintéressante de Brianza que pour photographier un chef-d’œuvre d’Álvaro Siza ou la basilique de Sant’Ambrogio. Il a toujours su donner de la dignité à l’objet de son regard en révélant, plutôt qu’en camouflant, sa médiocrité. Il existe une certaine vérité dans la médiocrité.
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