Cartes postales en mouvement
Armin Linke sur les infrastructures mondiales, l'anthropocène et le jeu avec le public
Cet essai visuel fait partie d’une série qui met en lumière les commandes et les conversations générées par l’exposition Les vies des documents — La photographie en tant que projet. Les commissaires Stefano Graziani et Bas Princen ont demandé au photographe Armin Linke de réimprimer sa série de cartes postales 4Flight, que les visiteurs sont invités à manipuler et à emporter avec eux. Certaines sont reproduites ici, accompagnées de ses réflexions sur l’infrastructure mondiale et l’Anthropocène, la photographie de cartes postales et le jeu avec les attentes des spectateurs vis-à-vis de la photographie et de son exposition.
Beaucoup de mes travaux naissent de manière intuitive. Pour 4FLIGHT, les grands projets d’infrastructure m’intéressaient, dans la mesure où ces interventions extrêmes dans le paysage s’inscrivent dans des logiques de mondialisation, tels que les projets Congo-Nil ou le barrage des Trois Gorges. Je photographiais les structures, ainsi que les logements des personnes travaillant sur le chantier, les clubs de karaoké ou encore la pêche sur le barrage. Je voulais regarder l’architecture d’un point de vue anthropologique, plutôt que de considérer les architectes à travers une perspective auctoriale, pour mieux connaître toutes les facettes liées à ces constructions, y compris leurs aspects sociaux et économiques. Comment ces personnes bâtissent ces structures? Pourquoi sont-elles construites? Comment sont-elles financées et quels sont leurs enjeux géopolitiques? Il existe des exemples d’infrastructures technologiquement sophistiquées qui entraînent des déplacements de population à grande échelle. Par intérêt pour l’urbanisme, j’ai par exemple photographié la Kumbh Mela, un festival hindou en Inde, au cours duquel une ville de 600 000 personnes en accueille 40 millions, alors que l’infrastructure locale fonctionne sans technologie particulière, ce qui montre qu’une approche low-tech de la gestion sociale et infrastructurelle peut tout à fait donner de bons résultats.
Les cartes postales et le livre ont été publiés en 2000. Toutes ces photographies ont été prises après la chute du mur de Berlin, en pleine période de développement capitaliste, d’accélération et de transformation des processus de mondialisation grâce à de grands projets d’infrastructure, et de changements sociaux considérables. Après le 11 septembre, il est devenu nettement plus difficile de photographier, non seulement à cause des répercussions sur les déplacements, mais aussi parce que l’événement a introduit une nouvelle forme de paranoïa dans la société.
J’envisage ma photographie en termes de longévité ; mes images ne sont pas destinées à commenter des événements ponctuels. Beaucoup des clichés pris pour 4FLIGHT ont été utilisés récemment dans des projets autour de l’Anthropocène, et sont malheureusement toujours d’actualité vingt-cinq ans plus tard. Ce n’est pas seulement le sujet représenté qui est intéressant ici, mais plutôt tout ce qui se passe autour. En réalisant 4FLIGHT, je pensais à un laboratoire connectant différents lieux qui semblent distincts, mais qui participent à un dispositif généralisé visant à imposer aux sociétés des projets d’infrastructures globalisées. Bien sûr, à l’époque, les scientifiques n’avaient pas encore proposé la notion d’Anthropocène, mais j’y travaillais intuitivement en dehors de tout cadre conceptuel défini.
Je ne suis pas certain d’avoir été suffisamment critique à l’égard de la mondialisation, ou de l’avoir finalement célébrée à travers sa représentation. Pour moi, cette forme de mondialisation moderniste a toujours été grotesque. Il existe toujours une promesse d’une certaine vision de l’avenir, inscrite d’une manière ou d’une autre dans l’architecture de ces projets ou lieux que j’ai photographiés. J’espère avoir réussi à apporter un peu d’ironie, à montrer qu’il s’agissait déjà d’utopies manquées. Au moment même où je les photographiais, je me disais que c’était une cause perdue. Un barrage est un ouvrage absurde lorsqu’il est surdimensionné. Son échelle a quelque chose de tragique et de grotesque. En parlant avec les personnes ingénieures et architectes qui auraient pu avoir la bonne intention de produire de l’énergie sans combustibles fossiles, on nous demande d’imaginer cette utopie technologique, qui est une sorte d’entreprise sisyphéenne. Je m’intéresse à la notion d’échec déjà présente dans ces projets grandioses en cours de construction ; ils promettent un futur plus efficient, mais sont voués à devenir des ruines, compte tenu de leur courte durée de vie.
Tous les genres photographiques m’intéressent, je cherche à jouer avec leurs codes et leurs différents modes de diffusion. J’utilise souvent à dessein le « mauvais » mode de diffusion ou un réseau dans lequel on ne s’attendrait pas à voir un certain type d’images. Cette démarche provoque en quelque sorte un moment brechtien, dans la mesure où l’on repense non seulement à ce que l’on voit dans cette image, mais aussi à l’ensemble de l’industrie de production qui se cache derrière elle. Parfois, je montre une image prise pour un magazine de mode dans une exposition ayant une visée complètement différente. J’ai photographié des sites de fabrication de vêtements pour évoquer les opérations logistiques, la mondialisation et les conditions de travail.
Ma démarche a également été influencée par l’exposition Cities on the Move, organisée par Hans Ulrich Obrist et Hou Hanru en 1997. Celle-ci s’apparentait aussi à une sorte de laboratoire urbain, les curateurs avaient composé des juxtapositions inattendues pour constituer des « villages urbains » au sein de l’espace. Comme dans une ville, il fallait trouver son chemin dans l’exposition ; on ne pouvait pas simplement se laisser porter, il fallait interagir avec l’espace et avec les autres pour identifier les connexions. La touche ironique apportée par Obrist et Hou à l’exposition initiait une sorte de jeu avec le public, suscitant un dialogue sous une forme que j’ai trouvée inspirante pour mon propre travail.
Les cartes postales photographiques reposent sur des clichés, elles créent et diffusent des typologies visuelles. La carte postale aplatit la représentation d’un lieu. Je manipule le genre et introduis une tension dans son mode de représentation en donnant à mes images une connotation plus anthropologique ou sociale. Imprimées sur des cartes postales et reliées dans le livre 4FLIGHT, mes images d’infrastructures forment une sorte de carnet de repérage pour le cinéma. Les cartes postales sont aussi des objets géopolitiques.