La chasse au logis

Kurt Forster sur le fonds Aldo Rossi
Chercher et raconter, février 2019

L’examen de fonds d’archives peut revenir à chercher une aiguille dans une botte de paille et s’avérer tout aussi frustrant. D’autre part, l’étude d’archives peut avoir l’allure d’une Schnitzeljagd (un jeu de piste, à travers de la paperasse), où le chercheur à l’affût guette le moindre signe d’une inspection antérieure. Elle relèvera sans doute un peu des deux, notamment si les archives ne se composent pas d’un pêle-mêle de vestiges, mais plutôt des traces relativement bien conservées d’un travail systématique. Les fonds du CCA, conformes à une telle pratique, proviennent principalement des architectes eux-mêmes, et le Musée les a acquis justement pour leur cohérence et l’intérêt qu’ils présentent pour la discipline architecturale. En outre, plusieurs des architectes représentés entretenaient des liens professionnels et personnels étroits entre eux, et leurs projets et documentation fournissent autant de surprises qu’ils soulèvent de questions.

Que la vie et les archives de John Hejduk, Peter Eisenman et Aldo Rossi exhibent tant de points communs en augmente l’attrait. Hejduk, doyen à Cooper Union, s’est intéressé à Rossi, tandis qu’Eisenman l’a invité à l’Institute for Architecture and Urban Studies (l’IAUS) et a sollicité le manuscrit de The Scientific Autobiography pour le publier dans Oppositions Books. Par la suite, Rossi a été plusieurs fois invité à donner des conférences dans ces deux établissements ainsi que dans d’autres universités. Cependant, l’intérêt que je porte à ces trois fonds tient moins à ces relations personnelles qu’à une question particulière que j’espère explorer ici.

En effet, au cours de mes recherches dans les archives, j’ai entrevu un sujet prometteur lié à un enjeu qui a refait surface au cours des années où fut produite cette documentation (du milieu des années 1970 aux années 1980).

Qu’est-ce qui fait une maison?

Comment peut on comprendre l’origine des habitations personnelles, et quel sens ont eu ces demeures à une époque où l’on a mis en question non seulement le concept de « maison », mais aussi les conditions socioéconomiques de sa réalisation, avec une intensité presque menaçante? Je ne fais pas allusion aux idées largement discutables de Martin Heidegger – dont on aborde souvent les déclarations philosophiques comme s’il s’agissait de Saintes Écritures –, mais aux circonstances réelles qui prévalaient dans ce domaine de pratique architecturale. Qu’est ce qui constitue la nature fondamentale d’une habitation et comment celle-ci trouve-t-elle sa place dans une collectivité, que ce soit par son incorporation physique ou en vertu de sa dimension conceptuelle? La première question a été abordée avec lucidité par Gottfried Semper dans son essai de 1851, intitulé The Four Elements of Architecture, dans lequel le concept d’habitation est court-circuité par l’idée même de bâtiment. Quant à la seconde question, elle a reçu plusieurs propositions de réponses par la génération de Rossi.

Aldo Rossi, Casa Bay, Borgo Ticino, Italy, 1971-1980. Plans and elevations, reprographic copy. AP142.S1.D25.P3.3, Aldo Rossi fonds, CCA Collection. © Eredi Aldo Rossi, courtesy of Fondazione Aldo Rossi

Aldo Rossi, Casa Bay, Borgo Ticino, Italy, 1971-1980. Plan, reprographic copy with pastel. AP142.S1.D25.P3.1, Aldo Rossi fonds, CCA Collection. © Eredi Aldo Rossi, courtesy of Fondazione Aldo Rossi

Rossi compte parmi les nombreux historiens et architectes qui ont analysé des villes et des villages historiques en y recherchant des modèles de construction pérennes. Durant son mandat à l’ETH de Zurich (1972-1978), il a consacré beaucoup de temps et d’attention à l’étude de villes de la Vénétie et de villages localisés dans la région du Tessin, canton italophone de la Suisse, en collaboration avec les architectes Bruno Reichlin, Fabio Reinhart et Eraldo Consolascio. Les projets conservés dans le fonds Rossi – allant de bâtiments individuels (la Casa Bay, maison nichée dans un ravin près de la rivière Tessin, à Borgo Ticino, en Italie) aux tentatives d’adoption de typologies de maisons vernaculaires pour un projet de lotissement, entrepris avec son partenaire américain Morris Adjmi (maison unifamiliale dans les monts Pocono, en Pennsylvanie) – illustrent de manière très détaillée ses préoccupations. La maison près du Tessin a d’abord été conçue comme un prototype, Rossi rappelant les intérêts de Le Corbusier pour l’histoire (cf. les palafittes, habitations sur pilotis de l’âge de bronze). Les deux maisons de Pennsylvanie renvoient aux salt box (constructions en forme de « boîte à sel ») de la Nouvelle-Angleterre, dont Rossi a cherché à réorganiser les composantes en rappelant leurs origines européennes hypothétiques. De même que pour la maison en Italie, leur construction a été entamée par un entrepreneur qui, finalement, ne les acheva pas.

Aldo Rossi, plan du site, élévation et plans pour la Casa unifamigliari, Pocono Mountains, Pennsylvanie, 1988. Copie reprographique à l’encre sur papier, 116 × 83 cm. AP142.S1.D118.P2.1, fonds Aldo Rossi, Collection CCA. Gracieuseté de la Fondazione Aldo Rossi. © Eredi Aldo Rossi

Le fonds Rossi appelle plusieurs questions auxquelles il faut trouver réponse : on y repère des projets atypiques, dont quelques uns portent le monogramme de Gianni Braghieri [G.B.], architecte associé de longue date à Rossi, ainsi que plusieurs projets dont l’identification appropriée reste à faire. Parmi ces derniers se trouve un petit cube à la forme familière de teatrino, mais qui, quant à lui, affiche une désignation anglaise, « Cube of Fear ». Ce nom suggère peut-être que le cube a été réalisé par Morris Adjmi, ou à la demande de celui-ci. Ces questions pourraient être assez aisément résolues, tandis que d’autres, qui portent sur le concept de typologie, requièrent une analyse plus opiniâtre.

Deux moitiés de maison

L’Italie n’est pas seulement le théâtre de nombreuses études typologiques, mais également un pays où il est interdit de construire sur des demanio – rivages et autres étendues de terre appartenant à l’État. Une maison comme celle conçue par Rossi pour la famille Alessi au lac Majeur ne pouvait pas être construite autrement que par une ristrutturazione, c’est-à-dire, par la rénovation d’un bâtiment existant. L’examen de la documentation de ce projet montre l’existence antérieure de celui-ci comme bâtiment d’avant-guerre terne, lui même construit par dessus des fondations encore plus anciennes. Un vieux mur longeant une route de campagne et une darsena, petit port de plaisance, assurent l’accès à la propriété par voie lacustre ou de terre, et leurs textures sont rapportées dans toute la maison. Si la construction antérieure n’offre que peu d’intérêt, les fondations massives plus anciennes du bâtiment suggèrent que le lieu a été occupé durant des siècles. Une loi protège ces traces historiques, qui comprennent une route encore existante et la crique au bord du lac. Rossi a tourné ces restrictions à son avantage, en redonnant à la maison son élévation étroite et élevée d’origine, et en ajoutant une devanture à l’allure de pergola, avec sa balconata à trois niveaux. Les balustrades des balcons sont fixées ensemble et ancrées dans le béton à l’aide de tiges de métal, et ont été façonnées, forgées et assemblées à partir d’un dessin grandeur nature de la taille d’une nappe. En enveloppant les éléments de béton de terre cuite, en gainant les colonnes cylindriques standard pour les rendre octogonales et en érigeant des murs denses de moellons de pierre, Rossi est parvenu à créer un lien curieusement indéfini avec l’ancien.

Aldo Rossi, élévations, plans et plan du site pour la Ristrutturazione Casa Alessi, Verbania, Italie, 1989-1995. Copie reprographique, 44 × 60 cm. AP142.S1.D151.P2.1, fonds Aldo Rossi, Collection CCA. Gracieuseté de la Fondazione Aldo Rossi. © Eredi Aldo Rossi

Aldo Rossi, détail pour la Ristrutturazione Casa Alessi, Verbania, Italy, 1992. Dessin en stylo-feutre et graphite sur papier, 303 × 125 cm. AP142.S1.D151.P1.3, fonds Aldo Rossi, Collection CCA. Gracieuseté de la Fondazione Aldo Rossi. © Eredi Aldo Rossi

Un peu partout dans la résidence Alessi, une nouvelle « enveloppe historique » renferme le cœur ancien aujourd’hui invisible. Pour ajouter à ce tour de force, un foyer autoportant s’élève dans le salon, surmonté d’un manteau à saillie en escalier. Un phare installé dans le port complète le répertoire de signes utilisés par Rossi, renvoyant aux « avant-postes » humains. Tout comme le foyer en forme de tabernacle répond à l’impératif pour Rossi d’un âtre « Semperien » au centre de la maison, le phare sur le rivage offre la promesse d’un débarquement en toute sécurité.

Aldo Rossi, Ristrutturazione Casa Alessi, Verbania, Italy, 1989-1995. Model in metal, ink on paper and cardboard, and paint on wood. AP142.S1.D151.P11.1, Aldo Rossi fonds, CCA Collection. © Eredi Aldo Rossi, courtesy of Fondazione Aldo Rossi

L’exploration des archives nous ouvre les yeux. Comme pour prouver la modeste vérité de cette expérience, peu après ma visite au CCA et alors que je me trouvais à Los Angeles, je suis tombé sur la petite maquette d’une maison (presque jumelle de celle de la maison en forme de boîte à sel que Rossi a construite pour la maison de Pennsylvanie) réalisée par l’artiste Vija Celmins. De même taille que la maquette de Rossi pour la maison Alessi – telle une miche de pain facile à tenir dans la main – et d’une innocuité désarmante, la maison de Celmins semble, par la manière dont elle est peinte, être enveloppée de flammes et de fumée, tandis que le fantôme d’un bombardier plane au dessus de son toit. Alors que les maquettes de Rossi semblent hantées par d’invisibles souvenirs, la maison de Celmins porte sur son flanc les souvenirs d’enfance du peintre, évoquant les bombardements en Lettonie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans les deux cas, ces maquettes altèrent leur apparence de jouet par une anxiété manifeste. Le sculpteur allemand Thomas Schütte a également proposé plusieurs itérations d’une maison, de préférence pour des individus solitaires : divers volumes agencés dans différentes positions, comme si on pouvait y trouver la bonne. À cet égard, celle-ci désigne la perspective avantageuse qui restitue un aspect de la maison dont on ne peut, d’un point de vue habituel, faire l’expérience sans renverser, faire pivoter ou modifier autrement sa position.

Les maisons ont rarement été façonnées de manière plus ingénieuse pour en subvertir la fonction, exception faite de la House VI d’Eisenman et de son inversion simultanée d’une volée de marches.

Une maison est une maison est une maison

Devant les divers fonds d’archives provenant des ateliers de Rossi, de Hejduk et d’Eisenman, ainsi que de James Stirling et de Jacques Rousseau, les questions qui viennent immédiatement à l’esprit concernent le type, le prototype et le stéréotype. J’ai trouvé mes questions particulièrement gratifiantes lorsqu’on les pose par rapport aux maisons propres à chacun. Dans le cas de l’œuvre d’Eisenman, la House IV était d’abord destinée à l’architecte lui-même, et la House 11a a été conçue pour moi. Bien que ni l’une ni l’autre n’ait été construite, elles ont toutes deux donné lieu à une abondance de réflexions et de détails.

La House IV a été produite par le réfléchissement et l’inversion de plans et d’ouvertures, et la House 11a, par le réfléchissement rotatif entre le dessous et le dessus. De toute évidence, de telles désignations réductrices ne rendent pas justice à ces projets, bien qu’elles saisissent un aspect essentiel de toute habitation conçue de manière autoconsciente et autoréflexive. Dans la mesure où la maison destinée à un individu se doit de refléter la condition définissant le soi en termes de conscience de soi, de telles abstractions géométriques constituent une démonstration fondamentale sans confiner l’expérience de chacun à la condition d’origine.

Peter Eisenman, esquisses axonométriques pour House IV, Falls Village, Connecticut, 1970-1971. Graphite et crayon de couleur sur papier translucide, 26 × 21 cm. DR1994:0132:058, fonds Peter Eisenman, Collection CCA. © CCA

Au CCA, je n’ai pas pu éplucher les archives de Rousseau, mais je crois que la nature de la maison de l’architecte à Montréal, que j’ai visitée avec Rousseau en 2001, mérite d’être examinée. Comme les maisons de Rossi, celles de Rousseau se conforment à un schéma sacré comportant une distribution interne intelligente, réduisant ainsi l’écart entre la typologie et l’utilité moderne. Je pense aussi aux projets de logements de Stirling, dont plus d’un a été démoli moins d’un demi siècle après avoir été construit, qui pourraient jeter une lumière critique sur la médiation entre les concepts de « maison » et d’« habitation ».

En outre, alors les archives de Shim-Sutcliffe sont rapatriées au CCA, une série de maisons soigneusement aménagées dans des lieux très particuliers viendra enrichir la gamme actuelle des réflexions sur l’habitat contemporain de nouvelles idées d’importance.

Malgré les défis à juste titre axés sur les habitations individuelles dans le contexte de millions d’être humains cherchant un abri permanent autour du globe, l’idée de maison n’est ni morte, ni établie. Elle conserve une urgence mentale qui dépasse sa calamité réelle, car une maison, aussi délabrée ou incommode soit elle, est toujours un dernier refuge et un lieu signifiant très intime. Cette notion d’intimité peut ne plus être disponible lorsque l’individu est exclu de la collectivité, ce qui a pour effet d’intensifier la question plutôt que de l’annuler.

Les nombreux projets de logements individuels de John Hejduk remontent à son séjour au Texas et se terminent avec les dessins de reconstitution rituelle à Prague, à Riga et à Vladivostok. Dès le début, Hejduk conçoit les maisons comme des agrégats de volumes distincts, préférant, à l’instar de Frank Gehry, des assemblages pareils à des natures mortes. Libres de révéler leur nature tantôt hérissée, tantôt ondulante, les volumes individuels acquièrent des roues, font éclore des couronnes et sollicitent l’interaction. Le fonds Hejduk documente le désir de l’architecte de placer les éléments limités de ses maisons du Texas sur une scène urbaine, où elles révèlent leur nature hantée et leurs mystérieuses fonctions. Au contraire, les House IV et House 11a d’Eisenman escamotent leur signification tout en maintenant, pour ainsi dire, un aspect anodin (moderne). Hejduk laisse son imagination, parfaitement reflétée par l’encre plus foncée, sonder les profondeurs effleurées par Rossi lorsque celui-ci a dessiné ses personnages solitaires à New York et ses maisons isolées dans le Tessin et dans la campagne de Pennsylvanie. Une analyse comparative des archives d’Eisenman, de Rossi et de Hejduk permettra certainement de mieux comprendre ce labyrinthe d’expériences.

La fondatrice du CCA, Mme Phyllis Lambert, est à la fois une partisane indéfectible du logement et la conceptrice d’une maison unique située dans un bâtiment préservé, dans le Vieux-Montréal. Elle a grandement contribué à montrer le lien ombilical sous-jacent aux maisons et aux habitations collectives. Le CCA lui même comprend des maisons jumelles aux usages actuels aussi nombreux que ceux pour lesquels celles-ci ont été conçues. L’ensemble occupe les pleines dimensions d’un site urbain, qui s’étend des aires sécurisées d’entreposage en sous-sol aux espaces où sont exposées certaines de ses richesses et surtout, où sont présentées des idées et des critiques. Dans le meilleur sens du terme, le CCA rappelle la déclaration de Leon Battista Alberti, qui affirmait que « du point de vue philosophique » – caractérisation significative, mais souvent ignorée de sa déclaration – « une maison est une petite ville, et la ville est une grande maison ».

Kurt Forster était en résidence au CCA en mai 2019 dans le cadre de Chercher et raconter, un programme qui encourage de nouvelles lectures de la collection du CCA soulignant divers aspects de la pertinence intellectuelle actuelle de celle-ci.

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