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Combler un gouffre

Koji Ichikawa à propos du Groupe d’étude sur le logement marchandisé de Toyo Ito

I. Éléments négligés

Lauréat du prix Pritzker d’architecture en 2013, Toyo Ito est connu tant au Japon qu’à l’étranger comme l’un des principaux architectes du pays à partir des dernières décennies du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui. Un aperçu de la carrière d’Ito révèle quelques traits distinctifs.

Il est né en 1941 à Gyeongseong (aujourd’hui Séoul), en Corée, alors sous occupation japonaise, et sa famille a peu après déménagé dans la préfecture de Nagano, au Japon, région d’origine de son grand-père. Alors qu’il entreprend ses études intermédiaires, Ito s’installe à Tokyo; tout en fréquentant l’Université de Tokyo, il commence à travailler pour Kiyonori Kikutake, une figure centrale du mouvement métaboliste. Ito continue d’œuvrer auprès de Kikutake jusqu’à l’ouverture de sa propre agence en 1971. Depuis son adolescence, il a donc vécu pour l’essentiel à Tokyo, bien que ses projets aient essaimé à travers le Japon et dans le monde.

L’œuvre d’Ito comprend la White U (1976) et la Hutte d’argent (1984), deux projets canoniques d’architecture résidentielle expérimentale au Japon, la Médiathèque de Sendai (2000), lauréate d’un concours de conception pour lequel Arata Isozaki présidait le jury, Une maison pour tous (à partir de 2011), un projet qui bâtit des espaces communautaires dans des zones dévastées par le grand séisme de l’Est du Japon de 2011 et la Taichung Metropolitan Opera House à Taïwan (2016), reconnue pour ses surfaces courbes. Superficiellement, ces projets semblent stylistiquement disparates, mais à mon avis, c’est cette diversité et cette polyvalence qui représentent la carrière d’Ito.

Toyo Ito & Associates, Architects, Projet pour P3 (étude pour Silver Hut), Tokyo, 1982. Plan coloré. Photographie par Kohei Omachi. © Toyo Ito & Associates, Architects

Pour le projet de recherche « Pendant ce temps au Japon » sur le développement de l’architecture postmoderne dans ce pays, notre étude du travail d’Ito porte sur une pratique, une des nombreuses qui composent son œuvre, qui attire peu l’attention aujourd’hui : le Groupe d’étude sur le logement marchandisé. Ito a accueilli ce groupe avec Yoshiro Sofue, Kazuyo Sejima et d’autres membres de son personnel au début des années 1980, quand son agence était encore petite et relativement inconnue. Le sujet de leurs études était le logement marchandisé, un nouveau genre de produit qui avait fait ses débuts dans le marché japonais de l’habitation des années 1970.

Pourquoi avons-nous choisi de nous concentrer sur ce groupe d’étude, qui au premier coup d’œil constitue une activité à faible priorité? La raison est simple : ses préoccupations concernaient directement la position sociale et le rôle des architectes dans le Japon de l’après-guerre, une époque et un espace considérés comme particulièrement significatifs par les observateurs occidentaux.

La profession d’architecte apparaît au Japon à la fin du XIXe siècle en tant que composante essentielle de l’industrie de la construction à l’ère Meiji, période où l’État était déterminé à moderniser le Japon aussi rapidement que possible. Cependant, pendant les années d’essor économique qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les architectes se sont progressivement retrouvés marginalisés. Le Groupe d’étude sur le logement marchandisé d’Ito peut être considéré comme une démarche de critique et de résistance face à cette tendance, qui n’appartient pas au passé; elle demeure pertinente aujourd’hui encore, comme l’illustre le débat acharné qui se produit dans le milieu architectural japonais sur le rôle de l’architecte dans la société et l’utilité sociale de l’architecture, dans un effort général visant à libérer la profession d’un certain sentiment d’aliénation vécu par des architectes au pays.

II. Un âge d’or qui n’a donné aucun fruit?

Pour comprendre la signification du Groupe d’étude sur le logement marchandisé d’Ito au début des années 1980, il faut d’abord analyser la relation entre les architectes et l’industrie du logement d’après-guerre au Japon.

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale en août 1945, le Japon se retrouvait aux prises avec une grave pénurie de logements, un manque allant jusqu’à 4,2 millions de maisons. La tâche à accomplir était de moderniser le parc immobilier national et de produire efficacement assez de nouvelles habitations pour la population. Il a fallu en industrialiser la production, ce qui est devenu l’urgence nationale et l’une des principales responsabilités des architectes de l’époque. Un exemple en est le prototype PREMOS, une maison préfabriquée en panneaux de bois, conçue par l’architecte Kunio Maekawa en collaboration avec un ingénieur et une usine aéronautique.

À partir des années 1960, cependant, les architectes ont fait moins d’expériences. À leur place, des fabricants de maisons préfabriquées ont pris de l’importance, pour en venir à dominer l’industrie du logement japonaise. Au cours des années 1960 et 1970, le pays a connu une période de croissance économique miraculeuse, rapide, accompagnée de changements sociaux qui ont inévitablement provoqué une évolution tout aussi spectaculaire des attentes et des désirs des citoyens en matière de logement. L’industrialisation de ce secteur au cours des premières années de l’après-guerre a permis à de nombreuses personnes d’acheter des maisons bon marché et de haute qualité dans le sillage de la production de masse de matériaux de construction, mais cela a également encouragé les clients à exiger des constructeurs de maisons qu’ils proposent des conceptions et des ornements spéciaux, ainsi que des modèles pour des modes de vie attrayants. Les maisons sont passées de produits industrialisés à des biens de consommation personnalisables. Ainsi, des foyers et des lucarnes ont été popularisés en tant que symboles d’une tendance de mode de vie occidental.

Toyo Ito & Associates, Architects, élévation de la Maison à Chuo-Rinkan, 1979 (gauche) et plan de Projet pour P3, Tokyo, 1982 (droite). Photographie de Kohei Omachi. © Toyo Ito & Associates

C’est pendant les années 1970 que le logement au Japon est passé d’un mode de production industrialisée à un mode commercialisé. Si le logement industrialisé peut être décrit comme le résultat d’aspirations modernistes afin de fournir une architecture efficacement produite en série, le logement marchandisé est né d’une volonté postmoderniste de proposer une architecture répondant aux désirs d’une société de consommation de masse. Notre projet de recherche s’intéresse à ce moment et à l’idée dominante selon laquelle les architectes les plus en vue dans les médias architecturaux du pays à l’époque n’ont, pour la plupart, exprimé aucune volonté d’aborder les changements fondamentaux survenus sur le marché du logement dans les années 1970. Loin de prendre parti en faveur des besoins de l’industrie du logement à cette époque – ainsi que l’avaient fait des architectes comme Maekawa dans l’immédiat après-guerre –, ces architectes se sont plongés dans des expériences de formes et d’espaces architecturaux motivées par les préoccupations de leurs pratiques personnelles.

Emblématique de cette tendance, la génération d’architectes qui en est venue à être qualifiée de nobushi, ou de « samouraïs errants ». C’était l’appellation donnée par Fumihiko Maki à certains jeunes architectes qui ont émergé dans les années 1970, dont Tadao Ando, Osamu Ishiyama et Toyo Ito1. Sans mécènes ni mentors, s’appuyant seulement sur leurs propres talents pour survivre, ces électrons libres étaient assimilés aux samouraïs sans maîtres de l’ère prémoderne au Japon. Des œuvres telles que la maison en rangée d’Ando à Sumiyoshi, la Gen-An (villa fantastique) d’Ishiyama et la White U d’Ito constituent un rejet conscient du contexte urbain et de l’industrie systématisée du logement. Ces projets étaient également le résultat de méthodologies de conception très originales, appliquées à des maisons construites à partir de matériaux uniques produisant des espaces raffinés dans les limites fermées de l’intérieur. Une inclinaison semblable est visible dans le travail de certains architectes d’une génération précédente, comme Kazuo Shinohara, qui a déclaré qu’« une maison est une œuvre d’art2 », ou Isozaki, qui a évoqué « le retrait de la ville3 ».

Dans le cas des architectes nobushi, cependant, cette position n’a pas été un qualificatif qu’ils ont accepté spontanément, mais qui leur a plutôt été imposé. Une génération précédente, incluant Isozaki et Kenzo Tange, a tiré profit d’occasions de concevoir et de planifier des structures urbaines et publiques à un âge encore très jeune. Mais lorsque les nobushi ont fait leurs débuts, dans les années 1970, le développement urbain et l’industrialisation de l’habitat étaient déjà bien avancés, ce qui ne leur a laissé que peu de possibilités de travailler, hormis les petites habitations privées et quelques installations commerciales. Contraints à se battre aux confins de la société, les nobushi n’ont eu d’autre choix que d’inventer leur propre architecture.

Le résultat est que, dans les années 1970, le Japon est devenu un laboratoire d’architecture résidentielle comme le monde n’en avait jamais vu. Les architectes qui allaient devenir des figures mondialement reconnues dans le domaine ont semblé rivaliser les uns avec les autres pour répandre leurs conceptions de logement idiosyncrasiques. Parmi ceux-ci, on trouvait non seulement Ando, célèbre pour sa maison en rangée à Sumiyoshi, et Ito, avec sa White U, mais aussi Shinohara, Hiroshi Hara, Kazunari Sakamoto et Itsuko Hasegawa.

Faisant référence aux années 1970 comme à « l’âge d’or de l’habitat » au Japon, l’architecte et professeur à l’Institut de technologie de Tokyo Shin-ichi Okuyama a présenté comme attributs le « formalisme » et l’« introversion » de l’espace dans la quête d’« une forme et d’une méthodologie d’organisation pour l’architecture elle-même », ainsi qu’une riche pratique expérimentale rendue possible par ces éléments4. L’habitat dans les années 1970 peut ainsi se caractériser par une rupture intentionnelle de sa relation avec ses contextes sociaux et urbains et par une exploration inlassable de la forme et de l’espace dans l’architecture résidentielle qui en a résulté.


  1. Fumihiko Maki, « Samouraï errant dans une ère de paix » (Shinkenchiku, octobre 1979). 

  2. Kazuo Shinohara, Juutakuron [Discours sur l’habitat], Tokyo, Kajima Institute Publishing, 1970. 

  3. Si Isozaki lui-même n’a jamais parlé d’« un retrait de la ville », il a noté que d’autres ont utilisé la phrase pour décrire son attitude envers la ville autour des années 1960 et 1970. 

  4. Shin-ichi Okuyama, « Formalisme, la conception de boîtes introverties et les années 1970 » (Numéro spécial de Shinkenchiku : La trajectoire de l’architecture contemporaine, décembre 1995). 

Toyo Ito & Associates, Architects, notes pour le projet Dom-ino du Groupe d’étude sur le logement marchandisé, 1981-1983. Photographie de Kohei Omachi. © Toyo Ito & Associates, Architects

Cependant, il faut également noter que cet « âge d’or » de l’habitat expérimental a été un phénomène extrêmement marginal qui s’est produit en périphérie, voire complètement à l’écart, des projets de développement urbain et de logement industrialisé qui ont caractérisé la construction japonaise pendant ses années d’essor économique et qui ont perduré pendant un certain temps malgré deux chocs pétroliers. Shoji Hayashi, connu comme l’architecte principal chez Nikken Sekkei, la plus grande agence de design et d’architecture d’après-guerre au Japon, a évalué le phénomène des nobushi à même ce contexte. Pour Hayashi, l’architecture résidentielle expérimentale des nobushi n’a été rien de plus que « l’éclosion vaine d’une fleur jolie, mais stérile1 ». Selon lui, de telles expériences avaient un intérêt architectural, mais pas de signification substantielle – en d’autres termes, elles ne portaient pas de fruit – pour les villes japonaises et la société en général.


  1. Shoji Hayashi, « Une ère d’architecture déformée : Retour sur les années 1970 » (Shinkenchiku, décembre 1979). 

III. Pourquoi se pencher sur le logement marchandisé?

Tel était le contexte dans lequel Ito a lancé le Groupe d’étude sur le logement marchandisé (ci-après le Groupe d’étude) au début des années 1980. Pourquoi, alors, le groupe a-t-il choisi d’étudier le logement marchandisé, et comment s’y est-il pris?

Pour approfondir ces questions, nous avons mené la recherche suivante : nous avons étudié les documents du Groupe d’étude conservés à l’agence d’Ito, ainsi que les travaux de conception de logements des années précédentes et suivantes; nous avons analysé les écrits d’Ito des années 1970 et 1980; nous avons interviewé Ito ; nous l’avons eu de nouveau en entrevue, cette fois avec un petit auditoire.

À partir de ces diverses sources, nous avons appris que le Groupe d’étude a été actif pendant environ trois ans, de 1981 à 1983. Bien que ses horaires soient irréguliers, le groupe s’est réuni le plus souvent au bureau d’Ito, sur une base hebdomadaire. Parmi les personnes participantes figuraient Ito, plusieurs membres du personnel, dont Sofue et Sejima, et, initialement, un employé de Panasonic Homes, un important constructeur de maisons commercial.

Les documents conservés à l’agence comprennent un manifeste manuscrit, probablement rédigé par Ito, intitulé « Objectifs du lancement du Groupe d’étude » et daté de janvier 1981, moment de la première convocation du groupe. Il contient la déclaration suivante :

Nous lançons ce groupe d’étude afin de réaliser des enquêtes et des recherches dans le but de créer des logements en tant que nouveau type de produits de consommation qui ne soient ni l’œuvre d’un architecte, ni des logements conventionnels construits pour la vente ou préfabriqués1.

Voilà un texte court, mais intrigant. Sa lecture dans le contexte décrit ci-dessus nous permet de comprendre les préoccupations d’Ito à l’époque. En résumé, après que les architectes se soient éloignés de l’industrie du logement dans les années 1970, il a cherché à rétablir la relation. C’était sa motivation à lancer le Groupe d’étude.


  1. Soulignement de l’auteur. 

Toyo Ito & Associates, Architects, notes pour le projet Dom-ino du Groupe d’étude sur le logement marchandisé, 1981. Photographie de Kohei Omachi. © Toyo Ito & Associates

Un texte « Objectifs du lancement » suit ce manifeste liminaire, avec une liste d’objectifs et de tâches précis. Les objectifs cités sont : assurer la faisabilité économique, contrôler l’environnement naturel et accueillir de nouveaux modes de vie. Les tâches sont : recueillir l’information, créer des images modèles et préparer un manuel. Sur la base de ces lignes directrices, le Groupe d’étude a examiné des critères tels que la performance thermique et la gamme de prix dans des études de cas de logements commerciaux alors sur le marché ; il a étudié l’utilisation des méthodes de construction japonaises conventionnelles à ossature de bois, deux par quatre et à ossature d’acier ; il a interrogé un échantillon de jeunes résidents urbains qui constituaient le principal groupe démographique de consommateurs du marché du logement au Japon ; et il a élaboré de nouveaux modèles de logements commerciaux.

Parmi les activités documentées du Groupe d’étude, les prototypes de logements marchandisés conçus par lui ont attiré notre attention. Il est particulièrement intéressant de noter que le Groupe ne s’est pas limité à une étude interne. Après avoir envisagé des modèles à ossature en deux par quatre et en acier, le Groupe a opté pour ces derniers, puis a activement recherché des clients pour ses conceptions par le biais d’un article dans le numéro du 10 octobre 1981 de Croissant, un magazine de style de vie qui ciblait un lectorat féminin urbain sophistiqué.

Intitulé « Maisons semi-personnalisées qui sont différentes pour chaque résident », l’article utilise une illustration axonométrique pour présenter les intérieurs des résidences. La présentation vise clairement à attirer l’intérêt des lectrices ordinaires, et pas seulement celui des professionnels de l’architecture. Le style général est très pop, et différent de celui des articles dans les revues d’architecture, habituellement composés de divers dessins de conception, de photographies de la construction terminée sans présence humaine et de textes obscurs des architectes.

L’article du Croissant présente deux prototypes d’ossature d’acier : « Maison avec un salon à l’étage » et « Maison avec un Doma ». Tous deux sont des noms accrocheurs du genre de ceux donnés aux maisons commerciales du temps, et ont été probablement inspirés par les études de cas menées par le Groupe d’étude. Les maisons sont des structures en boîte simple dont la conception ou le plan d’ensemble ne présentent pas d’éléments marquants. Mais dans des éléments tels que le doma, un espace traditionnel au sol en terre qui occupe une grande partie du rez-de-chaussée et peut accueillir toutes sortes d’utilisations, brouillant ainsi la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, on peut voir des signes avant-coureurs des schémas spatiaux que l’on retrouve dans des œuvres ultérieures d’Ito comme la Hutte d’argent. Le flamant qui apparaît dans le dessin axonométrique d’une chambre à coucher du rez-de-chaussée peut être considéré comme l’expression symbolique de cette tentative consciente d’attrait commercial. Le flamant rose était également le symbole du musicien pop Christopher Cross, qui a connu un grand succès au Japon dans les années 1980.

Toyo Ito & Associates, Architects, reproduction d’une perspective de Dom-ino Z, 1981.Photographie de Kohei Omachi. © Toyo Ito & Associates

Après la publication de l’article dans Croissant, l’agence d’Ito a apparemment reçu des demandes de renseignements de la part de plusieurs clients potentiels, mais la plupart de ces communications n’ont fait que relayer les impressions des gens sur les maisons et n’ont pas abouti à des commandes réelles. En fin de compte, le seul projet qui a résulté directement de la campagne médiatique du Groupe d’étude est la maison d’Umegaoka, achevée en 1982. Commandée par le vidéaste Sakumi Hagiwara, celle-ci avait une structure simple et unie en forme de boîte à ossature en acier, inspirée des prototypes présentés de manière si attrayante dans le magazine.

Tout dans cette œuvre, y compris l’impression qu’elle donne d’un espace lumineux et aéré, est en rupture totale avec les œuvres d’Ito des années 1970, comme la Maison d’aluminium (1971), qui ressemble à une paire de cheminées, et la White U en forme de U. Parmi les œuvres d’Ito, deux sont souvent distinguées pour leurs différences : la White U, très introvertie, et la Hutte d’argent, légère et ouverte. La maison d’Umegaoka, située entre ces deux projets, présente les premiers signes d’un changement de style.

IV. Un gouffre désespérément profond

Au cours des deux entrevues que nous avons menées dans le cadre de « Pendant ce temps au Japon », nous avons été particulièrement frappés par la perception qu’Ito avait du Groupe d’étude. En bref, il en fait une évaluation étonnamment faible, illustrée par des réponses telles que « Je ne me souviens pas vraiment… ce n’était pas une entreprise si sérieuse. Je m’en suis occupé parce que je n’avais pas de travail et que j’avais du temps… » Répondant de manière répétée à nos questions détaillées par des souvenirs négatifs de ce genre, Ito semblait essayer de désamorcer notre intérêt pour ce groupe d’étude qui n’a duré que quelques années.

Malgré le ton ambitieux du manifeste de 1981, Ito semble aujourd’hui considérer le Groupe d’étude comme un échec. L’une des raisons qui vient à l’esprit est que l’article dans Croissant n’a pas suscité la réaction espérée. Les médias japonais liés à l’architecture ont atteint le sommet de leur influence dans les années 1970 et 1980. Ito et ses associés leur ont volontairement tourné le dos, faisant plutôt la promotion de leur travail dans un magazine féminin généraliste à la mode. En fin de compte, ils n’ont pu construire qu’une seule maison selon leur prototype. Il n’est pas difficile d’imaginer leur déception devant l’impossibilité de générer une réaction favorable de la part d’acheteurs de maisons potentiels.

Toyo Ito & Associates, Architects, Maison à Hanakoganei, Tokyo, 1983. Axonométrie colorée. Photographie de Kohei Omachi. © Toyo Ito & Associates

La carrière d’Ito comme architecte suggère également une idée de la raison pour laquelle il perçoit le projet comme un échec. Depuis ses débuts dans les premières années de 1970, il s’est intéressé aux relations entre l’architecture et la société, et entre l’architecte et le client ou utilisateur – ou plutôt aux fissures dans ces relations. En effet, il exprimait déjà cette préoccupation à l’époque de son premier projet, la Maison d’aluminium :

Concevoir une maison unique n’est, pour moi, rien de moins qu’un processus visant à surmonter un gouffre désespérément profond entre le designer (moi-même) et le client qui a commandé le projet et qui vivra dans la maison. Idéalement, on devrait parler non pas de « surmonter », mais de « combler » ce gouffre. Mais à ce moment-là, il n’y a pas pratiquement de langage commun grâce auquel le comble1.

Ito exprime un grand désespoir à propos de ce gouffre impossible à combler entre l’architecte qui conçoit une maison et le client qui va l’utiliser ou y vivre. Ce regret, nous pouvons le supposer, découle de sa conscience aiguë de la situation des architectes qui, dans les années 1970, se sont sentis obligés de se consacrer à des expériences de logement à la périphérie de la société et de l’industrie de l’habitation.

Dans cette optique, les activités du Groupe d’étude n’étaient rien d’autre qu’une tentative de combler ce « gouffre désespérément profond » entre le concepteur et le résident dont Ito parlait si franchement au début de sa carrière. C’est la raison pour laquelle le Groupe a mené des enquêtes marketing auprès des clients potentiels et publié ses propositions dans des magazines populaires. Pourtant, à la fin, ses efforts n’ont pas porté les fruits attendus.

Aujourd’hui, Ito continue de s’exprimer sur la relation entre l’architecture et la société et sur le rôle de l’architecte. Dans les années 1990, il a délaissé les logements et les installations commerciales pour se consacrer à des projets plus publics, à commencer par le musée municipal de Yatsushiro (1991), sa première œuvre d’architecture publique d’envergure. Pourtant, même s’il a créé des œuvres ouvertes au public, ce sentiment d’aliénation ne l’a jamais quitté.

Pour cette raison, Ito a pris les devants en visitant divers endroits dans la région frappée par le grand séisme de l’Est du Japon de 2011, s’engageant dans des échanges directs avec les « utilisateurs de l’architecture » sur place (en d’autres termes, les victimes du désastre) et lançant le projet Une maison pour tous afin de construire des espaces de rassemblement pour les personnes de ces communautés. Ito a présenté ce projet comme une occasion pour les architectes « de se détacher de la notion d’œuvre en tant qu’expression personnelle » et de réévaluer leur rôle dans la société2. La persistance de cette préoccupation de sa part démontre sans doute, même si c’est paradoxal, que les efforts du Groupe d’étude n’ont pas réussi (du moins, à ses yeux) à combler ce « gouffre désespérément profond ».


  1. Ito, « La conception architecturale n’est rien d’autre que le traçage de son propre processus de pensée à mesure qu’il se déforme », Shinkenchiku (octobre 1971). 

  2. Toyo Ito, Architecture depuis ce jour, Tokyo, Shueisha, 2012. 

V. L’épreuve de vérité

Malgré le ton des souvenirs d’Ito, notre analyse des dossiers écrits conservés à son agence suggère, en fait, que le Groupe d’étude était très actif. Il devait y avoir une sorte de motivation puissante à l’œuvre pour qu’une petite agence d’architecture investisse autant de temps et de travail dans des activités de recherche qui n’offraient aucun rendement Il est difficile de croire que ce Groupe d’étude n’avait guère de signification pour Ito à l’époque.

Un des essais les mieux connus d’Ito, « Il n’y aura pas de nouvelle architecture sans immersion dans l’océan de la consommation » a été publié dans le journal Shinkenchiku en 1989. Écrivant à Tokyo, que l’essor de la bulle économique avait transformée en Mecque ultime de la consommation, Ito a déclaré que l’architecture n’était devenue rien de plus qu’un autre « produit mode à consommer », comme les vêtements et les célébrités de la télé et que, de plus, les architectes devaient accepter cet état de fait1. Une critique mordante du milieu de l’élite architecturale était ici implicite, de même qu’un mépris pour les masses de la société de consommation.


  1. Toyo Ito, « Il n’y aura pas de nouvelle architecture sans immersion dans l’océan de la consommation », Shinkenchiku (novembre 1989). 

Toyo Ito & Associates, Architects, Maison à Hanakoganei, Tokyo, 1983. Coupe colorée à l’aérographe. Photographie de Kohei Omachi. © Toyo Ito & Associates

On peut considérer que le Groupe d’étude sur le logement marchandisé constitue le premier projet d’Ito à émerger de ces préoccupations. Le manifeste préfigure l’idée que les architectes n’auraient d’autre choix que de plonger dans l’océan de consommation représenté par le logement marchandisé. Une expression plus directe de ce point de vue se trouve dans un autre essai d’Ito, « Logement marchandisé comme épreuve de vérité », publié dans les médias d’architecture à peu près au même moment que le lancement du Groupe d’étude. Bien que ce texte ne figure pas dans l’imposant recueil en deux volumes des écrits d’Ito paru au Japon1, il s’agit d’une affirmation forte selon laquelle les architectes d’aujourd’hui « doivent sortir du domaine de la conception de logements, qu’ils ont fini par considérer comme un sanctuaire… un dernier bastion où ils peuvent donner libre cours à leur originalité » et se laisser « exposer aux forces impitoyables du mercantilisme2 ».

« Océan de consommation », « mercantilisme impitoyable » et « logement marchandisé » – voilà deux concepts qui établissent un trait commun entre les trois textes écrits par Ito entre le début et la fin des années 1980. De même, la cible permanente des critiques les plus virulentes d’Ito tout au long de cette période est la position de la grande majorité des architectes qui ont choisi de s’enfermer dans un « sanctuaire de conception de logements » plutôt que de s’aventurer dans ce nouveau territoire.

Au cours des années 1980, Toyo Ito abordait constamment les mêmes préoccupations fondamentales : Comment les architectes peuvent-ils surmonter la situation délicate dans laquelle ils se trouvent pendant les années 1970 – leur éloignement du grand courant de l’industrie de la construction? Pourraient-ils créer une troisième voie qui ne vise pas l’expérimentation marginale et ne s’abandonne pas non plus entièrement au système industriel? On peut décrire le Groupe d’étude sur le logement marchandisé comme étant la première action décisive appuyée par ces préoccupations. En outre, si l’aliénation que les architectes ont connue dans les années 1970 était un aboutissement logique du développement de l’architecture moderne japonaise au milieu des vicissitudes de l’ère Meiji – la guerre, la défaite et les années de prospérité d’après-guerre –, le projet d’Ito était une pratique critique rapidement déployée pour réfuter cette tendance historique. À cet égard, il s’agit d’un projet d’une valeur historique inestimable.


  1. Toyo Ito, Transformation du vent : une chronique architecturale, Tokyo, Seidosha, 1999, et Architecture en tant que couches de perméabilité, Tokyo, Seidosha, 2000. 

  2. Toyo Ito, « Logement marchandisé comme épreuve de vérité », Kenchiku Bunka (mai 1981). 

  3. Les titres français sont des traductions indicatives. 

Les titres français sont des traductions indicatives.

Cet essai fait partie de « Pendant ce temps au Japon », un projet du CCA c/o Tokyo qui comprend trois événements à Tokyo, quatre essais web et trois livres dans la série CCA Singles.

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