Prendre soin, ou la santé en question

La santé elle-même est devenue une source d’angoisse et le « bien-être » une affaire pressante de responsabilité individuelle. Que l’environnement bâti puisse nous rendre malades est devenu une évidence, et il est donc tentant de croire que l’architecture ou l’urbanisme peuvent aussi nous guérir : en soignant ou apaisant notre corps, en contribuant à évacuer notre stress, ou en favorisant notre (re)mise en forme. Ce dossier explore les liens entre la santé et l’architecture, les types possibles d’intervention et les principes particuliers qui les sous-tendent. On y contemple également l’éventualité désagréable que nos meilleures intentions ne puissent en fait qu’engendrer de nouvelles complications.

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Gouvernance de la santé et des architectures réactives

Texte de Hilary Sample

Les villes modernes et leur architecture doivent en bonne partie leur développement aux règles et règlements édictés par les autorités en vue de préserver la santé publique1. L’évolution de ces règles, particulièrement lorsqu’il s’agit de protéger la santé publique en milieu urbain lors d’épidémies imprévues, mène souvent à remettre en question l’ordre et les libertés qu’elles sont censées garantir2. Les règles régissant le développement urbain ont ainsi été largement façonnées par les effets des épisodes de maladies chroniques ou transmissibles. L’histoire des temps modernes nous montre que les plus grandes remises en question du statu quo urbain se produisent lors de l’apparition de maladies transmissibles, en partie du fait de leur vitesse de propagation, et finissent par déstabiliser l’espace public et les infrastructures existantes en matière de santé3. Les épidémies modernes – typhoïde, tuberculose, choléra, grippe, polio, pneumonie des légionnaires, jusqu’aux plus récents VIH/sida, SRAS, grippe aviaire et H1N1 –, affectèrent toutes les villes où elles se manifestèrent et induisirent une refonte des lignes directrices en matière d’occupation de l’espace, laquelle mena à des réformes touchant l’environnement bâti4. Il faut ajouter que la nature des épidémies actuelles est de plus en plus imprévisible, car on observe des anomalies jamais vues auparavant dans les nouveaux virus, ainsi que l’apparition de supervirus. S’il existe des règles et des règlements pour fournir les moyens de gérer l’environnement bâti, les crises sanitaires urbaines tendent à les bousculer et à révoquer les libertés établies.

À tout moment, on peut dire qu’il existe au moins deux villes dans la ville : une ville saine et une ville malade. Jamais cette division inhérente n’apparaît plus évidente que lorsque surgit une crise sanitaire. Lors de ces épisodes, on se met à observer une différence physique entre les personnes saines et celles atteintes de maladies – par exemple, les porteurs de masques durant les épidémies de SRAS en 2003 ou les visages émaciés et les corps décharnés des patients atteints du sida, qui firent leur apparition dans les médias au début de la crise du VIH/sida –, mais il devient également possible d’en voir les répercussions physiques dans le corps public incarné par l’architecture et les espaces publics de la ville. Les épidémies influent sur le mode de fonctionnement des villes et de leurs bâtiments, ceux-ci ayant été conçus, construits, organisés, contrôlés et entretenus selon des politiques, des plans et des protocoles élaborés avant qu’aucune des épidémies contemporaines n’ait pu être envisagée. Lors d’une crise comme celle de l’épidémie de SRAS en 2003, une ville fonctionnante normalement fut radicalement transformée et contrôlée par des paramètres urbains entièrement nouveaux et inattendus; par exemple, la fermeture forcée des hôpitaux, les voitures vides dans les rues et les stations de métro désertées à la suite de quarantaines volontaires, ou encore la fermeture des bains publics aux premiers temps de l’épidémie de VIH/sida. Ces changements physiques au corps urbain, imprévisibles et perturbateurs, produisent une démarcation encore plus grande entre corps sains et corps malades. Les transformations urbaines qui eurent lieu lors de l’épidémie de SRAS s’appliquèrent d’abord à l’échelle d’un seul bâtiment; d’infimes changements dans le fonctionnement d’un bâtiment peuvent radicalement altérer la performance fonctionnelle de ce dernier, ce qui a une incidence sur la performance du pâté de maisons, et ainsi de suite, jusqu’à une zone urbaine beaucoup plus vaste, reconfigurant dans la foulée l’ensemble de la ville. L’image de la ville est ainsi transformée de l’intérieur (il suffit de penser à l’effondrement de l’industrie touristique à Toronto du fait des épidémies). Durant les épidémies de SRAS, les changements les plus visibles concernent la typologie des bâtiments directement liés aux traitements ou aux soins de santé.

À la différence du VIH/sida, le coronavirus du SRAS est visible au microscope, et il fut découvert et identifié « en un temps record5 ». Par comparaison, la découverte du virus qui causa la pire des pandémies modernes de l’immunodéficience humaine (VIH) nécessita plus de temps. La collaboration de laboratoires indépendants de partout dans le monde, sous la coordination de l’OMS, offrit une infrastructure efficace qui permit de décoder rapidement le virus du SRAS. Certes, la rapide maîtrise du virus fut portée au crédit de l’intervention musclée de l’OMS, mais les décisions de cette dernière furent aussi à certains moments controversées, notamment quand elle outrepassa l’autorité des gouvernements locaux et régionaux en décrétant des interdictions de voyager et des restrictions pour des semaines durant, exacerbant ainsi les difficultés économiques des pays concernés. Ce que les épidémies de SRAS révélèrent est que la protection de la santé n’est plus une affaire locale, nationale, fédérale ni même internationale, mais bien une problématique mondiale; que n’importe qui peut être infecté; et que les pratiques locales ne relèvent plus nécessairement de la gouvernance locale ou nationale.

Ce n’est là qu’une partie de l’histoire de l’OMS. En fait, la gouvernance mondiale de la santé associée aux maladies transmissibles a été mise en œuvre en 1948, depuis son siège de Genève. Aujourd’hui, l’OMS se consacre particulièrement aux interventions relatives au VIH/sida, à la malaria et à la tuberculose6. Le portrait de l’intervention de l’OMS véhiculé par les médias est néanmoins celui d’une maîtrise des événements, avec des équipes d’experts partout sur le terrain. Selon le chercheur Alex de Waal, « [la] question de l’épidémie de VIH/sida est gérée, et non pas résolue7 ». L’épidémie de VIH/sida est à présent sous étroite surveillance et fait l’objet d’une organisation plus complexe que jamais, depuis un nouveau siège, le bâtiment commun à l’OMS et au Secrétariat de l’ONUSIDA8. Situé à Genève, ville renommée pour son grand nombre de sièges opérationnels d’institutions internationales œuvrant dans les domaines de la santé et de l’économie, le siège de l’OMS-ONUSIDA accueille les administrateurs de l’organisme, mais symbolise aussi les efforts entrepris pour améliorer la situation sanitaire mondiale en rapport avec l’épidémie de VIH/sida9. Établi à proximité d’autres sièges de l’Organisation mondiale de la santé, de la Croix-Rouge internationale et du siège européen de l’Organisation des Nations Unies (installé dans l’ancien bâtiment de la Société des Nations, le Palais des Nations), ce site suisse offre un contraste saisissant avec les installations dans les pays d’Afrique subsaharienne, la région du monde la plus affectée par la maladie. Le bâtiment de l’ONUSIDA abritant aussi des bureaux de l’OMS et niché au cœur de cette lointaine Europe représente la dichotomie de l’embarrassante séparation entre les malades et les bien-portants. Comme le souligne Susan Sontag dans La maladie comme métaphore; Le sida et ses métaphores, le virus, en tant que facteur d’épidémie « à évolution lente » : « envahit le corps; la maladie (ou, dans la nouvelle version, « la peur de la maladie ») est décrite comme envahissant la société tout entière10 ». En 2002, les architectes autrichiens Baumschlager-Eberle remportèrent le concours international pour la conception du bâtiment dans le cadre du nouveau Programme commun des Nations-Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA), avec un projet qui symbolisait certes l’important travail mené dans le domaine de la santé, mais questionnait également les fondements mêmes des concepts architecturaux formels qui sous-tendent la création d’un siège mondial11. Bien que l’analyse formelle du bâtiment de l’ONUSIDA fût digne d’intérêt en soi, le véritable mérite du projet résidait dans sa remise en question du parti pris autoritaire du programme architectural de l’ONU, qui consistait à assurer une uniformité esthétique et le contrôle des maladies par des normes et conventions traditionnelles.

Le siège de l’ONU à New York (achevé en 1952), avec sa tour de verre qui abrite l’administration du Secrétariat et sa salle de l’Assemblée en pierre qui accueille ses membres du monde entier, forme un ensemble emblématique de la gouvernance et du pouvoir internationaux. La tour de verre symbolise un pouvoir que Banham attribue à son « statut planétaire », le verre étant le matériau symbolisant la clarté, autant littérale qu’abstraite; au siège de l’ONU, « le verre était universellement livré sous des formes rectangulaires précises…indifférentes aux traditions et aux accidents locaux12 ». Il poursuit : « [Le verre] répondait donc à toutes les aspirations des fondateurs de l’Organisation des Nations Unies, qui lui donnèrent une forme canonique avec cette tour à New York. » La combinaison des deux éléments architecturaux que sont le Secrétariat et la salle de l’Assemblée fit une impression si puissante sur l’imagination des commissaires de l’ONU que ces mêmes formes firent l’objet d’une condition spécifique dans les critères du concours d’architecture de 1959 pour le siège de l’Organisation mondiale de la santé. Ce qui voulait dire en fait que le siège de l’OMS devait être conçu à l’image de celui de l’ONU à New York13. Parmi les quinze architectes de renommée internationale qui concoururent au projet du siège de l’OMS, citons Eero Saarinen, Kenzo Tange et Jean Tschumi.


  1. Entre 1851 et 1938, des conférences sanitaires internationales annuelles eurent lieu dans les principales villes européennes. Alors que le choléra faisait des ravages en Europe, la première Conférence sanitaire internationale se tint à Paris pour élaborer des conventions sanitaires internationales. Chaque année, de nouveaux sujets s’ajoutèrent dans le cadre de ces conférences : le choléra et la peste, la variole et le typhus, mais aussi le commerce le long du canal de Suez, ou les périodes de guerre et la navigation aérienne. À l’époque où ces conventions virent le jour, il n’existait aucune agence supranationale de la santé pour gérer les crises en matière de santé publique. À la suite de ces conventions et de ces conférences, des agences nationales de la santé virent le jour pour aboutir à la convention de Rome en 1874 qui fut le théâtre d’un vote unanime en faveur de la création d’une agence internationale de la santé, instance où les données disponibles et la recherche sur les épidémies pourraient être regroupées et suivies. Cette agence fut baptisée l’Office international d’hygiène publique (OIHP). La gouvernance mondiale en matière de santé publique mena à l’élaboration d’un ensemble de conventions et de normes pour assurer la surveillance des maladies, mais aussi plus récemment, pour baliser la question de la prévention de la maladie. Ces conventions furent adoptées par les autorités sanitaires aux plans national et local ainsi que par les autorités municipales, pour rendre les ensembles urbains plus sécuritaires et plus sains. La multiplication des organisations responsables de la santé illustre en partie l’histoire des conférences et des conventions internationales sur la santé humaine, exprimant ce désir de construire un lieu permanent pour accueillir le personnel nécessaire à la surveillance des maladies à l’échelle planétaire. C’est en France et aux États-Unis que l’on assista à la naissance des premières agences organisées, organisations nationales aussi chargées de superviser les problèmes internationaux. Elles cédèrent ultérieurement le pas, avec la création de la Société des Nations, à une branche de gestion de la santé créée un peu plus tard par cette dernière, qui demeura en activité jusqu’à l’avènement de l’Organisation des Nations Unies en 1948, pour être finalement intégrée en 1966 au nouveau siège de l’Organisation mondiale de la santé. 

  2. Alex Lehnerer, Grand Urban Rules (Rotterdam : 010 Publishers, 2009).  

  3. Richard Matthew et Bryan McDonald, « Cities under Siege », Journal of the American Planning Association 72, no, 1 (hiver 2006) : 109. 

  4. Les épidémies de choléra qui survinrent à Londres dans les années 1850 révélèrent d’importantes faiblesses dans les infrastructures d’aqueducs, ce qui conduisit à de nouveaux concepts de distribution de l’eau dans les maisons. 

  5. « B.C. lab cracks suspected SARS code », CBC News, 13 avril 2003, https://www.cbc.ca/news/canada/b-c-lab-cracks-suspected-sars-code-1.378583. Traduction libre.  

  6. Laurie Garrett, « SARS and Other Emerging Diseases in a World Out of Balance » (conference, Jill and Ken Iscol Distinguished Environmental Lecture, Cornell University, Ithaca, New York, 16 juin 2003); Hilary Sample, « Überagencies, Design and Disease in the Contemporary City » (conference, Centre Canadien d’Architecture, 19 juillet 2007); Hilary Sample, « Uncovering Urban Patterns at the Daniels School of Architecture, Landscape and University of Toronto » (conference, Architecture, Therapeutics, Aesthetics, University of Toronto, 27 février 2010). 

  7. Alex de Waal, AIDS and Power: Why There is no Political Crisis – Yet (New York : Zed Books, 2006), 3. Traduction libre. 

  8. Fondée au milieu des années 1990, l’agence ONUSIDA se concentre sur les problèmes du VIH/sida. En Afrique, l’épidémie de VIH/sida est compliquée par la présence d’autres maladies transmissibles comme la malaria et la tuberculose. 

  9. « Lancement de la construction d’un nouvel immeuble commun pour l’OMS et l’ONUSIDA », Organisation mondiale de la santé, Centre des médias, modifié le 28 juin 2002, www.who.int/mediacentre/news/releases/ release53/en/index.html (consulté le 14 juillet 2007). 

  10. Susan Sontag, La maladie comme métaphore; Le sida et ses métaphores, trad. Marie-France de Paloméra et Brice Matthieussent (Paris : C. Bourgois, 2009), 153-154. 

  11. « Lancement de la construction », Organisation mondiale de la santé, Centre des médias. Dix agences d’architectes venant de sept pays furent sélectionnées pour participer à ce concours. Le concours fut organisé par la FIPOI, fondation privée sans but lucratif créée par la Suisse et le canton de Genève en 1964, avec la collaboration de l’Office fédéral des constructions et de la logistique (OFCL), avec pour objectif que le bâtiment ait un coût raisonnable, non seulement en termes de construction, mais aussi en matière de frais annuels de fonctionnement et d’entretien. Le jury retint le projet autrichien de Baumschlager-Eberle pour son « attitude plastique très contemporaine, le projet [faisant] acte d’abstraction en se saisissant d’un volume simple qui, grâce à des opérations sérielles d’extrusion, propose une grande richesse spatiale ». Voir http://wien.baumschlager-eberle.com/en/of ce/projects/ who-unaids-administration-building (consultés le 18 septembre 2011). 

  12. Reyner Banham, Grass Above, Glass Around, A Critic Writes (Los Angeles : University of California Press, 1997), 209. Traduction libre. 

  13. On trouve l’origine de ces deux formes distinctes et spectaculaires que sont le Secrétariat et la salle de l’Assemblée dans le bâtiment du ministère de la Santé et de l’Éducation construit à Rio de Janeiro suivant les plans d’Oscar Niemeyer, lui-même influencé par Le Corbusier, et qui servira de modèle pour le siège social de l’ONU à New York. 

Construction du siège de l’Organisation mondiale de la santé, conçu par Jean Tschumi, Genève, Suisse, 1966. Photographie de Tibor Farkas © OMS/Tibor Farkas

Salon des employés du siège de l’Organisation mondiale de la santé, conçu par Jean Tschumi, Genève, Suisse, 1966. Photographie de Jean-Philippe Charbonnier © OMS/Jean-Philippe Charbonnier

Parmi les quinze architectes de renommée internationale qui concoururent au projet du siège de l’OMS, citons Eero Saarinen, Kenzo Tange et Jean Tschumi. Les projets qui s’éloignaient des critères du concours furent éliminés d’emblée, y compris celui de Kenzo Tange qui proposait deux tours de béton brut incurvées qui convergeaient à leur sommet; le projet d’Eero Saarinen qui comportait une tour de plus de soixante mètres à portée libre s’élevant au-dessus d’une place d’entrée ouverte (sous laquelle la salle de l’Assemblée était enterrée) se classa second. Depuis la réalisation de son siège à New York, l’ONU a souhaité reproduire les formes de la tour et du cube dans ses autres projets, en particulier dans celui du siège de l’Organisation mondiale de la santé et de ses six bâtiments annexes, tous construits avant 1965. C’est Jean Tschumi qui remporta le concours pour le siège de l’OMS (1959-1966), avec un concept qui répondait en tous points au mandat défini dans le programme du concours – avec la tour et le cube de la salle de l’Assemblée – bien qu’avec plusieurs étages de moins pour respecter les normes de hauteur des bâtiments en vigueur en Suisse. Le concept de Tschumi était conforme au type de bâtiment onusien et enserrait le Secrétariat et les bureaux du personnel d’une façade brise-soleil en aluminium. Son concept explorait avec imagination l’idée d’un espace intérieur modulable de manière à mieux répondre à la vocation du siège. Cet espace devait pouvoir être agrandi ou rétréci, selon les besoins des équipes qui doivent réagir à tout moment à l’émergence d’une crise sanitaire dans le monde. Le Secrétariat de Tschumi pouvait accueillir plus d’un millier de personnes. Dans l’énoncé de mandat de l’OMS, le siège devait se suffire à lui-même, de sorte qu’il n’y ait plus besoin d’en bâtir un autre ultérieurement. L’arrivée du virus du VIH/sida changea la donne.

Le nouveau siège de l’ONUSIDA (2005), un bâtiment bas et massif, est construit autour d’une cour ouverte. Longeant le périmètre de la cour dallée, se trouvent les bureaux administratifs sagement empilés les uns sur les autres, à la différence du siège de l’OMS, de l’autre côté de la rue, où les bureaux n’ont pas la même forme que le Secrétariat. La salle de l’Assemblée, pièce la plus importante du siège de l’ONUSIDA du fait que c’est là que sont discutées, débattues et votées les différentes décisions politiques, ne se distingue pas du reste des bureaux, et est enchâssée à l’intérieur de la masse du bâtiment1. La forme physique du bâtiment de l’ONUSIDA est pensée de manière à contraster avec l’image de l’ONU et de l’OMS. Elle ne tente pas de recréer les mêmes parties individuelles distinctes que dans les sièges de ces deux organisations, mais place toutes les parties disparates au sein d’une même enveloppe brillante, produisant une architecture de l’unification des parties en un tout cohérent. Même le mobilier de la salle de l’Assemblée est ici une simple série de tables linéaires et de chaises en plastique dans une configuration en carré; on n’y trouve aucune estrade pour l’orateur, ni de sièges d’auditorium, ni de hiérarchie spatiale – c’est d’abord et avant tout une disposition démocratique simple. S’il fait toujours partie de la famille de l’ONU et de l’OMS, ce bâtiment constitue une rupture symbolique avec la dualité formelle Secrétariat/salle de l’Assemblée que l’ONU voulait voir dupliquer dans ses bâtiments du monde entier. Cette rupture que constitue le bâtiment de l’ONUSIDA dénote une nouvelle façon de penser la santé ou du moins, l’organisation de la surveillance, du suivi et de la gouvernance en matière de santé. Il serait toutefois trop simpliste d’interpréter cette forme de bâtiment – basse et horizontale, par opposition à une forme haute et verticale – comme l’expression du fait que cette architecture représente des valeurs mondiales, non pas dans le sens du pouvoir, mais d’une volonté de s’efforcer d’abord et avant tout de gérer et de soutenir la lutte sur le terrain contre le VIH/sida.


  1. La forme basse et l’organisation du bâtiment sont semblables à celles du siège des Human and Health Services de Marcel Breuer à Washington D.C. (1977).  

Siège de l’ONUSIDA, conçu par Baumschlager & Eberle, Genève, Suisse, 2005. Photographie de Eduard Hueber.

Dans AIDS and Power, Alex de Waal affirme que les gouvernements africains, les organisations de la société civile et les organismes internationaux se montrèrent d’une remarquable efficacité dans la gestion de l’épidémie de VIH/sida de manière à limiter les tensions politiques. En Afrique subsaharienne, où une personne sur six contractera le VIH au cours de sa vie, la peur de la maladie (appelée « mort noire » par l’influente journaliste Laurie Garrett), qui bouleverse la société africaine, ne semble pas être un enjeu politique. En fait, on constate dans les pays concernés « un fonctionnement sans heurts et coordonné des institutions » et, grâce à ces efforts, « à quelques rares exceptions notables, pour lesquelles plusieurs facteurs de stress s’additionnent, il est peu vraisemblable que le sida crée une crise sociopolitique1 ». L’efficacité de la gestion de l’épidémie permet de dire que « la société ne va pas s’effondrer ou se transformer par un processus de type révolutionnaire ».

En 2005, la Commission pour l’Afrique produisit un rapport intitulé Notre intérêt commun, offert en version imprimée ou électronique par téléchargement gratuit, brossant les grandes lignes des environnements caractéristiques où vivent les patients atteints de VIH/sida en Afrique, ainsi que la vitesse de propagation de la maladie sur le continent, au rythme d’une personne par seconde2. L’expansion des villes aggrave encore la situation, du fait de l’augmentation de la pauvreté et de la prolifération des bidonvilles qui l’accompagnent, que De Waal décrit dans son livre par l’euphémisme « urbanisation chaotique3 » repris dans le rapport. C’est dans ces conditions que 22,5 millions de personnes vivent avec le VIH/sida en Afrique subsaharienne – à comparer avec les quelque 1,5 million en Amérique du Nord. Heureusement, on y trouve quand même un lieu qui dispense des traitements et des soins, malgré des conditions extrêmes. Le documentaire de la chaîne Al Jazeera Saving Soweto (2009) relate les activités quotidiennes de l’hôpital Chris Hani Baragwanath connu sous le nom de « Bara », dans le quartier de Soweto, à Johannesburg, le plus grand hôpital au monde traitant de cas aigus, établi sur un site de 173 acres (70 hectares) et comportant près de 3 200 lits. Malgré l’objectif de l’ONUSIDA qui est de « Zéro nouvelle infection à VIH. Zéro discrimination. Zéro décès lié au sida » figurant dans son rapport mondial de 2010, l’épidémie en Afrique du Sud demeure la plus importante de la planète4. Au Bara, par exemple, parmi les patients admis à l’unité 20, près de 60 % des décès enregistrés sont liés au VIH/sida5. Construits sur le site d’une caserne abandonnée de l’armée britannique, les bâtiments et les infrastructures de l’hôpital sont dans un état de délabrement avancé, et leur connexion avec le réseau public et ses services est également vétuste. De fréquentes pannes d’électricité dues aux restrictions qui touchent Soweto entraînent de fréquentes coupures de courant dans l’hôpital; en même temps, bien que de nouveaux bâtiments aient été ajoutés à ceux du campus, aucun système électrique supplémentaire n’a été installé depuis la création de l’hôpital. Parmi les installations vieillissantes de l’hôpital, on compte l’immeuble de douze étages logeant les infirmières et infirmiers, un service d’accouchement, une unité de soins néonatals intensifs, la morgue, les différents réservoirs d’eau, l’unité de soins intensifs, les anciennes et nouvelles résidences des médecins, ainsi que des passerelles et des passages entre les bâtiments6. Outre ces problèmes logistiques, les conditions de travail y sont tellement déplorables que le personnel a dû recourir à des actes de sabotage – bloquant le fonctionnement de la blanchisserie (ce qui réduisit la disponibilité en linge sanitaire); altérant les groupes électrogènes et l’approvisionnement en essence; retardant des traitements et forçant la fermeture de salles d’opération et d’unités –, dans l’espoir d’attirer l’attention sur les défaillances de l’hôpital pour que l’on y remédie7. La solution proposée a été de réduire le nombre de patients de moitié et de créer un réseau de six « mégahôpitaux » dans lequel Bara n’en serait plus qu’un parmi d’autres.

La leçon à tirer des épidémies de SRAS et de VIH/sida est que nous sommes à une époque où la maladie ne peut plus être maîtrisée depuis un lieu fixe; ni l’hôpital ni le siège d’une organisation ne peuvent à eux seuls fournir le traitement nécessaire. Là où le modernisme envisageait des espaces utopiques, ouverts et continus, remplis d’air et inondés de lumière, nous percevons aujourd’hui l’espace autrement, en fait rempli de particules, de matière invisible; les bâtiments eux-mêmes sont devenus les espaces de prévention de la maladie, même s’ils ne la soignent pas directement en tant que telle. Non, l’hôpital ou le siège d’une organisation mondiale ne peuvent à eux seuls apporter des solutions individuelles pour guérir la maladie, mais ils constituent, de concert avec les autres types de bâtiments, le réseau nécessaire à sa gestion dans les villes.

Les maladies urbaines ne posent pas un problème clairement défini, mais confus, et requièrent des solutions techniques autant que des réponses improvisées. Les crises sanitaires urbaines se déclarant de plus en plus souvent, il semble que les directives en matière d’aménagement doivent de plus en plus considérer les situations d’urgence comme une norme et non plus comme une exception au fonctionnement urbain8. Ce que cela signifie pour l’architecture, ce n’est pas une perte du projet formel, culturel ou esthétique, mais en fait le contraire : cela pose la question de savoir comment l’architecture peut prendre en compte des problèmes contemporains de performance fonctionnelle. Les architectes modernes n’ont pas eu peur d’envisager les questions de santé comme source de renouvellement des formes urbaines. Si la ville sera toujours, ne serait-ce qu’en partie, malade, il reste que l’architecture doit mener des réflexions approfondies sur les problématiques de santé et proposer des éléments d’action concrète.


  1. de Waal, AIDS and Power, 3. Traduction libre. 

  2. Bob Geldof, Notre intérêt commun : Rapport de la commission pour l’Afrique (La Commission pour l’Afrique, mars 2005), 30, https://ocpa.irmo.hr/resources/docs/Commission_for_Africa_Report-fr.pdf (consulté le 18 septembre 2011). 

  3. Geldof, Notre intérêt commun, 58. La croissance en Afrique subsaharienne est souvent plus le fruit d’une économie informelle que d’une économie officielle et organisée. Soixante-douze pour cent de la population africaine urbaine totale vit dans des bidonvilles.  

  4. Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA), Rapport mondial : Rapport ONUSIDA sur l’épidémie mondiale de sida, 2010 (Genève : ONUSIDA, 2010), 4, http://www.unaids.org/globalreport/documents/20101123_GlobalReport_full_fr.pdf (consulté le 18 septembre 2011). 

  5. Voir aussi http://www.lefthandfilms.co.za/soweto. « The World’s 3rd Biggest Hospital, in South Africa », Chris Hani Baragwanath Hospital, http://www.chrishanibaragwanathhospital.co.za. (consultés le 18 septembre 2011). 

  6. Nicholas Bauer, « R150M Upgrade for Downscaled Chris Hani Baragwanath », Mail & Guardian Online, 16 août 2011, http://mg.co.za/article/2011-08-16-r150m- upgrade-for-downscaled-bara (accessed 18 September 2011). 

  7. Nonku Khumalo, « Bara Sabotage an Inside Job », Soweto Live, 13 juillet 2011, www.sowetanlive.co.za/ news/2011/07/13/bara-sabotage-an-inside-job (consulté le 18 septembre 2011).  

  8. Elaine Scarry, Thinking in an Emergency (New York : W. W. Norton & Company, 2011).  

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