Le bonheur nous trouvera-t-il?

Qu’est-ce qui fait que vous vous sentiez chez vous? Faites-vous confiance à vos voisins? Croyez-vous que la préservation de l’environnement soit de votre ressort? Les évaluations subjectives du bien-être personnel affectent de plus en plus le design à différentes échelles, des spécifications matérielles aux politiques urbaines. Les soins autoadministrés du « selfcare » déplacent les soins administrés pour le bien commun, et le bonheur, autrefois principe sous-jacent du projet social-démocrate de l’après-guerre, devient une marchandise. Naviguant dans le courant qui va du bien-être collectif au bien-être individuel, ce numéro présente une « industrie heureuse » aussi vaste que son évasif sujet. Trouverai-je le bonheur? Le bonheur peut il me trouver? L’architecture soutient-elle ou entrave-t-elle cette quête?

Le titre de ce dossier est un clin d’œil au livre Will Happiness Find Me? de Peter Fischli et David Weiss.

Article 5 de 10

Corréler le bonheur

Wendy Chun et Orit Halpern sur la mesure du bonheur

Wendy Chun et Orit Halpern se sont rencontrées pour parler de la mesure du « bonheur » dans la société actuelle et de ses incidences. Pour commencer, elles se sont intéressées à la racine étymologique du mot « heureux » pour constater qu’il vient de « heur », qui signifie bonne fortune.

OH
Partons donc de cette idée que le « bonheur » est une question de bonne fortune, de chance. Qu’est-ce que cela indique en matière de pensée – à l’échelle nationale, urbaine et autres – tant au niveau gouvernemental que politique? Si l’État mesure le « bonheur », est-il de son rôle de gérer d’une façon ou d’une autre la bonne fortune? Je dirais que ça signifie en quelque sorte une gestion du risque ou la valorisation de formes de comportement spéculatif. Cette mise de l’avant du fait d’être « heureux » est-elle une tentative de mieux préparer les gens à prendre des risques? Ou peut-être à mieux affronter la précarité?
WC
Oui, mais si le bonheur se mesure aujourd’hui à travers certains indices, cela veut dire qu’il a très peu à voir avec la chance ou le risque. Par exemple, s’il est corrélé dans ces mesures aux politiques gouvernementales, cela signifie que de « bonnes » politiques engendreront le bonheur. Cela pose les questions suivantes : qui ou quoi tient-on comme responsable du bonheur? Et jusqu’à quel point les classements du bonheur traduisent-ils des probabilités en faits, pour que la dimension de chance disparaisse?
OH
Je crois que c’est un angle de réflexion quelque peu polémique, mais j’aimerais revenir à ta première question sur la responsabilité. Quand on commence à penser au bonheur comme une probabilité ou une chance, une question scalaire se pose quant à la manière dont les personnes sont amenées ou encouragées à être heureuses. Est-ce que cela s’ajuste, ou pas, avec les évolutions structurelles de l’État ou du développement urbain? Je m’interroge à savoir si cela implique une forme de démocratisation de la chance ou de la probabilité…
WC
En quoi serait-ce une démocratisation?
OH
Une démocratisation de la probabilité, des approches spéculatives, dans lesquelles les gens sont invités à accepter certaines formes d’incertitude dans l’espoir de finalement gagner la partie.

Nos jours heureux parle de la Grande-Bretagne et de la France, deux pays qui, il y a dix ans, ont introduit cette idée de mesurer le bonheur et qui sont aujourd’hui aux prises avec un mécontentement social considérable autour de la problématique des inégalités sociales. Il saute aux yeux qu’un tel phénomène allait se produire rapidement quand l’État s’est mis à transférer certaines formes de filet de sécurité qu’il garantissait jusque-là, des systèmes de protection sociale vers la responsabilité individuelle. Aujourd’hui, se percevoir comme heureux, c’est se voir comme quelqu’un qui a de la chance, qui est capable d’exploiter le système à son avantage. Une personne heureuse, chanceuse, est maintenant celle qui est prête à prendre des risques et à gérer l’incertitude, la précarité. Par exemple, elle supportera « joyeusement » une situation comme ne pas avoir d’emploi permanent ou ne pas être syndiquée ou encore ne pas être couverte par une assurance maladie.
WC
Je crois que ce que tu évoques est une opérationnalisation du bonheur qui à la fois gomme et présume la chance faisant en sorte que chaque individu semble être le responsable de sa propre bonne fortune. Ici, je m’appuierai sur les travaux d’Oscar Gandy dans Coming to Terms with Chance. Il s’intéresse aux façons dont l’inégalité raciale a été instrumentalisée et acceptée aux États-Unis sous l’angle d’une forme de catégorisation de la chance. Il étudie les types de discrimination qui sous-tendent la notion de chance, qui font que les personnes appartenant à certaines races semblent systématiquement en manquer. Pourquoi certaines races sont-elles habituellement vues comme assurables et d’autres, pas? Une démocratisation basée sur l’idée que certains sont plus heureux que d’autres est également une division des populations, n’est-ce pas?

La mesure du bonheur ajoute un autre niveau. Plutôt que d’énoncer que certaines personnes sont plus heureuses que d’autres, réalité qui fait intervenir la providence, mais aussi la chance, elle part du principe qu’être heureux rend chanceux. Vois-tu comment il y a retournement des choses? Une fois que l’on fait du bonheur un indice – et ici, ce n’est pas forcément lié à un pays, on peut imaginer une mesure individuelle basée sur différentes particularités corrélées –, on devient responsable de sa propre chance plutôt que celle-ci soit en fait la cause de votre bonheur.
OH
J’aime beaucoup cette idée que gommer et présumer la chance est inhérent au concept de bonheur, parce que c’est précisément les facteurs structurels qui font que les gens ont de la chance, non? Ce n’est pas de la chance si quelqu’un d’une certaine classe sociale, d’une certaine race, etc., entre à Harvard; mais la présomption de chance autour de la question « Êtes-vous heureux? » comme substitut pour ces autres catégories efface les facteurs structurels de la chance. Et cette idée est aussi intéressante dans la façon dont elle contribue à légitimer de vieilles histoires de racisme, de sexisme, de xénophobie, etc., dans ce lien de cause à effet que les gens n’atteignent pas la réussite, car ils sont malchanceux ou malheureux, et que c’est la raison de leur détresse.
WC
Et c’est ce qui fait tout l’intérêt de revenir à cette étymologie, parce que ça met vraiment en relief le fait que si vous avez de la chance, vous êtes heureux, par opposition au concept que si vous êtes heureux, vous êtes chanceux.
OH
J’ai travaillé en développement international pendant de nombreuses années, et une des choses qui me dérangeaient le plus était cette mentalité que les gens dans « les villages » sont à la fois simples et heureux parce qu’ils ne connaissent pas les problèmes liés à l’urbanisation. C’est une sorte de modèle inversé : la pauvreté ne vous rend pas nécessairement malheureux et en même temps, on vient effacer le facteur pauvreté qui vous rend malheureux. Cette mentalité omet toute reconnaissance d’une approche transformée du bonheur…
WC
Et ces regroupements – riches et stressés, pauvres et simples – deviennent des façons de segmenter les populations. Ils placent les gens dans des bulles homophiles avec d’autres qui sont structurellement dans la même situation. Quand vous êtes dans cette bulle, vous ne voyez pas comment votre situation varie radicalement ou pas de celles des autres.

Oscar Gandy explique en quoi les expériences de vie des gens fluctuent grandement selon le groupe dans lequel on les classe. Prenons par exemple la sécurité aéroportuaire. Si on vous juge à risque faible, vous passez sans encombre pendant que d’autres subissent des inspections secondaires, des fouilles intrusives, etc. Et si vous vous tenez seulement parmi des gens réputés être « comme vous », vous ne voyez pas en quoi votre expérience diffère de celles des autres. À cause de cela, des écarts même modestes, souvent attribués à la chance, sont perçus comme ayant une grande portée.

Il est intéressant de voir ce modèle en termes de ségrégation de populations. Si vous êtes dans une population mise à l’écart, le moindre changement de situation paraît tout à coup énorme et vous vous sentez malchanceux.
OH
C’est semblable à la manière dont on compare les indicateurs de croissance entre deux endroits. Si une ville a une population plus réduite, une petite hausse peut sembler plus significative, et cela, bien entendu, joue sur les politiques et les impressions d’amélioration ou de changement.

J’imagine que ce qui se passe en immobilier s’applique aussi au bonheur. Sans doute les deux se recoupent-ils. Ces formes de ségrégation par population ont des conséquences territoriales, particulièrement si l’on parle de distribution du bonheur et de probabilité que quelqu’un puisse obtenir une assurance, un prêt hypothécaire ou tout simplement un meilleur accès à des services qui pourraient améliorer son sort. Bâtir pour le bonheur, c’est aussi lié à la distribution spatiale et au fractionnement des populations.
WC
Cela soulève l’idée que les projets de logement ont été et sont encore des formes d’ingénierie sociale. Si l’on remonte aux origines de la recherche homophile, Paul Lazarsfeld et Robert Merton (qui ont inventé le mot en 1954) ont enquêté sur des projets d’habitation et observé les types d’amitié qui y avaient cours. Ils ont conclu que le déterminant le plus important du succès d’un projet d’habitation est le moral du locataire, une autre version du bonheur, somme toute. Ils mettaient de l’avant qu’il existe des éléments structurels (proximité, architecture physique, relation entre intérieur et extérieur) qui sont essentiels dans la construction de l’état d’esprit du locataire. Ils ont aussi soutenu d’une manière à la fois très fouillée et très troublante que la nature biraciale d’un projet, biraciale mais basée sur la ségrégation, jouait négativement sur le moral des résidents blancs – nous sommes là en 1948.

Je crois qu’il y a clairement matière à de plus amples travaux sur la relation entre homogénéité et perceptions du bonheur. Revenons en 2019 et aux pays les plus heureux dans le monde : Finlande, Danemark, Norvège, Islande… Tu vois?
OH
Eh bien, cela ramène à une question sur la boucle de rétroaction entre comment on mesure et les conditions dans lesquelles on mesure le bonheur, le soin ou le confort – laquelle, comme tu le mentionnes, est le produit d’une longue histoire de sociologie et d’eugénique. Donald Hebb, un psychologue de McGill, critiquait la pensée derrière le test de QI de Binet et le postulat, inhérent au test lui-même, que l’on pouvait faire passer aux gens un test de QI de manière standardisée. Hebb croyait que nos capacités mentales et notre psychologie se forgent par l’expérience, et qu’il est par conséquent impossible de réaliser un test standardisé d’habileté, parce que cela sous-tendrait que nous partageons tous des expériences semblables. Cela renvoie à la conception de Lazarsfeld-Merton sur ce qui est considéré comme agréable ou meilleur pour la collectivité, et ces psychologies intégrées de l’architecture ont une longue histoire dans la modernité. Les architectes ont toujours été obsédés par la psychanalyse et les autres formes de psychologie dans leur réflexion sur le bâtiment sous l’angle de son effet sur l’état intérieur des gens. Ils gagneraient vraiment à remettre en cause ces normes, par lesquelles nous mesurons les incidences environnementales sur le bien-être.
WC
Le rapport mondial sur le bonheur mesure les affects positifs par rapport aux affects négatifs, mais si vous vous intéressez aux définitions du bonheur énoncées dans l’enquête, le bonheur est une question de contentement, ce qui semble n’être ni positif ni négatif. Cette question ne manque pas d’intérêt, parce que dans les travaux de Lazarsfeld et Merton sur le projet de logements et dans leur mesure de l’homophilie, non seulement les chercheurs ne tiennent pas compte des réponses des résidents noirs, mais ils écartent également les réponses des résidents blancs qui sont ambivalents, et qu’on aurait donc pu considérer comme relativement satisfaits. Pour mesurer l’homophilie, ils se sont basés sur trois questions parmi les cent de leur questionnaire : 1/ Pensez-vous que les projets d’habitation devraient être intégrés? 2/ Pensez-vous que les résidents noirs et blancs auront de bons rapports dans ce projet d’habitation? Et 3/ Quels sont vos trois amis les plus proches? Ils vous considéraient comme progressiste si vous aviez répondu oui aux questions 1 et 2, intolérant si vous aviez répondu non à ces deux questions et ambivalent si vous aviez répondu non à la question 1, mais oui à la 2. Ils n’ont pris en compte aucune réponse des résidants noirs, sous prétexte qu’il n’y avait pas assez de répondants intolérants ou ambivalents. Je rappelle qu’ils ont également rejeté celles des résidents blancs ambivalents, qui constituaient le groupe le plus important. Les gens intolérants étaient une toute petite minorité, et l’écrasante majorité des résidents croyaient que les deux groupes raciaux s’entendraient. Alors, comment envisager un bonheur qui ne soit en relation ni avec un affect positif ni avec un affect négatif? Qu’est-ce qu’un affect neutre?
OH
Il y a un glissement rapide de contentement à satisfaction; on s’éloigne de l’affect pour aller vers une compréhension plus comportementale ou, faute de terme meilleur, consommaticienne de ce que le bonheur peut représenter. On demande aux gens : « Êtes-vous satisfaits de votre partenaire? » et il leur faut répondre « oui » ou « non », ce qui est vraiment différent que de se faire demander « Quels sont vos sentiments à son égard en ce moment? ».
WC
Et nous voilà passées du moral au bonheur. Au milieu du XXe siècle, on s’occupait de moral, pas seulement centré sur la notion de bonheur; il y avait aussi toute la question de l’engagement civique. Mais comment mesurer l’engagement civique? Et qu’est-ce que passer du moral au bonheur?
OH
Si l’on suit l’actualité, en tout cas aux États-Unis, il semble y avoir une politique des émotions extrêmement fortes et pas une politique du contentement. Et il y a cet argument que les gens malheureux vont avoir plus tendance à voter pour des populistes. Et ça devient un autre exemple d’un déplacement vers la notion de moral ou d’état d’esprit plutôt que vers la reconnaissance qu’il peut y avoir dans l’espace civique des questions touchant à notre approche de l’hétérogénéité. Quels sont les enjeux dans cette moralisation (même à gauche) de nos actions et choix politiques?
WC
L’homophilie est apparue en tant que concept sociologique au milieu du XXe siècle, mais n’a en réalité pris de l’ampleur que bien plus tard, grâce au filtrage collaboratif et aux autres formes de construction de réseaux. L’homophilie gomme le racisme et la haine pour parler plutôt d’« amour » naturel. Avec l’homophilie, s’il y a discrimination, c’est parce que les gens aiment les gens qui sont comme eux. Mais comment montre-t-on qu’on aime ses semblables? En partant quand des personnes autres se présentent. L’homophilie dissimule toute responsabilité institutionnelle.

Si l’on fait un tel constat, alors quelle est la véritable nature d’une politique consistant à utiliser le bonheur comme une mesure?
OH
C’est comme les indicateurs indirects en santé publique. Code postal, niveau de revenus, ceci, cela, recréent ensemble une population qui serait prise en considération si on interrogeait ces groupes sur des questions raciales. Les indicateurs commencent à s’ajuster dans le même sens, sans avoir à dire : « bon, vous êtes d’un État du Sud, vous êtes blanc, vous êtes un homme »; on peut maintenant dire : « bon, vous avez ces perceptions ». Les perceptions remplacent les conditions sociales structurelles ou historiques.
WC
Tout est affaire de corrélation, et donc la question devient : comment interprète-t-on la corrélation et qu’est-ce que la corrélation change? Dire que deux choses sont reliées – affirmer que le bonheur est en corrélation avec x ou y –, c’est non seulement poser la question du pourquoi de cette correspondance, mais aussi celle-ci : dans quelle mesure la corrélation infléchit-elle la relation causale?
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