Le bonheur nous trouvera-t-il?

Qu’est-ce qui fait que vous vous sentiez chez vous? Faites-vous confiance à vos voisins? Croyez-vous que la préservation de l’environnement soit de votre ressort? Les évaluations subjectives du bien-être personnel affectent de plus en plus le design à différentes échelles, des spécifications matérielles aux politiques urbaines. Les soins autoadministrés du « selfcare » déplacent les soins administrés pour le bien commun, et le bonheur, autrefois principe sous-jacent du projet social-démocrate de l’après-guerre, devient une marchandise. Naviguant dans le courant qui va du bien-être collectif au bien-être individuel, ce numéro présente une « industrie heureuse » aussi vaste que son évasif sujet. Trouverai-je le bonheur? Le bonheur peut il me trouver? L’architecture soutient-elle ou entrave-t-elle cette quête?

Le titre de ce dossier est un clin d’œil au livre Will Happiness Find Me? de Peter Fischli et David Weiss.

Article 6 de 10

Obscurité, silence et nature comme fondement d’un plan politique radical

Renato Soru sur le paysage et le bonheur, en entrevue avec Francesco Garutti

Renato Soru, fondateur de Tiscali, une entreprise de télécommunications italienne qui a aidé à la diffusion de l’Internet et des technologies numériques en Europe, entre en politique en 2004 comme président de la Sardaigne, une île méditerranéenne clé dans le débat européen sur les relations entre tourisme et croissance.

En 2006, Soru met en place un Plan régional de paysage fondé sur un ensemble de valeurs qui ne se limitent pas à la protection de l’environnement et au développement durable, mais qui favorisent une interprétation du paysage en tant que contexte historique, émotionnel et intégrale à la formation d’une identité culturelle. Des thèmes comme l’obscurité absolue, le silence et la conservation complète des éléments naturels ont été les principes générateurs d’une vision qui a donné lieu à un plan directeur à une échelle territoriale exceptionnelle. Renato Soru était récemment en conversation avec Francesco Garutti.

RS
Quand je suis devenu président de la Sardaigne en 2004, je ne possédais pas une véritable expérience en politique. Mais j’avais une grande expérience avec Tiscali, en imaginant une nouvelle entreprise pour un territoire qui avait toujours été en quelque sorte isolé du reste du monde. Je n’ai jamais considéré l’entreprise comme propriété d’un groupe restreint de personnes ni comme exclusivement mienne. Je la voyais comme une société ayant de solides liens avec notre île, notre région.

Voilà comment la Sardaigne – entité géographique distincte et marginale à certains égards, historiquement isolée et sous-développée – est soudain devenue un nœud actif dans le web des communications numériques, au cœur de processus majeurs, de pair avec d’autres pays plus « évolués ».

Avec d’autres, j’ai vécu cette expérience passionnante, ce virage radical vers le numérique, le Web, l’Internet. Peut être de manière simpliste, nous l’avons perçue comme une occasion de changement libertaire et démocratique – chacun pouvait jouer un rôle en toute égalité, selon sa propre expertise, sa créativité et son désir de s’engager. Notre point de vue était que les « ressources » n’étaient plus strictement matérielles enfouies sous terre ou provenant d’une grande richesse accumulée. Le monde nous semblait un lieu de connaissance, de savoir-faire, d’ingéniosité et de créativité. Des opportunités ont été offertes à tous de façon égale.

Pendant cette période, j’avais conservé sur mon bureau deux articles, publiés par deux personnalités dont je me sentais proche, que je considérais quelque peu comme mes mentors.

Le premier était écrit par Renzo Laconi, homme politique sarde et un père fondateur de l’Italie. Laconi avait écrit un bel article sur la Sardaigne rurale ; il y examinait en particulier comment la société pastorale, socle de notre identité – on dit que tous les Sardes, s’ils ne sont pas fils et filles de bergers, en sont au moins les petits-enfants –, pourrait faire son entrée dans le monde moderne, pourrait devenir opportune, importante et signifiante dans la société et l’économie actuelles.

Le second article était écrit par Giovanni Lilliu, père de l’archéologie moderne et des études sur le patrimoine nuragique de Sardaigne, et le premier à se pencher sur cet héritage de façon systématique. L’essor de cette grande civilisation, culture rurale remarquable qui remonte à l’an 1800 avant notre ère, a brusquement été interrompu lors des invasions phéniciennes et carthaginoises de la Sardaigne – marquant le début de la longue histoire de domination qu’a connue l’île. On pourrait dire que la culture nuragique a été « tuée » au moment précis où elle commençait à se transformer en culture urbaine.

Jusqu’à un certain point, les Sardes n’ont jamais surmonté cette tragédie. De fait, ils parlent toujours d’eux mêmes avec tristesse, leur couleur est le noir et leur expression la lamentation plus que la joie et la célébration. Nos musiques sont des chants funèbres ; notre tradition orale évoque le désespoir, l’émigration, la défaite. Lilliu a écrit qu’il était temps de s’éloigner de ce deuil, de guérir, de cesser d’apparaître sous un jour aussi douloureux pour nous représenter dans « les couleurs de la joie et du bonheur ». Il suggère de mettre le deuil de côté et de « nous efforcer d’être heureux ».

Ainsi, au début des années 2000, à l’aube de la numérisation de masse et de ma nomination politique, j’ai perçu la possibilité de cette grande transformation. Il s’agissait de quitter l’archaïsme au profit d’une nouvelle vision du monde.
FG
Est ce que ce sont ces thèmes qui vous ont amené à faire de la politique et à réinventer l’idée même de paysage en Sardaigne ?
RS
Comme je l’ai dit, je n’exerçais aucun mandat politique, mais on m’a demandé de m’engager. J’ai résisté un certain temps, mais je participais déjà aux débats sur la protection de l’environnement, les lignes côtières, et le développement durable. J’ai réalisé que, d’une certaine manière, je pouvais demeurer en dehors de la politique. Dès lors, si les choses allaient mal, je ne pourrais m’en plaindre, car j’avais refusé l’occasion d’agir directement. De fait, le catalyseur pour mon entrée en politique a précisément été la protection du paysage et de l’environnement de notre région.

Emanuela Meloni. Excerpt from Buio, Sardinia, 2019. Commissioned by the CCA.

FG
Dans un contexte plus vaste, c’était l’époque où Al Gore, connu pour ses réflexions sur la qualité de l’environnement, les catastrophes écologiques et le développement durable, présentait sa candidature à la présidence des États-Unis.
RS
Oui, et les analyses de Joseph Stiglitz sur la mondialisation ont fait évoluer notre réflexion : dans ce « monde grand et terrible », selon l’expression de Gramsci que nous aimions bien citer à l’époque, quel rôle pouvions-nous assumer ? Quelle pouvait être notre contribution ? Sur quoi devions-nous nous concentrer pour avoir une vie meilleure, être plus heureux ?
FG
Pour votre champagne, vous avez propose d’imaginer la Sardaigne comme un modèle de nature parfaite et pure – une île, une réserve de biodiversité.
RS
Oui. La Sardaigne possède certainement son propre caractère, au cœur du monde méditerranéen si beau mais aussi si fragile. Vue du ciel, la Méditerranée s’apparente davantage à un petit lac. Elle a été et demeure toujours en danger, car beaucoup de gens qui vivaient autrefois à l’intérieur des terres peuplent aujourd’hui le littoral. Souvent, en particulier dans le sud, ces villes étendues ne disposent pas de systèmes d’épuration des eaux ; elles déversent n’importe quoi dans la mer au risque de rapidement détruire les habitats côtiers et la biodiversité marine.

En Sardaigne, nous avions l’espoir et le besoin de limiter la spéculation immobilière, en particulier le long de la côte et dans les centres touristiques. À cette époque, la spéculation était aisée car la loi permettait de construire sur les propriétés privées. L’intérêt privé prévalait sur l’idée d’un paysage considéré comme bien commun, y compris dans des zones particulièrement sensibles qui, en raison de leur valeur, auraient dû demeurer dans le domaine public.

La nécessité de protéger l’environnement des zones côtières a été affirmée au milieu des années 1980 avec la législation Galasso, mais au début des années 2000, la TAR (cour administrative régionale) et le Conseil d’État ont déclaré plusieurs plans d’aménagement paysagers illégitimes, ce qui a sérieusement affaibli cet important outil qu’est la protection du paysage.

À l’époque, un simple calcul nous a permis de comprendre que quelques centaines de millions d’euros suffiraient à acheter le restant de la côte sarde et de la retirer du marché. Cette privatisation se serait sans doute produite de toute façon, si l’on considère le marché en expansion des résidences secondaires. Nous avons pensé qu’en peu de temps nous pouvions tout perdre et devenir une île de regrets et de remords.

Emanuela Meloni. Excerpt from Buio, Sardinia, 2019. Commissioned by the CCA.

FG
Qu’avez vous donc décidé de faire ?
RS
D’emblée, il a fallu proposer des règles générales car un nouveau Far West se développait le long des côtes. Nous avons profité de la législation urbaine déjà en place, qui donnait au gouvernement régional la possibilité de bloquer un permis de construire pendant trois mois si l’intervention mise en cause présentait des risques sérieux et irréparables. Nous avons étendu ce principe aux 2 000 km de la côte sarde. En automne 2004, nous avons déclaré de façon radicale qu’en Sardaigne, au cours des trois prochains mois, tous les permis de construction seraient suspendus. Vous ne pouvez rien construire de neuf. Rien du tout. De fait, ces trois mois ont permis de freiner les projets, de laisser retomber la poussière le temps de faire approuver une loi de transition, « Legge Delega 8 », nous accordant 18 mois pour élaborer le plan régional de paysage.

Bien sûr, ces changements ont suscité nombre de débats et de critiques. Arrêter si longtemps toute construction le long des côtes semblait une folie. Mais le Conseil régional a réussi à adopter cette loi habilitante puis à achever le plan.

Nous avons nommé un comité d’experts chargés d’examiner le paysage sarde, présidé par l’urbaniste Edoardo Salzano, et nous avons fait appel à des archéologues, des environnementalistes, des sociologues et des historiens de l’art – autant de spécialités différentes dont nous avions besoin. Puis nous avons divisé la Sardaigne en deux secteurs : la côte (jusqu’à 20 km depuis la rive) et les terres intérieures.

Nous avons commencé par la côte qui, jusque dans les années 1950, était abandonnée et insalubre – à certains endroits, les gens mouraient de paludisme. On raconte que le terrain proche de la mer mais non arable avait été laissé en héritage à des femmes, justement à cause de sa faible valeur, et qu’elles se sont inopinément enrichies en vendant les endroits les plus convoités : Liscia di Vacca, Capriccioli et Porto Cervo.

Dans les décennies suivantes, la côte s’est développée en raison du tourisme, sous le coup de la spéculation immobilière. Comme je l’ai dit, nous avons pris conscience que 50 % de la côte avait été abîmée de cette façon, mais que l’autre moitié demeurait intacte, sans compromis.
FG
Vous avez souvent décrit la Sardaigne comme « terre du silence » et de l’obscurité dense et profonde. Avec le plan régional de paysage, vous avez bloqué toute construction sur la côte et proposé une nouvelle forme de planification, bien avant que n’aient vu le jour plusieurs des programmes de développement durable, de bien-être et de bonheur définis par les protocoles politiques de 2008 et des années suivantes. Je pense aussi à la récente législation française de 2018 sur la pollution lumineuse ou à la notion controversée d’« obscurité » en lien avec la sécurité et la qualité environnementale, ce qui est mentionnée dans presque tous les rapports nationaux actuels sur le bien-être.
RS
La Sardaigne a des vastes espaces vides, faiblement peuplé. Ce sont des paysages purs à perte de vue. Les espaces vides sont aussi synonymes d’obscurité, car vous pouvez parcourir des kilomètres sans voir d’éclairage ; dans certaines zones vous ne trouvez ni de ville, ni de présence humaine. Dans l’Europe méditerranéenne, cette situation est exceptionnelle : de grands espaces sauvages, des paysages infinis, l’obscurité, la nuit, le silence. Ces traits constituent selon nous des valeurs sur lesquelles fonder le projet politique de paysage – des valeurs pour l’avenir, pour les citadins privés d’étoiles et d’obscurité. De nos jours, nous sommes habitués aux éclairages publics excessifs, et certaines de nos règles semblent parfois résulter d’une folie économique et politique dictée par le lobbyisme des compagnies d’électricité. Pour citer un cas positif, j’ai été impressionné par la beauté des éclairages nocturnes de la ville de Bâle, contrôlés et discrets, qui permettent véritablement de percevoir la nuit.

Le plan régional de paysage est issu de ces réflexions. Il est un modèle possible pour toute la région, qui s’éloigne de l’exploitation à des fins touristiques qui était si envahissante récemment.

Emanuela Meloni. Excerpt from Buio, Sardinia, 2019. Commissioned by the CCA.

Renato Soru a discuté avec Francesco Garutti en préparation de notre exposition Nos jours heureux.

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