De La Migration

Les contributions réunies dans cette publication explorent les histoires de l’architecture sous l’angle des pratiques féministes de création du savoir. Les histoires architecturales féministes de migration à travers les territoires et les cadres temporels sont un moyen de contrer le discours de fixité si souvent véhiculé dans le récit sur l’environnement bâti. Cette collection de textes, dessins, et films est dirigé par Anooradha Iyer Siddiqi et Rachel Lee.

Article 7 de 11

Convivium : la pratique de Flora Ruchat-Roncati

Irina Davidovici and Katrin Albrecht sur l’existence et l’œuvre de Flora Ruchat-Roncati


Flora Ruchat-Roncati (1937–2012) s’est imposée sur la scène architecturale suisse comme une actrice importante de la production tessinoise des années 1960 et 1970 et a laissé un héritage essentiel en matière d’enseignement de l’architecture, devenant la première femme professeure titulaire à l’EPF Zurich en 1984, 130 ans après la fondation de l’institution. Figure parmi les plus emblématiques de l’École dans les années 1980 et 1990, elle a formé plusieurs générations de praticiens actuels de Suisse. C’est pourquoi sa réputation demeure entière dans les cercles professionnels locaux, tant pour ses activités de pratique que d’enseignement.

La place qu’occupe Ruchat-Roncati au sein de la communauté architecturale suisse est bien résumée dans un discours de Dolf Schnebli, ami de longue date, collègue universitaire et partenaire de pratique, à l’occasion de la rétrospective consacrée à cette personnalité marquante par l’EPF en 1998. Schnebli y met en exergue sa contribution au débat local en tant qu’« architecte, professeure, “Mamma mediterranea”…1 ». Le trait d’esprit qu’il livre en conclusion est particulièrement révélateur : « J’avais presque oublié : comme tout architecte de talent, Flora cuisine aussi à merveille2 ». Cette relation de cause à effet entre prouesses professionnelles et culinaires mérite un temps de réflexion; on pourra méditer sur le fait de savoir si les habiletés d’un collègue masculin à griller un steak auraient été dignes de mention. Pour autant, le commentaire de Schnebli est beaucoup moins inepte qu’il n’y paraît. Cette familiarité réelle entre l’orateur et la destinataire datait, à ce moment, de plusieurs décennies, ancrée dans des heures, des semaines et des années passées autour des mêmes tables à travailler et manger ensemble. En outre, cette remarque trouve écho chez de nombreux autres proches de Ruchat-Roncati, qui soulignent toute la valeur qu’elle attachait à la convivialité.


  1. Dolf Schnebli, « Laudatio », dans Flora Ruchat-Roncati (dir.), Eidgenössische Technische Hochschule Zürich, Zurich, gta, 1998, p. 33. 

  2. Schnebli, « Laudatio », p. 33.  

Flora Ruchat-Roncati, en compagnie de Stephan Mäder et du journaliste Peter Wanner, lors d’une rencontre avec des représentants locaux pour parler d’investissements en infrastructures sociales à Preturo, province d’Avellino, en Italie, en 1984. Elle a ajouté à la main l’inscription « Tra i mafiosi » (parmi les mafieux). © Stephan Mäder

Ceci laisse à penser que ce dont il s’agit ici relève moins de l’éventail des stéréotypes de genre que d’un exemple de son instrumentalisation. Autrement dit, Ruchat-Roncati acceptait le rôle traditionnel de la femme cuisinière et hôtesse, ce qui, il faut le préciser, lui était venu naturellement de son enfance baignée dans la culture conviviale tessinoise – une façon de faire les choses. Inscrire ses activités professionnelles et d’enseignement dans les rituels sociaux les plus féconds l’a menée non seulement à renforcer ses relations, mais aussi, en définitive, sa propre émancipation professionnelle. Cependant, nourrir les gens n’était pas un choix stratégique, pas plus que la mise en œuvre d’une visée politique cachée. Il faut plutôt voir dans cet aspect de la vie de Ruchat-Roncati une dimension de convivium, le simple plaisir de réunir autour de la table à dîner collègues, assistants d’enseignement, famille et amis. Comme l’a expliqué sa fille, « non ha separato le cose » – elle ne séparait pas les choses1. Se fondant harmonieusement dans la coutume culturelle et l’histoire personnelle, cette envie sociale du rôle d’hôtesse était partie intégrante et productive de l’existence de Ruchat-Roncati. En même temps, cette disposition à mélanger des éléments comme la vie personnelle, les relations de travail ou d’enseignement et ainsi de suite peut également être vue comme une absence de volonté, une incapacité, même, à les séparer.


  1. Anna Ruchat, entrevue avec Katrin Albrecht et Eliana Perotti, Riva San Vitale, 19 avril 2017.  

Loggia et cortile à Riva San Vitale, Tessin. Source : photo, équipe du projet. © Irina Davidovici and Katrin Albrecht

En 1967, Ruchat-Roncati, avec l’aide de son père, est devenue propriétaire d’une vaste propriété médiévale à l’abandon dans le centre historique de Riva San Vitale. Sa rénovation a permis d’y aménager cinq appartements et trois studios, dont l’occupation a donné au Cortile les allures d’une communauté progressiste et informelle d’artistes et d’architectes, certains locataires durables, d’autres de passage1. À la différence de la population locale plutôt conservatrice, la plupart d’entre elles et eux avaient un engagement politique, avec des tendances socialistes ou anarchistes2.

C’est dans l’ambiance communautaire du début des années 1970 que la « cuisine de Flora » au Cortile à Riva San Vitale allait devenir un creuset d’intérêts sociaux, culturels, politiques et professionnels. Ruchat-Roncati a dessiné et conçu des tables à manger, les a fait réaliser pour sa demeure et a griffonné des agencements pour les hôtes de son entourage dans ses taccuini (carnets de croquis). Dans son premier logement, sa fille se souvient d’« une cuisine étriquée, en longueur, avec une table étroite en noyer que maman avait conçue et faite faire par un menuisier », et d’une grande table pour les banquets du week-end dans le salon3. Au centre symbolique du foyer, la table à manger prenait une valeur architectonique supplémentaire. L’Autobiographie scientifique d’Aldo Rossi, qui figurait sur la liste de lectures élaborée par Ruchat-Roncati à l’intention de ses étudiants, précise la valeur essentielle de cet aspect ritualiste pour la pratique architecturale :

L’outil architectural devient le véhicule qui favorise un événement que nous souhaitons, indépendamment du fait qu’il survienne ou non […] Mais c’est dans ce sens-là que les proportions d’une table ou d’une maison ont une très grande importance – non pas, comme le pensaient les fonctionnalistes, parce qu’elles remplissent une fonction déterminée, mais parce qu’elles en permettent d’autres. Ultimement, parce qu’elles permettent tout ce qui est imprévisible dans la vie4.


  1. Les appartements étaient habités (outre par un concierge) par Ruchat-Roncati et sa famille, son associé Ivo Trümpy, la famille de l’architecte Ivano Gianola et l’architecte et poète Franco Beltrametti, ami proche depuis l’école, à qui elle a attribué gratuitement l’appartement sur cour pour l’aider financièrement. Également, les trois studios étaient loués par l’agence de Ruchat-Roncati et Trümpy (leur association avec Galfetti ayant pris fin en 1970), Ivano Gianola et le duo Marco Krayenbühl et Tino Bomio. 

  2. Voir Irina Davidovici et Eliana Perotti, « Cortile and Stöckli: Between Commonality and Autonomy. Flora Ruchat Roncati’s Live-work Complex in Riva San Vitale, Ticino, from 1967 », contribution présentée lors du colloque international Activism at Home: Architects’ Own Homes as Sites of Resistance à la University of Manchester, Manchester, le 15 janvier 2018. 

  3. Anna Ruchat, Schattenflug [Volo in ombra], Zurich, Limmat-Verlag, 2012, p. 26–27. 

  4. Aldo Rossi, Autobiographie scientifique, trad. Catherine Peyre, Marseille, Parenthèses, 1988, pour l’édition française. 

Le rituel du repas pris avec des invités a joué un rôle central dans la vie de Ruchat-Roncati, et il semble que, tout au long de sa carrière, elle ait fait peu de distinction entre enseignement, travail et famille. Les barrières sociales tombant, ses préoccupations professionnelles et personnelles tendaient à se recouper. Les efforts d’une mère au travail pour recréer le cadre sécuritaire et collectif d’un environnement bouillonnant et familial pour sa fille se mariaient tout naturellement avec les dimensions sociales de la vie active locale. La juxtaposition de réseaux professionnels et sociaux qui en résulte a défini le modus operandi de Ruchat-Roncati pour le reste de sa carrière, lui permettant de faire son chemin dans le travail en même temps que dans la vie en société.

La notion de convivium est une première étape pour comprendre l’existence et l’œuvre de Ruchat-Roncati1. La dimension concrète de sa pratique peut alors être abordée, sous l’angle de la métaphore d’objets bien réels que sont une table à manger et les chaises qui l’entourent, comme un cadre physique pour les mouvements fluides, moins décelables de leurs occupants, quelques heures à la fois, sur de nombreuses années. Pour Rossi, l’architecture était l’ossature des événements imprévisibles. Ruchat-Roncati a mis en place une telle structure à travers sa propre interprétation du convivium non seulement en tant qu’exercice social, mais aussi architectural.


  1. Eliana Perotti a été la première à associer le terme convivium aux stratégies opérationnelles de Ruchat-Roncati. Voir la note en fin d’article. 

Les autrices aimeraient souligner le caractère collectif de cet article, réalisé dans le cadre du projet de recherche Flora Ruchat-Roncati at ETH Zurich (1985–2002): Professor, Planner, Theoretician, financé par le FNS, en collaboration avec Eliana Perotti (chercheuse principale), Katia Frey, Julia Hemmerling et Helene Bihlmaier.

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