Avec et au sein de

Tout site architectural est défini aujourd’hui par une conjonction de forces - économiques, politiques, environnementales - qu’une forme d’expertise unique et professionnalisée, comme l’architecture, ne peut déchiffrer à elle seule. Que ce soit dans les plus grandes villes ou dans les villages les plus reculés, le terme « bâtir » finit par être moins révélateur d’un processus de création que d’une coordination minutieuse d’influences contradictoires : une chorégraphie complexe. Ce dossier se penche sur la signification pour l’architecte d’opérer au sein d’un réseau enchevêtré d’acteurs et d’assumer une place plus modeste dans une riche écologie de pratiques.

Avec et au sein de

Tout site architectural est défini aujourd’hui par une conjonction de forces - économiques, politiques, environnementales - qu’une forme d’expertise unique et professionnalisée, comme l’architecture, ne peut déchiffrer à elle seule. Que ce soit dans les plus grandes villes ou dans les villages les plus reculés, le terme « bâtir » finit par être moins révélateur d’un processus de création que d’une coordination minutieuse d’influences contradictoires : une chorégraphie complexe. Ce dossier se penche sur la signification pour l’architecte d’opérer au sein d’un réseau enchevêtré d’acteurs et d’assumer une place plus modeste dans une riche écologie de pratiques.

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Au sein d’une écologie de la pratique architecturale

Francesco Garutti introduit Les choses qui nous entourent

Les possibilités pour les architectes et les urbanistes de se faire agents d’influence et de transformation spatiale ont été absorbées par la logique dominante de planification urbaine néolibérale. Bien souvent consulté à titre de simple participant à des processus de transformation spatiale où l’architecture est déployée comme un « outil de camouflage des politiques et injonctions économiques néoconservatrices relatives au développement urbain1 », l’architecte, dont l’intervention était auparavant centrale, voit, au vingt et unième siècle, son champ d’action limité par les règles d’un marché agressif et implacable, ainsi que par les idéologies restrictives et conformistes en matière de conception architecturale qui le régissent. La possibilité d’une recontextualisation radicale de la production spatiale se trouve ainsi entravée, de nombreux architectes actuels étant réduits à un rôle de fournisseur de services, auxquels il est seulement demandé d’améliorer le potentiel commercial des projets de promoteurs immobiliers, au moyen de dispositifs superficiels, comme ceux visant le bien-être ou la durabilité.

Le débat entamé en architecture entre, d’une part, le « contextualisme » (où l’architecture doit découler du contexte physique, temporel, ou culturel de sa production) et d’autre part l’autonomie de l’architecture (où l’architecture est envisagée comme un produit esthétique indépendant), s’avère de moins en moins pertinent au XXIe siècle. La notion de contexte revêt une signification incontestablement neuve dans l’espace urbain actuel, de plus en plus polymorphe, étendu et mondialisé. Il est par conséquent urgent aujourd’hui de redéfinir ce concept et de réexaminer son usage. Un bon point de départ pour cela pourrait être la constitution d’un vocabulaire renouvelé et d’un nouveau catalogue d’outils permettant d’analyser des processus mondiaux de transformation2. Mais il faudrait aussi, en parallèle, s’attacher à comprendre le travail d’architectes qui appliquent une conception nouvelle du contexte tant à la production d’espace qu’au sein de cet espace, et apprendre d’eux.

Rural Urban Framework (RUF) et 51N4E, deux firmes actives dans ce qui semble de prime abord des zones géographiques distantes et dissemblables – un chapelet de villages ruraux chinois; les quartiers limitrophes d’Oulan-Bator; le centre de la ville postsocialiste de Tirana; et les coins négligés de Bruxelles au XXIe siècle – présentent des cas d’études riches en leçons sur le rôle de l’architecte au sein des processus dynamiques d’une urbanisation planétaire. Attentives aux forces politiques et économiques à l’œuvre dans chaque projet et dans chaque site, les deux firmes surimposent diverses échelles (petites et grandes) à leurs interventions, repensant dans la foulée la spécificité du lieu en fonction de paramètres complètement neufs. Ensemble, ces architectes complexifient la notion de contexte en architecture, envisageant celui-ci comme relevant du vivant, du métabolique et du dialogue et, plus encore, comme étant défini par un réseau imbriqué d’influences et de systèmes enchâssés. Le travail de RUF et de 51N4E semble suggérer que ce contexte réinterprété nous submerge par sa complexité au point de nous faire abandonner toute posture habituelle et que, dans sa définition étendue, il nous force donc à repenser ce que signifie désormais la pratique même de l’architecture.


  1. Teddy Cruz, « Rethinking Urban Growth : It’s About Inequality, Stupid », dans Uneven Growth : Tactical Urbanism for Expanding Megacities, ed. Pedro Gadanho, Museum of Modern Art, New York, 2014, 51. 

  2. Christian Schmid et al., « Towards a new vocabulary of urbanisation processes : A comparative approach », Urban Studies 55, no. 1 (2018) : 19-52. 

Ferme faisant face à un village urbanisé, Longyan, Chine, 2019.

De manières différentes et procédant à différentes vitesses, RUF et 51N4E se sont formées et ont évolué comme des organismes vivants, chacune explorant et s’imprégnant de toute une gamme de territoires au cours des ans. Elles ont de fait procédé à une hybridation continuelle des processus de recherche et de conception dans leur pratique architecturale. Pour toutes deux, la métamorphose de leur pratique a commencé par un voyage physique, s’esquissant comme un processus de changement de point de vue, ou de mode de lecture du paysage. En 2004, Freek Persyn et Johan Anrys de 51N4E entamaient ainsi leur premier voyage pour Tirana; voyage qui marqua à la fois le début d’une décennie de recherche et de travail de conception en Albanie, et le lancement d’un laboratoire intégré, sur place. De même, en 2005, John Lin et Joshua Bolchover de RUF partaient de Hong Kong pour se rendre sur le site d’un projet qui les mena à travers les provinces du Guangdong et du Guanxi, ce qui occasionna leur première étude, dans le sud de la Chine, de territoires composites, intermédiaires, où l’urbain et le rural se rejoignent. Tant pour RUF que pour 51N4E, le voyage ne s’est pas réduit à une métaphore éculée de l’expérience cognitive; il se présenta plutôt comme une occurrence physique dans laquelle les frictions et les chevauchements entre des forces géopolitiques, des anomalies législatives, des conditions environnementales et des contradictions sociales ont redéfini chaque tenant de la pratique architecturale. Pour les deux firmes enfin, le voyage invita à un acte d’observation minutieuse et d’écoute, et se solda par une tentative de comprendre, d’adapter et d’adopter des outils tant idéologiques que pratiques, en une approche consistant à absorber et à incorporer différentes méthodologies en fonction de contraintes changeantes; une approche qui permettrait aussi d’entendre de nouvelles voix.

En 2006, quand en Chine les chercheurs et les architectes focalisaient encore leurs efforts sur l’étude et le développement de mégalopoles, Lin et Bolchover commençaient à examiner les processus d’urbanisation selon une tout autre perspective. Parcourant la campagne chinoise pour étudier des géographies et formes d’établissements humains croisant rural et urbain, les architectes finirent par identifier leur terrain d’action au sein des contradictions liées à la dichotomie admise entre le rural et l’urbain. Ce qui motiva la création par RUF d’un laboratoire indépendant au sein de l’Université de Hong Kong. C’est ainsi que Lin et Bolchover délimitèrent leur champ d’intervention à des lieux où les instances architecturales et l’environnement bâti à petite échelle démontrent et attestent une mutation des politiques et un changement social à grande échelle.

Matériaux récupérés en stockage au World Trade Center, Bruxelles, Belgique, 2019.

Durant la même période, 51N4E fut lauréate d’un important concours pour la construction d’une tour au cœur de Tirana. Prise entre des conceptions divergentes du monde et des changements de population, entre son isolement historique et son ouverture récente au marché mondial, Tirana était emblématique de ce qui était alors la plus jeune démocratie postsocialiste en Europe, recherchant des idées et des aspirations qui pouvaient redéfinir son identité politique et sociale. Le concours, et la tour TID qui y répondait, se conclurent pour 51N4E par un éventail de nouveaux projets de conception et d’étude en Albanie, initiant pour la firme une période de douze ans qui transformera ses méthodologies. Travaillant dans l’incertitude d’une reconstruction politique, en collaboration avec une nouvelle classe de dirigeants, dans le cadre d’une économie précaire et fragile, la firme subit une métamorphose à la fois conceptuelle et structurelle durant ses années de travail en Albanie; transformation qui perdurera d’ailleurs après le retour des architectes à Bruxelles. Tirana s’avéra en définitive un terrain d’expérimentation, où la notion même de processus de conception a muté, assimilant au passage l’imprévisible, le dialogue et la friction; et où les éléments les plus déterminants du projet architectural furent l’empathie, la capacité de faire participer les communautés et la confiance réciproque entre les diverses parties prenantes.

Il s’ensuit qu’au moyen de stratégies différentes, et apprenant de contextes géographiques très dissemblables, les deux firmes ont réussi à intégrer et à assimiler une multitude d’acteurs, d’alliances et de collaborations, qui ont étendu d’autant l’écosystème habituel des architectes, et ont redéfini en profondeur tant les outils que la position de l’architecte au sein du projet. Dans cette nouvelle écologie de la pratique architecturale, le bâtiment lui-même se trouve plus que jamais relégué à un infime élément parmi ceux d’un système élargi – en somme, le résultat final d’une longue séquence d’actions entreprises dans le cadre de la transformation d’un territoire par un réseau d’agents. Toutefois, celui-ci représente aussi un mécanisme visant à résoudre, ou plutôt à révéler les conflits, anomalies et contradictions inhérents à une nouvelle définition, étendue, de la notion de contexte : un contexte décomposé, disséqué et réassemblé – de gens, d’outils, de politiques, d’économies, de temporalités et d’échelles avec lesquels interagit l’architecte – qui, au-delà de générer les conditions de l’intervention, devient en fait le lieu même au sein duquel et avec lequel on peut agir.

Centre communautaire surplombant le district des gers (yourtes), Oulan-Bator, Mongolie, 2019.

De quelle manière alors le travail de RUF et de 51N4E est-il particulièrement utile à une réflexion sur l’état de la discipline et les transformations en cours dans le domaine de la pratique architecturale? RUF et 51N4E œuvrent dans des environnements où les relations habituelles entre le contexte et le bâti, entre l’urbain et le rural, entre le temporaire et le permanent se désintègrent, et où les modèles sociaux et économiques ont radicalement changé en à peine quelques décennies. Leurs sites d’intervention sont des territoires de l’incertitude, où il est difficile de déchiffrer ce que l’architecte peut contrôler; dans certains cas, ces sites sont des lieux où la profession architecturale elle-même n’existe pas.

Comment alors concevoir l’espace public dans une ville comme Tirana, où des décennies durant, un régime totalitaire a supprimé la notion même de ce qui est « privé »? Comment imaginer un habitat durable dans une ville comme Oulan-Bator, dévastée par la pollution au charbon, où les nouveaux résidents habitant des logements de type nomade représentent 20 % de la population? Comment repenser les identités et les espaces de la campagne chinoise, oubliés et longtemps exclus des réformes sociales, qui se retrouvent soudainement assimilés par le tissu urbain? Comment rendre à la ville les fragments de l’utopique World Trade Center de Bruxelles qui a échoué?

Prototype grandeur nature de la tour TID à l’extérieur de la ville, Tirana, Albanie, 2019.

De telles questions nous invitent non seulement à scruter de nouveau les problématiques fondamentales de la production spatiale – ce que l’on désigne comme public ou privé, comment on traite l’air ou la lumière, comment on définit la notion de lieu – mais également à expérimenter avec le présent. Les instruments nécessaires pour répondre à de telles questions ne peuvent se limiter à la stratégie matérielle et physique de la construction de bâtiments. Les réponses doivent englober les éléments constitutifs de la notion de contexte dans son sens le plus large : les gens, les institutions, les économies, les identités, les ONG et les bailleurs de fonds, les acteurs politiques et les clients, les infrastructures et les marchés, les cultures et les le bétail, les technologies locales et les matériaux provenant de partout dans le monde. Si le contexte consiste en une mosaïque de choses et d’actants1 – et relève lui-même à la fois du site et du mode de transformation de ce site – il s’ensuit donc qu’il est plus important que jamais de replacer l’architecte comme un acteur parmi d’autres dans cette nouvelle écologie de la production spatiale.

Ainsi, à la fois partie prenante et étrangers, les architectes de RUF et 51N4E interviennent tour à tour comme constructeurs, urbanistes, entrepreneurs, militants, organisateurs de communautés et décideurs politiques. Ils sont réalisateurs et partisans, chorégraphes de relations et de situations et, depuis leur position périphérique, des observateurs minutieux de ce qui ne peut pas (et, comme leur travail le démontre, ce qui ne doit pas) être contrôlé. Se plaçant dans une posture décentrée et dynamique, les deux firmes sont à même de développer une réflexion disciplinaire sur le rôle de l’architecte comme auteur. Ce qu’elles offrent, face à un nouveau contexte – complexe et urbanisé –, c’est un plaidoyer pour le pouvoir radical d’une éthique de la faiblesse. Pour repenser notre présent, il nous incombe, en définitive, d’écouter, d’observer et de stratégiquement intégrer, absorber et faire valoir le point de vue des autres acteurs du projet architectural. Alors seulement, le bâtiment qui émerge peut refléter ce que le contexte signifie aujourd’hui, et il peut ainsi contribuer de manière significative à la transformation du contexte.


  1. Voir Bruno Latour, « From Realpolitik to Dingpolitik or How to Make Things Public », dans Making Things Public : Atmospheres of Democracy, eds. Bruno Latour et Peter Weibel, ZKM et MIT Press, Karlsruhe & Cambridge, MA, 2005, 14–43. 

Francesco Garutti est le commissaire de Les choses qui nous entourent : 51N4E et Rural Urban Framework.

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