Construire une forêt
Noelia Monteiro réfléchit à la pratique de l’observation
L’observation est une pratique qui relie l’architecture et la recherche. En architecture, elle relie la construction d’espaces habités aux pratiques quotidiennes et aux connaissances techniques qui les soutiennent; dans la recherche, elle devient une méthode permettant de révéler comment ces pratiques et techniques génèrent de nouvelles possibilités pour la conception. En Amazonie, la région la plus riche en biodiversité de la planète, l’observation révèle comment l’héritage spatial des aménagements paysagers autochtones continue de façonner et de protéger les limites fragiles de la forêt, offrant ainsi de précieuses leçons pour les futurs projets qui visent à prendre soin à la fois des personnes et de l’environnement.
Avec Estudio Flume, je suis arrivée le 15 juin 2025 dans la municipalité d’Apuí, dans l’État d’Amazonas, après un long trajet de douze heures depuis Porto Velho, capitale de l’État de Rondônia. Le voyage, repoussé depuis mars en raison des fortes pluies qui avaient coupé la route, a finalement été rendu possible grâce à deux traversées en ferry : d’abord sur le rio Madeira, puis sur le rio Aripuanã. La route s’étendait entre des zones forestières et des clairières, comme si elle annonçait déjà la réalité agricole complexe de ce territoire. À Apuí, nous avons entamé la conception du Centre d’agroforesterie et l’Observatoire des forêts, un projet destiné à valoriser et à renforcer les pratiques locales qui veillent au bien-être de la terre et de la vie – l’aboutissement de nombreuses années de rêve, de travail et de recherche.
Au cours du XXe siècle, l’Amazonie est passée d’une économie extractiviste à faible impact à un modèle centré sur l’agriculture, l’élevage et l’agro-industrie à grande échelle. Une transition impulsée par des programmes nationaux avec l’ouverture de la route transamazonienne au début des années 1970, sous la dictature militaire brésilienne. Ses effets sont particulièrement visibles dans la municipalité d’Apuí, où notre voyage s’est transformé en une immersion profonde, révélant autant le potentiel que les contradictions de la région. Au fil de notre séjour, nos observations se sont élargies : du paysage et de la forêt aux voix des personnes qui habitent Apuí. Il est apparu clairement que de vastes étendues de la forêt amazonienne ne sont pas naturelles, mais culturelles.
Le texte qui suit rassemble des perspectives recueillies au cours d’entretiens avec les communautés vivant le long du rio Juma, qui participent chacune, à sa manière, au tissu social et culturel complexe de la région. Leurs récits et expériences révèlent à la fois la force de l’organisation communautaire dans le développement agricole, et les défis auxquels font face la forêt et le sol, soulignant l’importance des savoirs locaux et des pratiques durables pour préserver et régénérer ce territoire vital. Installées depuis plus de quarante ans, ces familles y ont tissé des racines, des amitiés et des histoires qui s’étendent sur plusieurs générations. Leur capacité à observer, à apprendre en chemin et à s’organiser collectivement est au cœur de la création du Centre d’agroforesterie et de l’Observatoire des forêts. L’expérience et la résilience des populations qui vivent de la forêt demeurent la clé de sa préservation.
Antônio est un agriculteur qui a quitté le sud du Brésil dans les années 1980, après avoir entendu à la radio, à Francisco Beltrão, dans l’État du Paraná, l’appel du gouvernement à occuper l’Amazonie. À cette époque, des programmes tels que l’Opération Amazone et le Plan d’intégration nationale encourageaient la migration vers le nord du pays, promettant des terres fertiles et l’image d’une nouvelle frontière agricole prospère. L’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (INCRA) fournissait alors aux familles un mètre cube et demi de planches, un mètre cube de bois, cinquante tuiles et vingt kilos de clous, pour leur permettre de construire sur des parcelles de cent hectares destinées aux cultures vivrières.
Lucia est arrivée un peu plus tôt. Elle garde en mémoire l’impact visuel de la route : « Il y avait tellement de broussailles. La route formait un tunnel, ce n’était plus une route. C’était beau en bas, mais fermé au-dessus. Heureusement, on nous a donné une petite maison où vivre jusqu’à ce que nous puissions construire la nôtre ». À l’époque, les conditions de vie étaient précaires et l’adaptation à l’environnement demandait une grande résilience. Il lui fallut dix-sept jours de trajet en camion de déménagement pour arriver jusqu’ici. Mais, le plus frappant dans son récit, c’est la force de l’organisation communautaire qui a suivi. Avec la création d’une association pour la production de noix de coco, les populations ont pu obtenir le matériel nécessaire pour réussir leurs plantations : « Tout le monde voulaient travailler, mais nous n’avions pas de machines, pas de camion, pas de séchoir, rien. Grâce à l’association et à la banque, nous avons pu obtenir tout cela ».
Lors de notre conversation avec Leoni, arrivée elle aussi à Apuí il y a plus de quarante ans, elle nous a raconté un épisode de son voyage : assoiffée après plusieurs jours de route en camion, elle se souvient d’avoir aperçu Lucia, balayant la rue à l’entrée de ce qui n’était alors qu’un petit village. Épuisée par la chaleur et le long périple, Lucia a offert de l’eau et l’hospitalité à Leoni et à sa famille, et elles sont restées amies depuis. Malgré cet accueil, les conditions étaient rudes. Les enfants étaient exposés à des maladies comme la malaria, et il n’existait aucune infrastructure sanitaire, seulement un service médical itinérant, destinés surtout aux travailleurs des projets d’infrastructure comme les routes qui commençaient à se frayer un chemin à travers la forêt. Leoni se souvient des obstacles rencontrés pour obtenir un terrain sur lequel vivre et de l’effort collectif pour construire leurs maisons avec le peu de ressources disponibles.
La seconde génération arrivée dans la colonie de Rio Juma – le plus grand projet de réforme agraire de l’INCRA, conçu pour accueillir 7 500 familles – revient aujourd’hui prendre soin de ses racines. De nombreux membres de cette nouvelle génération ont quitté la région pour étudier et forment aujourd’hui, grâce à leurs diverses spécialités, l’équipe pluridisciplinaire qui soutient le projet du Centre d’agroforesterie et de l’Observatoire des forêts. Ce dialogue et cette continuité entre générations sont essentiels pour garantir un projet qui intègre à la fois les expériences vécues par les personnes arrivées il y a quarante ans et l’énergie critique de celles qui reviennent avec de nouvelles connaissances. Ensemble, elles construisent non seulement un lieu physique, mais un territoire vivant de recherche, de production et de care socio-environnementale.
Adalberto, revenu à Apuí pour travailler à l’INCRA, nous a présenté le dossier élaboré au cours des huit derniers mois : une enquête socio-économique et professionnelle menée à Gleba Juma pour analyser la situation actuelle des petites exploitations par rapport à l’époque de la mise en place de la colonie, en 1981. Cette étude diagnostique vise à dresser un tableau détaillé du régime foncier, de la production et de la réalité sociale, en cartographiant les cultures, les difficultés rencontrées et les conditions documentaires des exploitations. Le travail se heurte à des obstacles, notamment la résistance suscitée par la polarisation politique du Brésil et les conflits fonciers dans ce qui constitue aujourd’hui l’un des centres névralgiques de « l’arc de déforestation ».
La continuité du travail de la seconde génération de la colonie de Rio Juma se manifeste aussi à travers le rôle de spécialistes comme Domingos, qui traduit son savoir par des actions de restauration environnementale. Il travaille à Prevfogo, un programme du gouvernement fédéral relevant de l’IBAMA (Institut brésilien de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables), consacré à la prévention des incendies et à la production de semis indigènes, éléments essentiels à la régénération et à la préservation des sols fertiles et de la biodiversité locale. Au cours de notre échange, Domingos a témoigné de l’ampleur croissante des incendies, aggravée par la sécheresse prolongée et la déforestation : « Le feu est un phénomène naturel, mais depuis que j’ai rejoint le programme en 2008, j’ai remarqué que le climat était de plus en plus sec. L’année dernière a été historique : les incendies ont atteint la forêt, ce qui était rare ici, en raison de la progression de la déforestation et de la baisse de l’humidité. » Son travail de prévention, de culture de jeunes plants et de lutte contre les incendies, associé aux pratiques locales et au réseau de petites exploitations, illustre combien il est essentiel d’unir savoirs techniques et connaissances traditionnelles pour protéger et restaurer la forêt tropicale amazonienne.
Shuely, une jeune agricultrice installée sur une petite exploitation, incarne la force des savoirs empiriques d’une nouvelle génération qui apprend directement de la terre et résiste chaque jour aux pressions de l’agro-industrie. Comme d’autres, elle cherche à obtenir un soutien pour préserver sa propriété grâce à des cultures diversifiées qui enrichissent le sol, tout en lui permettant de subvenir à ses besoins et de générer un revenu. Elle a appris en pratiquant, au fil des essais et des erreurs, à cultiver de manière plus durable. Elle sait aussi combien la préservation de la forêt est essentielle pour maintenir les sources d’eau naturelles. « Sans eau, il n’y a pas de vie, rien ne pousse. » De son côté, Diomar, également agriculteur, a partagé son parcours d’apprentissage sans aucun appui officiel. Avec Shuely, il s’est engagé dans une démarche d’observation, de reproduction de modèles existants et d’ajustement par tâtonnements pour mettre au point des serres adaptées au climat local. Leur parcours témoigne de la détermination et de la créativité des petites structures agricoles, capables d’inventer leurs propres solutions, d’apprendre en faisant et de développer l’agriculture familiale dans la région.
Apuí is also shaped by knowledge transmitted from generation to generation, the patient observation of nature, and the entanglement of migrations. Until the age of fifteen, Darcy learned from his grandfather, a German migrant to southern Brazil in the interwar period, how to observe nature for planting, to follow the cycle of trees, and to produce seedlings. Following the flow of displacements that has marked the recent history of the Amazon, Darcy left Chapecó, Santa Catarina state, and migrated to Apuí forty-two years ago. Today, at the age of seventy-six, he has dedicated his life and resources to producing native seedlings for reforestation. All the knowledge he has accumulated, the fruit of decades of meticulous observation, he now shares with his granddaughter Tainara, an agronomy engineer trained at the Federal University of Amazonas in Humaitá, who will continue to care for the tree nursery in the future.
Au cours de notre conversation, Darcy a décrit avec précision la façon dont les arbres signalent le changement climatique : le copaïba, qui fleurissait autrefois en août et septembre, ne fleurit qu’en octobre et novembre. Le jatobá [courbaril] a, lui aussi, rompu son cycle habituel. « Les arbres doivent se défendre » explique-t-il, rappelant que seules les personnes qui les observent de près perçoivent le changement de leurs rythmes. Darcy tient des registres détaillés sur 84 espèces indigènes, consignant leur floraison, leur production de graines et leur emplacement. Ce travail exigeant et coûteux lui permet de cultiver 30 000 plants par an dans sa pépinière, une véritable archive vivante de connaissances écologiques. Son expérience, et la générosité avec laquelle il transmet le fruit de ses années de travail, confirment la puissance de l’observation comme outil de savoir, de protection et de résilience face au changement climatique.
Raimundo travaille aux côtés de Darcy depuis plusieurs années. Né à Nova Olinda, il a constaté, en s’installant à Apuí, un déséquilibre environnemental bien différent de celui de la communauté riveraine où il avait grandi : ici, les terres ne se régénéraient pas. Il nous a guidés dans la forêt jusqu’à un copaïba et, debout devant l’arbre, il a partagé son expérience de l’extraction de l’huile, une pratique qui demande patience, attention et soin. Il nous a expliqué que le processus commence par l’observation : « Il faut tapoter le tronc et écouter le son qu’il produit. S’il n’y a pas d’huile, ça ne sert à rien de percer. » Ce n’est qu’après avoir identifié le bon arbre que l’on perce un trou, recueille l’huile puis referme l’orifice avec du bois pour permettre à l’arbre de se régénérer. « Si on laisse l’huile s’écouler, l’arbre meurt. Mais, si on referme, il recommence à produire au bout de trois ou quatre mois. »
Tout comme Raimundo extrait l’huile de copaïba, Edmilson, qui s’identifie également comme autochtone, se consacre à la récolte du buriti, le fruit d’un palmier originaire des biomes amazonien et du Cerrado. Cet arbre, qui peut atteindre plus de trente mètres de haut, pousse dans les zones inondées ou le long des rivières et des ruisseaux, formant ce que l’on appelle des buritizais (bosquets de buriti). Edmilson a observé une accélération de la déforestation au cours des vingt dernières années. Lors de notre rencontre, il nous a confié la douleur qu’il ressent en voyant la forêt disparaître, car avec elle s’éteint aussi leur mode de vie. Il se sent partie intégrante de la forêt : lorsqu’il entend le chant d’un oiseau ou boit de l’eau pure, il retrouve des forces. En tant qu’élément de la forêt, il connaît tout ce qui l’habite : mutum, jacu, jacamim, azulona, nambu, jaguars, singes, cochons sauvages, tapirs. Quant aux plantes, innombrables sont celles qui ont un usage médicinal, capables de faire des miracles.
Le père d’Edmilson a participé à la construction de la route transamazonienne de 1972 à 1973. Les équipes, composées d’une vingtaine de personnes, se partageaient les tâches : certaines défrichaient le terrain, les autres traçaient la route. Beaucoup sont tombées malades et y ont laissé la vie. À l’époque, la région était encore peu peuplée, mais aujourd’hui, il n’existe plus un seul mètre carré de terre sans propriétaire. Une grande partie a depuis été abandonnée, mais il reste encore des personnes, comme Edmilson, qui continuent à vivre sur ce territoire.
À la fin du voyage, en tissant ensemble les récits et les expériences qui composent le tissu social d’Apuí, nous avons compris que la conception du Centre d’agroforesterie et de l’Observatoire des forêts n’est pas seulement un projet architectural et paysager. C’est aussi un exercice critique, qui interroge les idées préconçues et les définitions conventionnelles de ce que signifie « construire » une forêt. Ce processus s’appuie non seulement sur des techniques, mais aussi sur le travail social, idéologique et politique qui accompagne chaque geste de plantation, de préservation et de résistance.
Occulter les dimensions historiques, sociales et politiques qui ont façonné l’état actuel de ce territoire reviendrait à en donner une lecture superficielle ; les prendre en compte, au contraire, ouvre la voie à l’invention de nouvelles idées, de nouvelles architectures et de nouveaux territoires. Comment l’architecture, parmi de nombreux autres systèmes de savoir et de représentation, peut-elle contribuer à fabriquer la nature, à l’intérieur comme au-delà de son propre champ disciplinaire? Cette question est au cœur de l’expérience d’Apuí. D’un point de vue méthodologique, elle invite à revisiter les différentes formes de codification, de représentation, de cartographie, d’archivage et d’institutionnalisation des savoirs que l’architecture elle-même produit.
Au fil de ce parcours, nous avons compris qu’observer ne signifie pas seulement enregistrer ou documenter, mais aussi apprendre auprès des personnes, de leurs pratiques, de leurs mémoires et de leur manière d’imaginer l’avenir. En ce sens, le Centre d’agroforesterie et l’Observatoire des forêts ne sont pas simplement des projets à concevoir, mais un territoire vivant en construction, nourri de voix, de savoirs et de résistances qui continuent à réinventer la forêt.
Texte traduit de l’anglais par Gauthier Lesturgie.